Majeure 9. Philosophie politique des multitudes

Pour une définition ontologique de la multitude

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Contre tous les avatars de la transcendance du pouvoir souverain (et notamment celui du « peuple souverain »), le concept de multitude est celui d’une immanence : celui d’un monstre révolutionnaire de singularités non représentables ; il part de l’idée que tout corps est déjà une multitude, et donc expression et coopération. C’est également un concept de classe, sujet de production et objet d’exploitation, celle ci étant définie comme exploitation de la coopération des singularités ; un dispositif matérialiste de la multitude ne pourra que partir d’une prise en compte prioritaire du corps et de la lutte contre son exploitation. C’est enfin le concept d’une puissance : la chair de la multitude veut se transformer en corps du General Intellect ; le discours doit donc porter sur la métamorphose des corps : la cause des métamorphoses qui investissent la multitude comme ensemble, et les singularités comme multitude, ce n’est pas autre chose que les luttes, les mouvements et les désirs de transformation. La puissance ontologique de la multitude peut aujourd’hui éliminer la relation de souveraineté.1. Multitude est le nom d’une immanence. La multitude est un ensemble de singularités. Si nous partons de ces constats, nous pouvons avoir immédiatement la trame d’une définition ontologique de la réalité qui reste, une fois le concept de peuple libéré de la transcendance. On sait comment s’est formé le concept de peuple dans la tradition hégémonique de la modernité. Chacun de son côté, chacun à sa manière, Hobbes, Rousseau et Hegel ont produit le concept de peuple à partir de la transcendance du souverain : dans la tête de ces auteurs, la multitude était considérée comme chaos et comme guerre. Sur cette base, la pensée moderne opère d’une double manière : d’un côté elle abstrait la multiplicité des singularités et l’unifie transcendantalement sous le concept de peuple ; de l’autre elle dissout l’ensemble des singularités (qui constituent la multitude) pour en faire une masse d’individus. Le jusnaturalisme moderne, qu’il soit d’origine empiriste ou d’origine idéaliste, est toujours une pensée de la transcendance et de la dissolution du plan d’immanence. La théorie de la multitude exige au contraire que les sujets parlent pour leur propre compte : il ne s’agira pas d’individus propriétaires, mais de singularités non représentables.

2. Multitude est un concept de classe. La multitude est en effet toujours productive, elle est toujours en mouvement. Considérée d’un point de vue temporel, la multitude est exploitée dans la production ; et envisagée d’un point de vue spatial, la multitude est encore exploitée en tant qu’elle constitue de la société productive, de la coopération sociale pour la production.
Le concept de « classe de multitude » doit être considéré autrement que le concept de classe ouvrière. Le concept de classe ouvrière est en effet un concept limité, tant du point de vue de la production (il inclut essentiellement les travailleurs de l’industrie) que du point de vue de la coopération sociale (il n’enveloppe qu’une petite quantité des travailleurs opérant dans l’ensemble de la production sociale). La polémique menée par Rosa Luxemburg contre l’ouvriérisme étroit de la Seconde Internationale, et contre la théorie de l’aristocratie ouvrière, fut une anticipation du nom de multitude : ce n’est pas un hasard si sa polémique contre les aristocraties ouvrières redoubla avec ses attaques contre le nationalisme émergeant au sein du mouvement ouvrier de son époque.

