Le post-modernisme est obsédé par le corps et terrifié par la biologie. Le corps est un thème diablement populaire dans les « cultural studies » – mais il s’agit ici du corps plastique, reconfigurable, socialement construit, non pas de cette parcelle de matière qui tombe malade, qui pourrit et qui meurt. La créature, l’individu qui émerge de la pensée post-moderne est décentré, hédoniste, s’inventant et s’adaptant sans cesse. Il ressemble plus à un publicitaire de Los Angeles qu’à un pêcheur indonésien.
– Terry Eagleton, After Theory
La pensée post-moderne est obsédée par le corps et terrifiée par la biologie : voilà un homme qui n’a pas froid aux yeux ! Nous laisserons de côté la pensée propre d’Eagleton, qui a récemment découvert que son marxisme le menait vers le christianisme de son enfance, et nous retiendrons la remarque suivante : dans toute une gamme de pensées qui disent se soucier du corps, on n’a jamais constaté autant de désintérêt pour le travail scientifique qui le prend comme objet, disons la biologie, ou la réflexion sur le vivant. N’oublions pas que le premier penseur de la multitude, Bento Spinoza, pour utiliser le prénom portugais qu’il affectionnait, était fort préoccupé par ce corps dont Eagleton déplore l’oubli, y compris au sens prisé par Deleuze où « nul ne sait ce que peut un corps ». Un corps est aussi composé d’autre corps plus petits, tout en composant lui-même des corps plus grands : ainsi l’être humain qui se croit souverain dans l’univers est comme le « ver dans le sang » qui croit tout connaître du corps dans lequel il vit (lettre XXXII, à Oldenburg). Sans en faire un « père » de la philosophie de la biologie et surtout de ses avatars passés en revue ici, espérons qu’il aurait bien voulu lui servir de parrain.
Proposons alors deux buts pour le dossier qui suit : d’abord rendre plus difficiles de tels jugements péremptoires, sans pour autant se poser contre l’hédonisme ni chercher à replacer le pêcheur indonésien au centre d’un discours théorique qui l’aurait ignoré, mais plutôt en revenant sur la biologie comme objet de réflexion philosophique, au lieu de la laisser aux héritiers du positivisme logique ; ensuite, sur le plan strictement théorique, combler une lacune qui existe entre deux discours.
D’une part, la réflexion dans ce que l’on appelle « épistémologie » en France, discipline qui, après une glorieuse activité entre les années 1920 et 1950, et auréolée d’un certain prestige humain (Koyré, Cavaillès, Canguilhem), présente maintenant un certain retard, un état de veille et de contemplation de sa gloire ancienne, et surtout un certain aspect « réactif » qui fait qu’elle a tendance à opposer une vision soi-disant plus « riche » historiquement ou socialement au « réductionnisme » anglo-saxon ; on le voit également dans la réponse constituée par l’ « École de Paris » autour de Francisco Varela, récemment disparu, à l’intelligence artificielle ou plutôt au nouveau paradigme « computationnel » : réponse d’inspiration phénoménologique et particulièrement merleau-pontyenne, qui met l’accent sur ce qu’on a envie d’appeler « incarnation » (embodiment), mais que ses défenseurs préfèrent traduire par « inscription corporelle ». L’intérêt porté par Félix Guattari à Varela est un des rares exemples d’une pensée « post-moderne » (on sait le peu de goût que Guattari avait pour cette notion) qui s’intéresse au vivant autrement que pour y célébrer un potentiel d’artificialité, ou y fêter les noces du « genre ».
D’autre part, nous sommes coutumiers d’un discours sur le vivant né de la philosophie politique, qui travaille à partir de catégories mystérieuses pour le public intellectuel plus large, comme « bio-politique ». Celui-ci pourrait remplacer dans le jeu structuraliste des cases vides, l’ancien discours d’inspiration marxiste qui critiquait le darwinisme, le « tout génétique » ou la réduction de l’esprit au cerveau (voir notamment les travaux de Richard Lewontin, de Steven Rose([[Notamment Nous ne sommes pas programmés: génétique, hérédité, idéologie, par Richard Lewontin, Steven Rose et Leon Kamin, Paris, La Découverte, 1985, et plus récemment, de Rose, Lifelines. Biology, Freedom, Determinism, Londres, Penguin, 1997.) et de Steven Jay Gould). Mais il ne le fait guère, puisque le vivant en soi ne semble pas focaliser l’attention des théoriciens du bio-politique, sinon sous une forme anthropologique ou métaphorique ; c’est toujours du vivant en tant qu’objet de contrôle ou sujet de domination. Il a en quelque sorte été abandonné aux praticiens de la « bio-éthique », discipline qui sert surtout à faire renouveler par sa présence des budgets de recherche dans différents laboratoires américains ou européens. Ce dossier va donc tenter de réintégrer une réflexion conceptuelle sur la biologie au sein du questionnement politique qui est le nôtre, comme on le voit par exemple dans l’entretien avec John Symons.
