De quelques déplacements politiques sur le WebÉtant donné la multiplicité des agencements politiques issus du social, rencontrés sur le Web, ce média apparaît ramener à son origine le point de transformation de la politique, au-delà d’arrangements possibles entre représentants et parties prenantes.
Ainsi, la signification sociale et politique du Web résiderait dans son action de sape des procédures conventionnelles de démocratisation.
Cependant, ayant établi la trace des mouvements protestataires par-delà le Web, nous remarquons que les trajectoires de la politisation sur le Web ont un caractère tout à fait spécifique.
Tout en résistant à une interprétation de la particularité des lignes protestataires comme le signe du retour d’une politique transformée vers le centre :étant donné la transformation de la politique, nous demandons pourquoi faire ce détour par des sites et des problèmes spécifiques ?
Sur les sites hébergeant du politique sur le Web (sont ils vraiment multiples ?)
Le champ des sites sur lesquels vous pouvez rencontrer du politique sur le Web est pratiquement illimité. En traquant le politique sur le web vous pouvez rencontrer une campagne sur le boycott du rhum Bacardi, une page personnelle consacrée au revenu minimum (en espagnol), un mouvement pour la « solidarité globale », des propriétaires fonciers spoliés au Guatemala, une page présentant un « groundwork collective» hébergé antérieurement par l’Université de Californie, un projet pour sauver le poisson dans la baie de Murcielagos, ou une association d’étudiants néerlandais luttant pour l’absence de logos dans les salles de classe. En accueillant ces multiplicités, le Web rend sensible le fait que la politique est sortie des institutions et des circuits conventionnels du politique, des canaux propres aux démocraties représentatives ou d’intérêt partagé (« gouvernance »). Ce n’est pas seulement que ces sites démontrent ce que d’aucuns savent : qu’il pourrait y avoir beaucoup de politique cachée dans une bouteille de rhum, dans une terre agricole du Guatemala, dans la décoration intérieure d’une salle de classe ou dans la baie de Murcielagos. Les campagnes présentées sur ces sites web ne se laissent pas réduire aux formules standard de l’action politique mises en avant par la théorie et la pratique démocratiques conventionnelles, par les modèles de la représentation et du partage des intérêts. Ailleurs sur le web, et hors du web, des débats peuvent être organisés entre personnes concernées et les citoyens peuvent être invités à s’informer ou à voter. Mais des myriades d’autres sites hébergent le politique sur le web à côté de ces plate-formes politiques plus faciles à reconnaître comme telles. Nous pouvons rester d’accord avec ce qu’a avancé il y a quelques années le philosophe politique Jodi Dean : un des premiers traits des agencements politiques qu’Internet découvre est le fait qu’elles résistent aux conceptions établies de la démocratie.
Comme le dit Dean le Net ne forme pas une sphère publique, mais des associations lâches entre des acteurs étranges, et inconnus jusque là, qui ne rentrent pas dans l’image de citoyens raisonnables engagés dans des débats raisonnables. En rendant visible ces acteurs sociaux irréductibles, Internet a le mérite de fragiliser sérieusement et de compliquer fortement notre vision de la démocratie . Même si ces dernières années les démocraties représentatives et d’intérêts partagés se sont mises en ligne massivement (si on en juge par les sites hébergeant des initiatives d’e-démocratie depuis quelques années), des multiplicités irréductibles continuent de remuer sur le web. On ne peut toutefois pas en conclure que la politique peut y surgir de n’importe quel lieu et y être promue par n’importe quel acteur. Si le web offre une preuve vivante de la migration, hors des sentiers battus, de la politique menée par les acteurs sociaux, il montre aussi à l’évidence que la politique suit des chemins très particuliers. Nous avons un aperçu de la politique sur le web seulement à des moments particuliers, sur les sites particuliers d’acteurs particuliers, se référant à des problèmes particuliers. Par exemple, au moment où nous écrivons cet article, les sites d’un réseau militant de New York (protest.net), d’un mouvement social belge (11.11.11) et de la filiale néerlandaise d’une organisation non gouvernmentale transnationale. (attac.nl) se réfèrent tous les trois à deux évènements particulièrement « chauds », un sommet européen à Barcelone et un sommet de l’ONU à Monterrey, au Mexique. Si vous voulez vous mettre sur orbite politique cette semaine, ces sites semblent dire que vous feriez mieux de rester branchés sur Barcelone et sur Monterrey. Le web nous rappelle donc aussi ce truisme que si la politique peut surgir d’une myriade de lieux différents, il n’y a pas de la politique partout. Le web nous familiarise avec la spécificité des trajectoires de la politisation.