Si l’on pose la multitude comme un concept de classe, la notion d’exploitation sera définie comme exploitation de la coopération : coopération non des individus mais des singularités, exploitation de l’ensemble des singularités, des réseaux qui composent l’ensemble et de l’ensemble qui comprend les réseaux, etc.
On notera que la conception « moderne » de l’exploitation (celle décrite par Marx) est adéquate à une conception de la production où les acteurs sont les individus. C’est seulement parce qu’il y a des individus qui opèrent que le travail est mesurable par la loi de la valeur. Et le concept de masse (en tant que multiplication indéfinie d’individus) est lui aussi un concept de mesure : bien plus, il a été construit à cette fin dans l’économie politique du travail. La masse est en ce sens le corrélat du capital, tout comme le peuple l’est de la souveraineté – et l’on ajoutera que ce n’est pas pour rien que le concept de peuple est lui même une mesure, surtout dans la version raffinée, keynésienne et welfariste de l’économie politique. L’exploitation de la multitude est en revanche incommensurable, c’est un pouvoir qui se confronte à des singularités hors mesure et au delà de la mesure, outre mesure.
Si l’on définit ce passage historique comme un passage épochal (ontologiquement tel), cela veut dire que les critères ou les dispositifs de mesure valables à une époque se trouvent radicalement mis en question. Nous vivons aujourd’hui ce passage, et il n’est pas dit que de nouveaux critères ou dispositifs de mesure soient en train de nous être proposés.

3. Multitude est le concept d’une puissance. Rien qu’en analysant la coopération, nous pouvons en effet découvrir que l’ensemble des singularités produit de l’outre mesure. Cette puissance ne veut pas simplement s’épandre, elle veut surtout conquérir un corps : la chair de la multitude veut se transformer en corps du General Intellect. Nous pouvons considérer ce passage, ou, mieux, cette expression de la puissance, en suivant trois lignes de force :

a. La généalogie de la multitude à travers le passage du moderne au postmoderne (ou, si l’on veut, du fordisme au postfordisme). Cette généalogie est constituée par les luttes de la classe ouvrière qui ont dissout les formes de discipline sociale de la « modernité ».

b. La tendance vers le General Intellect. La tendance, constitutive de la multitude, vers des modes d’expression productive toujours plus immatériels et intellectuels, veut se configurer comme réinscription absolue du General Intellect dans le travail vivant.

c. La liberté et la joie (mais aussi la crise et la peine) de ce passage novateur, qui comprend en son sein continuité et discontinuité, quelque chose comme les systoles et diastoles de la recomposition des singularités.

Le monstre révolutionnaire qui a pour nom multitude

Il est nécessaire d’insister un peu plus sur la différence séparant le concept de multitude de celui de peuple. La multitude ne peut être saisie ni expliquée dans les termes du contractualisme (par contractualisme, j’entends moins une expérience empirique que la philosophie transcendantale à laquelle il aboutit.). Dans son sens le plus général, la multitude se défie de la représentation, car elle est une multiplicité incommensurable. Le peuple est toujours représenté comme une unité, alors que la multitude n’est pas représentable, car elle est monstrueuse vis à vis des rationalismes téléologiques et transcendantaux de la modernité. En opposition au concept de peuple, le concept de multitude est celui d’une multiplicité singulière, d’un universel concret. Le peuple constituait un corps social ; la multitude non, car la multitude est la chair de la vie. Si nous opposons d’un côté la multitude au peuple, nous devons également l’opposer aux masses et à la plèbe. Masses et plèbe ont souvent été des mots employés pour nommer une force sociale irrationnelle et passive, dangereuse et violente, pour cette raison précise qu’elle était facilement manipulable. La multitude, elle, est un acteur social actif, une multiplicité qui agit. La multitude n’est pas, comme le peuple, une unité, mais par opposition aux masses et à la plèbe, nous pouvons la voir comme quelque chose d’organisé. C’est en effet un acteur actif d’auto-organisation. Un des grands avantages du concept de multitude est ainsi de neutraliser l’ensemble des arguments modernes basés sur la « crainte des masses » ou sur la « tyrannie de la majorité », arguments souvent utilisés comme une forme de chantage pour nous contraindre à accepter (voir même à réclamer) notre propre servitude.