L’exemple du darwinisme est toujours vivace, dans la réflexion sur le vivant où les « armes » n’ont jamais cessé de parler. Pendant qu’il continue d’être considéré avec méfiance de ce côté de l’Atlantique – en souvenir des remarques de Marx sur l’influence de Malthus dans la formation de la pensée de Darwin, sans doute – il est devenu le paradigme incontournable, majoré de génétique, pour toute réflexion, non seulement biologique, mais appartenant à la philosophie de la biologie, outre-Atlantique. Il est curieux de noter à ce propos que l’utilitariste contemporain et défenseur de l’eugénisme, Peter Singer, a récemment publié un petit livre au titre éloquent, A Darwinian Left : l’objectif étant de « reprendre » Darwin à la droite qui en avait fait sa chasse gardée … On retrouve la « vieille gauche » mais sous une nouvelle forme, car l’adversaire a repris à son compte l’argumentaire post-moderne qui met sur le même plan tous les « discours » ou « récits », avec la conséquence que la droite religieuse dure en Amérique insiste sur le fait que le récit de la Genèse a donc une valeur égale au paradigme de la sélection naturelle, et à ce titre doit être enseigné au lycée ; ce thème a surtout été étudié en France par Dominique Lecourt, par exemple dans L’Amérique entre la Bible et Darwin. Enfin, sur le plan de la stricte inventivité scientifique, des personnages aussi différents que Gerald Edelman et Jean-Jacques Kupiec (dans ce dossier) retrouvent des phénomènes darwiniens à des niveaux insoupçonnés de la matière vivante, et d’une autre manière, plus notionnelle, Mathieu Aury tente ici une lecture de l’œuvre du philosophe américain contemporain Daniel Dennett axée sur son aspect darwinien, pour construire encore un pont, encore une hybridation, vers une vision politique d’inspiration foucaldienne.
Plutôt que de « ponts » ou de « liens » toujours faciles à défaire, peut-être vaut-il mieux en effet décrire ce dossier comme une galerie de portraits (d’)hybrides. On y trouvera à la fois des réflexions d’ensemble sur l’état des lieux de cette discipline aux contours flous, la philosophie de la biologie, considérée en tant que discipline universitaire constituée (dans mon entretien avec John Symons ainsi que dans l’étude de Timo Kaitaro sur l’ouvrage de François Duchesneau, Philosophie de la biologie) ; des « études de cas » délimitées historiquement qui cherchent à mettre en lumière certains « grands problèmes » (la notion d’organisme dans mon article, celle de vitalisme dans l’article d’Alexandre Métraux) ; enfin, des travaux contemporains qui cherchent, dans l’espace limité imparti ici, à montrer quelques-unes des « pratiques » intellectuelles existant sous ce vocable général de philosophie de la biologie (la nouvelle lecture philosophique de Darwin chez Dennett, examinée par Mathieu Aury ; une philosophie du corps dans son artificialité foncière, proposée par Bernard Andrieu), ainsi que la présentation par un biologiste, Jean-Jacques Kupiec, de sa notion d’un « darwinisme au niveau cellulaire », notion qui entre en résonance de manière multiple avec plusieurs autres contributions, tant sur le plan métaphysique (qu’est-ce qu’un élément ? qu’est-ce qu’un monde ? où se situe le gène, l’organisme ou l’individu embryonique là-dedans ?) que sur le plan moral (si la théorie de la sélection naturelle est « vraie », suis-je encore libre ?).
Nous ne cherchons donc pas ici à construire un « dialogue » entre traditions rivales, type même de tentative qui est périmée très vite, et condamnée de plus à rester parasitaire sur ces traditions, mais plutôt à élargir modestement l’ « assiette », le « tour de table » des réflexions sur la philosophie de la biologie aujourd’hui.