Mais on peut dire également que de tels exemples compliquent cette affirmation, dont le web donne tant de preuves convaincantes, d’une migration de la politique au-delà de ses lieux conventionnels. Les acteurs qu’on associe à cette migration de la politique au-delà de ces retranchements – les mouvements sociaux – peuvent eux aussi nous conduire à des sites qui, s’ils ne sont pas ceux des centres traditionnels de la démocratie, sont au moins ceux de centres de décisions majeures, comme par exemple ceux des sommets mondiaux. Cette tendance à la centralisation des réseaux sociaux sur le web peut sembler saper l’affirmation d’une prolifération du politique, associée jusqu’ici au web. Les acteurs sociaux qui se mobilisent autour des problèmes de la mondialisation peuvent même tout simplement sembler suivre cet autre déplacement croissant de la politique ces dernières décennies : la migration de la politique instituée au-delà des canaux de la démocratie nationale, vers les dîners des conférences internationales et les couloirs des rencontres d’experts mondiaux . Il faudrait alors moins parler d’une prolifération de la politique sur le web que de déplacements des mouvements sociaux courant simplement derrière le déplacement de la grande politique. Mais évidemment ce n’est pas si simple, ou du moins cela ne devrait pas l’être. Nous pouvons émettre l’hypothèse d’une concordance entre les cheminements politiques extrêmement spécifiques tracés par les acteurs sociaux sur le web, et la prolifération du politique au-delà des circuits habituels de la prise de décision. Aussi nous demandons-nous : pourquoi des acteurs sociaux s’écartent ils de leur ligne pour faire le détour par des sites liés à des pouvoirs centraux, alors que la politique s’est déplacée hors de ses lieux conventionnels – le passage par le site d’un sommet mondial étant l’exemple le plus radical de tels détours ?
Sur le suivi des problèmes
Pourquoi les acteurs sociaux considérés comme associés à la migration de la politique au-delà de ses lieux conventionnels, s’agrègent ils autour des grands sites de prises de décision? La première réponse, incomplète, est que les acteurs suivent les problèmes. Si on cartographie les mouvements sociaux à travers le web, on s’aperçoit que les causes mêmes pour lesquelles ces mouvements se sont formés les conduisent à s’arrêter sur ces sites. Deux exemples rendront la chose plus claire.