Du point de vue du pouvoir, que faire de la multitude ? En fait le pouvoir ne peut strictement rien en faire, car les catégories qui intéressent le pouvoir ont été mises de côté : unité du sujet (peuple), forme de sa composition (contrat entre les individus) et mode de gouvernement (monarchie, aristocratie et démocratie, simples ou combinées). La modification radicale du mode de production advenue à travers l’hégémonie de la force de travail immatérielle et du travail vivant coopératif – révolution ontologique, productive et biopolitique au sens plein du terme – , tout cela a complètement renversé les paramètres du « bon gouvernement », et détruit l’idée moderne, depuis toujours désirée par les capitalistes, d’une communauté fonctionnant en vue de l’accumulation capitaliste.

Le concept de multitude nous introduit dans un monde entièrement nouveau, nous plonge dans une révolution en train de se faire. À l’intérieur de cette révolution, nous ne pouvons que nous imaginer comme des monstres. Au XVIème et au XVIIème siècles, au cœur de la révolution qui a construit la modernité, Gargantua et Pantagruel sont les géants emblématiques des figures extrêmes de la liberté et de l’invention : ils traversent la révolution et nous proposent la tâche gigantesque de devenir libres. Nous avons aujourd’hui besoin de nouveaux géants et de nouveaux monstres, capables d’assembler nature et histoire, travail et politique, art et invention, et de nous montrer le nouveau pouvoir que la naissance du General Intellect, l’hégémonie du travail immatériel, les nouvelles passions abstraites, l’activité de la multitude attribuent à l’humanité. Nous avons besoin d’un nouveau Rabelais, ou plutôt de beaucoup de nouveaux Rabelais.

Rappelons pour finir que le premier matériau de la multitude est la chair, c’est-à-dire la substance vivante commune dans laquelle corps et intellect coïncident et sont indiscernables. « La chair n’est pas matière, n’est pas esprit, n’est pas substance », écrit Merleau Ponty. « Il faudrait, pour la désigner, le vieux terme d'”élément”, au sens où on l’employait pour parler de l’eau, de l’air, de la terre et du feu, c’est-à-dire au sens d’une chose générale…, sorte de principe incarné qui importe un style d’être partout où il s’en trouve une parcelle. La chair est en ce sens un “élément” de l’être ». Telle la chair, la multitude est donc pure potentialité, elle est la force non formée de la vie, un élément de l’être. Telle la chair, la multitude est elle aussi orientée vers la plénitude de la vie. Le monstre révolutionnaire qui a pour nom multitude, et qui apparaît à la fin de la modernité, veut continuellement transformer notre chair en nouvelles formes de vie.

Nous pouvons expliquer d’un autre point de vue ce mouvement de la multitude, qui va de la chair aux nouvelles formes de vie. C’est un mouvement interne au passage ontologique, c’est lui qui le constitue. Je veux dire que la puissance de la multitude, regardée à partir des singularités qui la composent, peut nous montrer la dynamique de son enrichissement, de sa consistance et de sa liberté. En plus d’être, globalement, production de marchandises et reproduction de la société, la production de singularités est en effet production singulière de nouvelle subjectivité. Et il est par ailleurs aujourd’hui très difficile, dans le mode de production immatériel qui caractérise notre époque, de distinguer production de marchandises et reproduction sociale de subjectivités, car il n’y a pas de nouvelles marchandises sans besoins nouveaux, ni de reproduction de la vie sans désir singulier.