Nous lisons d’abord, sur le site web du magazine néerlandais Ravage, que les militants néerlandais de la lutte contre l’effet de serre ont interrompu une réunion de représentants de l’industrie pétrolière à l’hôtel Okura d’Amsterdam. Les liens proposés par Ravage nous conduisent à deux réseaux militant sur le climat, risingtide.nl et le Climate Independant media center, qui relatent aussi cet évènement, sous le titre « Blessure à l’œil pour l’énergie » (la rencontre à l’hôtel Okura était organisée par « Œil pour l’énergie », un lobby pour la commercialisation des droits à polluer comme solution au problème du climat). Nous trouvons là des comptes-rendus de l’évènement par des témoins directs, qui racontent qu’une poignée de manifestants, en costumes et perruques évoquant le thème de l’eau, sont entrés dans la salle de conférence de l’hôtel Okura tôt le matin du 20 février. Un petit réseau de manifestants est ainsi apparu sur le web. Pourquoi cette excitation sur cette rencontre particulière d’une obscure organisation spécialisée (je n’avais jamais entendu parler d’Œil pour l’énergie), à cet endroit particulier, l’hôtel Okura d’Amsterdam ? La réponse à cette question émerge lorsqu’on suit les trajectoires suivies sur le web (et hors du web) ces dernières années par le problème du changement climatique. Si l’on regarde du côté des réseaux gouvernementaux ou des réseaux d’entreprises, ce problème est surtout une question de bureaucratie et de marchés . Alors qu’en 1998, la définition du changement climatique qui circulait parmi les sites du gouvernement et des entreprises se situait pour une large part dans la ligne de la menace d’un désastre environnemental et des résultats de la recherche dans ce domaine, en 2001 les dimensions écologiques du problèmes sont nettement moins présentes sur ces réseaux. Le réseau du changement climatique sur le web s’est recomposé également. Alors qu’en 1998 il était dominé par les Nations Unies, les compagnies pétrolières et les ONG, en 2001 la Maison Blanche y a acquis une position centrale, aux firmes pétrolières se sont adjointes les entreprises de transport et de technologie, et les sites militants se sont engagés maintenant sur ce problème à côté des ONG. Ainsi, si on en juge par les réseaux des gouvernements et des entreprises sur le web, le problème du changement climatique s’est transformé pour partie d’une question d’environnement en une réponse administrative et économique. Alors que l’intérêt des militants pour le changement climatique est plutôt écologique, la trajectoire du problème a été réorientée ces dernières années vers la « bureaucratie » et le « marché ». Ce qui veut dire que si aujourd’hui vous voulez redéfinir le changement climatique comme matière à danger environnemental, vous devez d’abord aller chercher le problème dans son cheminement commercial (bourse d’échange de « droits d’émission »). Si vous voulez reparler de la montée du niveau de la mer dans cette question du changement climatique, vous devez aller chercher la question dans sa localisation actuelle, sur la piste de la solution par le marché, et réintroduire le thème de l’eau là et pas ailleurs.
Les détours que font les acteurs sociaux par les sites de la décision, dans ce cas l’hôtel Okura à Amsterdam, peuvent être décrits en termes de cheminements de problèmes, et de manières pour les mouvements sociaux d’interférer avec eux. En s’arrimant à ce site, les militants néerlandais pour le climat suivent à la trace la cause à laquelle ils ont lié leur sort (et celui de la mondialisation). En se concentrant sur les cheminements des problèmes de cette façon, on a déjà changé les termes de la question concernant le passage des acteurs sociaux par ces sites de décision.
Nous avons au moins une raison de ne pas identifier, du moins au départ, ce détour à un simple suivisme des déplacements de la grande politique. En première instance, les acteurs suivent les problèmes, dont les trajectoires se trouvent passer par ces sites. C’est ainsi que dans notre second exemple, celui de la taxe Tobin, les sites des organisations qui se sont créées à ce propos ont des liens avec le sommet des Nations Unies sur le financement du développement à Mexico, puisque ce problème figure sur l’agenda du sommet. Ce pourrait être la taxe Tobin qui les attire vers ce site. Mais déduire des références et des liens des sites de ces mouvements sociaux vers ceux du sommet mondial, que ces acteurs seraient focalisés sur les centres de décision serait une conclusion erronée, ou plutôt cela déplace la question. La question du déplacement de la politique par les acteurs sociaux est connectée à celle du destin des problèmes. Le degré auquel les mouvements sociaux bougent vraiment en direction de la migration du politique au-delà de ses lieux habituels, au-delà des rencontres dans des salles de conférence, est maintenant lié à la question du cheminement des problèmes. C’est la seconde manière dont notre question du passage des acteurs sociaux par les sites des décideurs s’est reformulée. La réorientation de ces cheminements arrive en première ligne comme un des enjeux du détour des mouvements par de tels sites . En passant par les sites des grands décideurs, les mouvements sociaux ne doivent pas seulement être considérés comme ramassant les causes qu’ils y trouvent, mais comme cherchant à les faire diverger de leurs cours. À l’hôtel Okura d’Amsterdam, en ajoutant le thème de l’eau à celui du commerce des émissions polluantes, comment ont-ils affecté la trajectoire du problème du changement climatique ?
Des acteurs irréductibles, de leur présence dans les rues, et des réseaux contestataires sur le web
Dans quelle mesure les détours des acteurs sociaux via les trajectoires des problèmes sont-ils compatibles avec la prolifération de la politique au-delà de ses lieux habituels ? La réponse que je voudrais proposer ici, et qui peut être lue par les traces qu’ils laissent sur le web, est que les mouvements sociaux peuvent redéfinir les problèmes et réorienter leurs trajectoires (dans quelques cas on peut même assister à un court-circuitage de la circulation des problèmes confinés dans certains canaux, mais ceci semble arriver très rarement : cela a pu arriver à Seattle en 1999, puisqu’il n’y a pas eu d’accord lors du sommet de l’OMC, mais ce n’est pas arrivé aux sommets auxquels je m’intéresse ici). Cependant ma proposition pourrait s’attirer une objection sérieuse qu’il ne faut pas éviter plus longtemps : avant de concerner des problèmes, les mouvements sociaux ne concernent-ils pas d’abord des gens ?
Beaucoup d’entre nous savent par la télévision – et aussi par le web – et quelques uns par expérience personnelle, que quand arrive l’heure de la manifestation des mouvements sociaux, tout dépend de la présence ou non d’acteurs irréductibles dans les rues. Alors qu’il a été dit que la protestation n’est plus la manifestation d’un sujet singulier (les citoyens, les masses, les travailleurs), on estime encore souvent qu’elle porte sur la question du sujet politique. Même si c’est la contestation, la dissolution ou la réinvention du sujet singulier par des multiplicités d’acteurs irréductibles qui est maintenant l’enjeu de la manifestation ( ce que suggère aussi le projet des multitudes), il y a beaucoup de raisons de s’en tenir à l’hypothèse que la protestation tourne principalement autour de la question du sujet . L’une de ces raisons est le fait crucial, déjà mentionné, de la présence de personnes réelles in situ. Cependant, ce que je voudrais souligner, c’est qu’à une description de la protestation axée sur les sujets, le web ajoute une dimension d’interférence avec les trajectoires des problèmes. Dans le contexte d’une multiplication radicale, ou même d’une dissolution de la position du sujet politique telle qu’elle est impliquée par la notion de multitudes, l’examen des trajectoires suivies par les problèmes peut compléter de manière intéressante la définition des mouvements sociaux et la prolifération de la politique qu’ils peuvent entraîner. Deux nouveaux exemples nous conduiront dans cette direction : le déplacement de la protestation vers le sommet européen de Barcelone et vers le sommet des Nations Unies à Monterrey, au Mexique, tels qu’on peut les suivre sur le web.
Je vais donc maintenant suivre les liens conduisant vers les sommets européen et onusien, et quitter la trace du problème du changement de climat. La prochaine rencontre d’ « Œil pour l’énergie » est prévue à Londres, et il est plus que probable que le problème plus vaste des « droits à polluer » et celui, encore plus vaste, du changement climatique, après avoir brièvement fait escale à l’hôtel Okura d’Amsterdam, vont eux aussi se déplacer ailleurs. Cependant au moment où j’écris, le problème du changement climatique a été mis en sommeil, si du moins on en juge par le web. Peu de choses se passent dans les réseaux concernant ce sujet sur le web. Par contre, la question de savoir comment les détours par les sites des décideurs peuvent se combiner avec la prolifération du politique est tout à fait pertinente quand les mouvements sociaux rencontrent le sentier du sommet mondial.