Il convient d’insister ici sur la puissance globale du processus : il se déploie entre globalité et singularités, selon un rythme à la fois synchronique, fait de connexions plus ou moins intenses (rhizomatiques, a-t-on pu les appeler), et diachronique, fait de systoles et diastoles, d’évolution et de crises, de concentration et de dissipation du flux. Pour le dire en un mot, la production de subjectivité, la production que le sujet fait de lui même, est en même temps production de consistance de la multitude – car la multitude est un ensemble de singularités. Il ne manque certes pas de gens pour insinuer que le concept de multitude est (pour l’essentiel) un concept insoutenable, purement métaphorique, car il ne peut y avoir d’unité du multiple qu’à travers un geste transcendant plus ou moins dialectique (comme en a effectué la philosophie de Platon à Hegel, en passant par Hobbes) : et ce d’autant plus que la multitude (la multiplicité qui refuse d’être représentée dans l’Aufhebung dialectique) prétend également être singulière et subjective. Mais l’objection est faible : l’Aufhebung dialectique est ici inefficace, car pour la multitude l’unité du multiple n’est rien d’autre que le vivant, et le vivant est difficilement subsumable par la dialectique. En outre ce dispositif de production de subjectivité, qui trouve dans la multitude sa figure commune, se présente comme pratique collective, comme activité toujours renouvelée de constitution de l’être. Le nom de « multitude » est à la fois sujet et produit de la pratique collective.

Et multitude est le nom d’une multitude de corps

Il est clair que les origines du discours sur la multitude se trouvent dans l’interprétation subversive de la pensée de Spinoza. On ne se lassera jamais d’insister ici sur l’importance du présupposé spinoziste. Comme thématique entièrement spinoziste, nous avons avant tout celle du corps, et en particulier du corps puissant. « Vous ne savez pas ce que peut un corps ». Et multitude est le nom d’une multitude de corps. Nous avons parlé de cette détermination quand nous avons insisté sur la « multitude comme puissance ». Le corps est donc premier, dans la généalogie comme dans la tendance, dans les phases comme dans le résultat du procès de constitution de la multitude. Mais cela ne suffit pas. Il nous faut reprendre les analyses précédentes du point de vue du corps, c’est-à-dire revenir aux points 1, 2 et 3, et les compléter dans cette perspective.

1. Là où le nom de la multitude a été défini contre le concept de peuple, là où a été rappelé que la multitude est un ensemble de singularités, il nous faut traduire ce nom dans la perspective du corps, c’est-à-dire clarifier le dispositif d’une multitude de corps. Quand nous prêtons attention aux corps, nous réalisons que nous ne sommes pas simplement confrontés à une multitude de corps, mais que tout corps est une multitude. En se croisant dans la multitude, en croisant multitude et multitude, les corps se mêlent, se métissent, s’hybrident et se transforment, ils sont comme les flots de la mer en mouvement perpétuel, en perpétuelle transformation réciproque. Les métaphysiques de l’individualité (et/ou de la personne) constituent une épouvantable mystification de la multitude des corps. Il n’y a pour un corps aucune possibilité d’être seul. On ne peut même pas l’imaginer. Quand on définit l’homme en tant qu’individu, quand on le considère en tant que source autonome de droits et de propriétés, on le rend seul. Mais le propre n’existe qu’en relation à l’autre. Les métaphysiques de l’individualité, quand elles se confrontent au corps, nient la multitude qui constitue le corps pour pouvoir nier la multitude des corps. La transcendance est la clef de toute métaphysique de l’individualité, comme elle l’est de toute métaphysique de la souveraineté. Du point de vue du corps, il n’y a au contraire rien d’autre que relation et procès. Le corps est travail vivant, il est donc expression et coopération, il est donc construction matérielle du monde et de l’histoire.

2. Là où l’on a parlé de la multitude comme d’un concept de classe, et donc de la multitude comme sujet de production et objet d’exploitation, il sera immédiatement possible d’introduire la dimension corporelle, car il est évident que dans la production et dans les mouvements, dans le travail et dans les migrations, ce sont des corps qui sont en jeu. Dans toutes leurs dimensions et toutes leurs déterminations vitales. Dans la production l’activité des corps est toujours force productive, et souvent matière première. Et d’autre part, il n’est pas de discours possible sur l’exploitation, qu’il traite de la production des marchandises ou, surtout, de la reproduction de la vie, qui ne touche directement aux corps. Quant au concept de capital, il doit lui aussi être considéré en termes réalistes, à travers l’analyse des souffrances imposées au corps : corps rongés par l’usure, mutilés ou blessés, toujours réduits à l’état de matière de la production. Matière égale marchandise. Et si l’on ne peut pas penser que les corps sont simplement réduits à l’état de marchandises dans la production et la reproduction de la société capitaliste, si l’on doit également insister sur la réappropriation des biens et sur la satisfaction des désirs, ainsi que sur les métamorphoses et sur l’accroissement de la puissance des corps, déterminés par la lutte continue contre le capital – une fois reconnue cette ambivalence structurelle au sein du procès historique d’accumulation, il faudra donc poser le problème de sa résolution en termes de libération des corps et de projet de lutte visant à cette fin. En un mot, un dispositif matérialiste de la multitude ne pourra que partir d’une prise en compte prioritaire du corps et de la lutte contre son exploitation.

3. Puisque l’on a parlé de la multitude comme du nom d’une puissance, et partant de généalogie et de tendance, de crise et de transformation, le discours porte donc sur la métamorphose des corps. La multitude est multitude de corps, elle exprime de la puissance non seulement comme ensemble, mais aussi comme singularité. Chaque période de l’histoire du développement humain (du travail et du pouvoir, des besoins et de la volonté de transformation) comporte des métamorphoses singulières des corps. Le matérialisme historique enveloppe lui aussi une loi d’évolution, mais cette loi est tout sauf nécessaire, linéaire et unilatérale : c’est une loi des discontinuités, des sauts, des synthèses inattendues. Elle est darwinienne : au bon sens du terme, comme produit, par le bas, d’un affrontement héraclitéen et d’une téléologie aléatoire. Car la cause des métamorphoses qui investissent la multitude comme ensemble, et les singularités comme multitude, ce n’est pas autre chose que les luttes, les mouvements et les désirs de transformation.

Pouvoir souverain et puissance ontologique de la multitude

Nous ne voulons pas nier par là que le pouvoir souverain soit lui même capable de produire de l’histoire et de la subjectivité. Mais le pouvoir souverain est un pouvoir à double face : la production du pouvoir peut agir dans la relation, elle ne peut pas la supprimer. Mieux, le pouvoir souverain (comme relation de forces) peut se trouver confronté, comme problème, à un pouvoir étranger qui lui fait obstacle : cela, la première fois. La seconde fois, dans la relation même qui le constitue et dans la nécessité de la maintenir, le pouvoir souverain trouve sa limite. La relation se présente donc à la souveraineté la première fois comme un obstacle (là où la souveraineté agit dans la relation), et la seconde fois comme une limite (là où la souveraineté veut supprimer la relation, mais n’y parvient pas). Au contraire, la puissance de la multitude (des singularités qui travaillent, agissent et parfois désobéissent : qui, en tout état de cause, consistent) peut éliminer la relation de souveraineté.
Nous avons donc deux affirmations (« la production du pouvoir souverain franchit l’obstacle, mais ne peut éliminer la limite qui est constituée par la relation de souveraineté » ; « le pouvoir de la multitude peut en revanche éliminer la relation de souveraineté, car seule la production de la multitude constitue l’être »), qui peuvent tenir lieu d’ouverture à une ontologie de la multitude. Cette ontologie commencera à être exposée quand la constitution d’être attribuée à la production de la multitude pourra être pratiquement déterminée.
Il nous semble possible, du point de vue théorique, de déployer l’axiome de la puissance ontologique de la multitude sur aux moins trois terrains. Le premier est celui des théories du travail, où la relation de commandement (sur le terrain de l’immanence) peut être montrée comme une relation inconsistante : le travail immatériel, intellectuel, en bref le savoir ne requiert nul commandement pour devenir coopération et pour avoir par là des effets universels. Au contraire, le savoir est toujours en excès par rapport aux valeurs (mercantiles) dans lesquelles on entend le renfermer. En second lieu, la démonstration pourra s’effectuer directement sur le terrain ontologique, sur l’expérience du commun (qui ne requiert ni commandement ni exploitation), qui se pose comme la base et le présupposé de toute expression humaine productive et/ou reproductive. Le langage est la forme principale de la constitution du commun, et c’est quand le travail vivant et le langage se croisent et se définissent comme machine ontologique – c’est alors que l’expérience fondatrice du commun se vérifie. En troisième lieu, la puissance de la multitude pourra être exposée sur le terrain de la politique de la postmodernité, en montrant comment sans diffusion du savoir et émergence du commun, on ne trouve aucune des condition nécessaires pour qu’une société libre vive et se reproduise. La liberté en effet, comme libération à l’égard du commandement, n’est matériellement donnée que par le développement de la multitude et par sa constitution comme corps social des singularités.