Aussi tandis que je suis les mouvements sociaux mobilisés autour du sommet européen de Barcelone, il est clair que la présence d’irréductibles acteurs sociaux sur le site de ce sommet résume de manière extrêmement saisissante l’évènement que constitue la protestation mondiale. Ce qui, après le sommet de Barcelone, a circulé le plus intensément dans le réseau des sites militants formé autour de cet évènement, c’est le nombre des manifestants – c’est la plus grande manifestation contre la mondialisation qu’il y ait jamais eu. Ce qui est tellement crucial dans une présence aussi impressionnante sur les lieux devient évident si on écoute, un moment, Tony Blair. Quand Tony Blair est descendu de son avion à Gênes et a été invité à commenter la présence des manifestants sur les lieux, il a répondu quelque chose comme : le peuple anglais est en Angleterre, ceux qui sont ici ne peuvent pas être le peuple, mais simplement des gens. Cette fin de non-recevoir absurde montre parfaitement comment la contestation intervient dans les circuits confinés de la décision politique. Les circuits de la représentation nationale sont supposés rester en place, tandis que la politique se déplace au-delà de ces canaux sur la piste du sommet mondial – et vers toutes ces nouvelles destinations vers lesquelles la politique s’est déplacée, comme les bouteilles de rhum, les terres agricoles du Guatemala, la décoration des salles de classes, etc…). Mais il y a également d’autres indices, sur le web, de la contestation par des acteurs de la représentativité des sommets. Sur le site web officiel de la présidence espagnole de l’Union européenne, on peut voir la galerie des photos des délégués participant au sommet. Le réseau militant qui s’est configuré à partir de ce site et sur cet évènement émet de sérieux doutes sur la représentativité de ces représentants : les photos des gens dans la rue circulant sur ce réseau, ou la liste des sites de protestation dont il est composé (antiEU.net, altraveu.org, rebellion.org, nologo.org, etc…) sont ici particulièrement efficaces. Le même constat de non-représentativité nous saute au visage quand nous comparons la liste des délégués de la société civile sur le site officiel du sommet de Monterrey avec celle des acteurs qui composent le réseau de contestation formé autour de ce sommet. Cependant le web ajoute à la définition de la contestation comme interférence avec les présupposés routiniers sur la représentativité, une vision de l’intervention des mouvements sociaux dans la définition des problèmes.
Les réseaux de protestation qui se sont formés sur le web autour des sommets de Barcelone et de Monterrey ne sont pas seulement composés d’acteurs, mais contiennent autant de mots d’ordre, de revendications et en fait de problèmes . Le réseau militant de Barcelone consiste, en plus des URL déjà mentionnés, d’une part en une campagne contre une loi espagnole qui va ouvrir la voie à la privatisation de l’éducation, d’autre part en un mouvement international de paysans, mais comprend aussi un site sur le revenu garanti, un site de soutien à la nigériane Safiya Hussaini condamnée pour adultère (site hébergé par la branche espagnole d’Amnesty International), http://debtwatch.org et http://otromadridespossible.org, etc… Le réseau de Monterrey contient, en plus d’un ensemble de sites exclusivement en espagnol, que je peux malheureusement à peine lire , un Web Ring « durabilité » (sustainability), http://democracynow.org, http://dropthedebt.org et http://wwwozamiz.com/earthcalls/, où on peut retrouver le poisson de la baie des Murcielagos mentionné plus haut, etc… Ces réseaux militants inscrivent leurs propres problèmes à la place des agendas officiels, répercutés à la une des journaux : privatisation du marché de l’énergie pour Barcelone et, pour Monterrey, budgets consacrés à l’aide au développement aux États-Unis et en Europe. Ou plutôt : sur ces réseaux militants, les problèmes inscrits aux agendas des sommets ont été déplacés, de façon à inclure puis à devenir ces autres problèmes ; en entrant dans ces réseaux militants, la question des budgets de développement occidentaux devient demande d’abandon de la dette des pays du tiers monde, et le scandale de la fermeture des industries sidérurgiques de Monterrey, le projet de privatisation de l’énergie en Europe se transforme en lutte pour le revenu garanti.