Réponse à quelques critiques

Je voudrais maintenant répondre à quelques unes des critiques qui ont été adressées à cette conception de la multitude, à seule fin de procéder plus avant dans la construction du concept.
Une première grappe de critiques est liée à l’interprétation de Foucault, et à l’usage qui en est fait dans la définition de la multitude. Ils insistent – ces critiques – sur l’homologie impropre qui serait établie entre le concept classique de peuple et celui de multitude. Une telle homologie – insistent ils – n’est pas seulement idéologiquement dangereuse (elle écrase la postmodernité sur la modernité, comme le font par exemple les tenants de la Spät-modernität, ceux qui pensent notre époque comme décadence de la modernité), elle est aussi métaphysiquement dangereuse, en tant qu’elle pose la multitude dans une opposition dialectique avec le pouvoir. Je suis entièrement d’accord avec le premier point : notre époque n’est pas celle de la « modernité tardive » – elle est bien « postmoderne », une rupture épochale a été accomplie. Je ne suis en revanche pas d’accord avec la seconde observation, car je ne vois pas comment, se référant à Foucault, on pourrait penser que sa conception du pouvoir exclut l’antagonisme. Sa démarche, au contraire, n’a jamais été circulaire, jamais dans son analyse les déterminations du pouvoir n’ont été enfermées dans un jeu de neutralisation. Il n’est pas vrai que le rapport entre les micropouvoirs se développe à tous les niveaux de la société sans rupture institutionnelle entre dominants et dominés. On trouve toujours chez Foucault des déterminations matérielles, des significations concrètes : il n’y a pas chez lui de développement qui déboucherait platement sur un bel équilibre, il n’y a donc pas de schème idéaliste du développement historique. Si chaque concept est bien fixé en une archéologie spécifique, il est surtout ouvert à une généalogie dont nous ne connaissons pas le futur. La production de subjectivité, en particulier, bien que produite et déterminée par le pouvoir, développe toujours l’ouverture de résistances, par le biais de dispositifs irrésistibles. Les luttes déterminent véritablement l’être, elles le constituent – et elles sont toujours ouvertes : seul le biopouvoir recherche leur totalisation. La théorie foucaldienne se présente en réalité comme une analyse d’un système régional d’institutions de luttes, d’affrontements et d’enchevêtrements, et ces luttes antagonistes ouvrent à des horizons omnilatéraux. Cela vaut tant pour la surface des rapports de force que pour l’ontologie de soi même. Il ne s’agit donc en aucun cas de revenir à une opposition (sous la forme de l’extériorité pure) entre le pouvoir et la multitude, mais de permettre à la multitude, à travers les réseaux démesurés qui la constituent et les déterminations stratégiques infinies qu’elle produit, de se libérer du pouvoir. Foucault refuse la totalisation du pouvoir, mais certainement pas la possibilité pour les sujets insubordonnés de multiplier sans fin les « foyers de lutte » et de production de l’être. Foucault est un penseur révolutionnaire ; il est absolument impossible de réduire son système à une mécanique hobbesienne et/ou systémique de relations d’équivalence.

Un second groupe de critiques concerne le concept de multitude en tant que puissance et pouvoir constituant. Dans cette conception de la multitude comme puissance, on a en premier lieu voulu voir la permanence d’une idée vitaliste du procès constituant. De ce point de vue critique, la multitude comme puissance constituante ne peut être opposée au concept de peuple comme figure du pouvoir constitué : une telle opposition ferait du nom de multitude quelque chose de fragile et non de consistant, quelque chose de virtuel et non de réel. Les critiques qui adoptent ce point de vue soutiennent qu’une fois décrochée du concept de peuple et identifiée comme puissance pure, la multitude risque de se réduire à une figure éthique (une des deux sources de la créativité éthique analysée par Bergson). Toujours sur le même thème, mais, pour ainsi dire, du bord opposé, on critique le concept de multitude pour son incapacité à devenir ontologiquement « autre », pour son incapacité à proposer une critique suffisante de la souveraineté. Dans cette perspective critique, la puissance constituante de la multitude serait attirée par son contraire : elle ne pourrait ainsi être prise pour l’expression radicale de l’innovation du réel, ni comme le signe emblématique d’un libre peuple à-venir. Tant que la multitude n’exprime pas la radicalité d’un fondement capable de la soustraire à tout rapport dialectique avec le pouvoir, elle risque, affirme t-on, d’être formellement incluse dans la tradition politique de la modernité.
Ces deux critiques, disons le, sont inconsistantes. La multitude en effet, en tant que puissance, n’est pas une figure homologue et opposée au pouvoir d’exception de la souveraineté moderne. Le pouvoir constituant de la multitude est quelque chose de différent : ce n’est pas simplement une exception politique, c’est une exception historique, c’est le produit d’une discontinuité temporelle, d’une discontinuité radicale, c’est une métamorphose ontologique. La multitude se présente donc comme une singularité puissante qui ne saurait être réduite à la plate répétition bergsonienne d’une éventuelle fonction vitaliste toujours égale à elle même ; pas plus qu’elle ne saurait être attirée par son contraire tout puissant : la souveraineté, car elle en dissout concrètement le concept par le simple fait d’exister. Cette existence de la multitude ne recherche pas de fondement en dehors d’elle-même, mais seulement dans sa propre généalogie. Et d’ailleurs il n’y a plus de fondement pur ou nu, pas plus qu’il n’y a de dehors : ce sont des illusions.

Un troisième groupe de critiques, d’origine plus sociologique que philosophique, attaque le concept de multitude en le définissant comme « dérive hypercritique ». L’interprétation du mot « hypercritique », nous l’abandonnerons aux augures. Quant à la « dérive », elle consisterait essentiellement dans l’installation de la multitude en un lieu de refus, ou encore de rupture. Mais elle serait par là incapable de déterminer l’action, dont elle détruirait jusqu’à l’idée elle-même, car à partir d’un lieu de refus absolu, la multitude serait par définition fermée à toute relation et/ou toute médiation avec d’autres acteurs sociaux. La multitude finirait dans ce cas par représenter un prolétariat mythique ou une (tout aussi mythique) pure subjectivité agissante. Il est clair que cette critique est à l’exact opposé de celles du premier groupe. Dans ce cas également, la réponse ne peut donc que rappeler que la multitude n’a rien à voir avec les logiques de raisonnement soumises au couple ami/ennemi. La multitude est le nom ontologique du plein contre le vide, de la production contre les survivance parasitaires. La multitude ignore la raison instrumentale, tant à l’extérieur d’elle même que pour son usage interne. Et puisqu’elle est un ensemble de singularités, elle est capable d’un maximum de médiations et de constitutions de compromis à l’intérieur d’elle même, pourvu qu’ils soient autant d’emblèmes du commun (la multitude opérant toujours exactement comme le langage).

(traduit de l’italien par François Matheron)