En cartographiant ces réseaux, il devient clair qu’à la question de savoir si les mouvements militants perdent de vue la prolifération du politique et ne se raccrochent pas simplement aux sommets mondiaux lorsqu’ils passent par les sites des décideurs, il faut répondre résolument non. Même si les sites des mouvements sociaux belges, néerlandais, français, américains et espagnols ont tous établis des liens avec Barcelone et Monterrey, du même geste ils nous renvoient largement ailleurs. En suivant les hyperliens de ces sites, nous n’arrivons pas à quelque chose comme « le » site faisant autorité, « le » site du sommet ou de sa contestation. Nous sommes conduits sur la trace d’une multiplicité d’acteurs et de problèmes. Même si les réseaux militants de ces deux sommets ont en leur centre un « hub » militant (pangea.org dans le cas de Barcelone) et un « hub » du sommet (esa.un.org dans le cas de Monterrey), ils nous donnent accès à bien d’autres entités qui nous emmènent loin des sommets européens et onusiens, ou plutôt déplacent les problèmes figurant sur leurs agendas. Ce n’est pas seulement la représentation politique au sens strict qui y est contestée, même si cette forme de contestation, focalisée sur les sujets, peut être remarquée. Sur le web nous suivons la manière dont la définition des problèmes, tout au long de leur voyage du sommet vers d’autres lieux, est remise en question, de même que la composition de l’agenda des sommets et du monde qui est ainsi articulé. Les déplacements de problèmes réalisés par les mouvements sociaux sur le web révèlent de plus une forme particulière d’effectuation de la tendance générale au déplacement de la politique. Alors que le déplacement de la politique était auparavant décrit, de manière plutôt vague, comme l’irruption du politique au delà de ses lieux conventionnels, nous pouvons maintenant ajouter à cette définition la découverte de trajectoires de problèmes qui coupent à travers les chemins balisés de la décision politique. Quand la question des budgets de l’aide au développement devient celle de la fermeture des usines, quand la question de la privatisation du marché de l’énergie devient celle du revenu garanti, ce n’est pas simplement le lieu où se fait le politique qui a changé (nous sommes sur un site web, pas dans une salle de conférence) : d’autres voies de politisation sont en train de se tracer.
Quels cheminements pour les problèmes ?
Nous avons répondu à notre question initiale : les détours que font les mouvements sociaux par les sites de décisions majeures peuvent très bien concorder avec la prolifération de la politique. Tout d’abord ces acteurs ne sont pas nécessairement en train de suivre la politique dominante, ils peuvent très bien être en train de suivre des problèmes, dont les trajectoires, on l’a vu, passent souvent par les sites des décideurs. De tels détours, surtout, conduisent à de nouveaux déplacements de la politique, ou plus précisément des problèmes. Cette manière particulière d’accomplir le déplacement de la politique soulève cependant d’autres questions difficiles. Et surtout : si nous voulons montrer comment les mouvements sociaux arrivent à porter les problèmes au-delà des lieux conventionnels de la politique, au-delà de la salle de conférence du sommet mondial, de quel type de trajectoires de problèmes disposent-ils ? Dans quelles directions voudrions-nous voir le problème du changement climatique se développer si, après l’incursion à l’hôtel Okura d’Amsterdam, il devait inclure de nouveau le thème aquatique ? De même si nous rencontrons sur le web la loi espagnole qui doit ouvrir la voie à la privatisation de l’éducation, ou le poisson en voie de disparition de la Baie de Murcielagos, nous pouvons nous demander comment des mobilisations autour de ces problèmes auront éventuellement un effet dans les salles de classe espagnoles ou dans la baie de Murcielagos. Nous n’avons pas suivi ces problèmes suffisamment loin pour avoir une idée de tels déplacements à venir. Le web procure d’abondantes preuves des migrations du politique au-delà des circuits retranchés de la décision, mais il y a encore beaucoup à apprendre sur les voies de la politisation telles qu’elles sont tracées par les acteurs sociaux sur le web. Entre la prolifération des problèmes et la singularité de leurs parcours une question, notamment, demeure : tracées par une multiplicité d’acteurs sociaux irréductibles sur et hors le web, quelles formes de trajectoires pourraient assurer un bon traitement des problèmes ?
(traduit de l’anglais par Anne Querrien)