Majeure 9. Philosophie politique des multitudes

Pouvoir sur la vie, puissance de la vie

Partagez —> /

En partant du texte de Kafka sur l’Empire chinois et les nomades, nous dressons un tableau de la logique “schizo” de la multitude face aux nouvelles formes du contrôle. L’expropriation économique des réseaux de vie et de sens montre que les formes de vie impliquées ne constituent jamais une masse inerte et passive à la merci du capital, mais un ensemble vivant de stratégies. Dans les cas d’exclusion violente, de survie et de résistance extrême, quand la vie est le seul capital qui reste, elle constitue néanmoins un vecteur d’existencialisation et d’autovalorisation commune. Aux pouvoirs “sur” la vie, répond la puissance “de” la vie, redéfinie à partir d’un hybride tout à la fois : sémiotique et machinique, moléculaire et collectif, affectif et économique. Il faut donc repenser le thème de la résistance en partant de la bio-puissance de la multitude et de sa force d’invention.L’Empereur de Chine décida un beau jour de construire une muraille pour se protéger des nomades venus du Nord. La construction mobilisa la population entière des années durant. Kafka précise qu’elle fut entreprise par morceaux: un bloc ici, l’autre là, l’autre plus loin, et ces blocs ne se rencontraient pas nécessairement. De telle sorte qu’entre ces grands pans de muraille construits en des régions désertiques s’ouvraient de grandes brèches, des lacunes kilométriques[[F. Kafka, La muraille de Chine, Paris, Gallimard,1950. Le résultat fut une muraille discontinue dont personne ne comprenait la logique, puisqu’elle ne protégeait de rien ni de personne. Seuls peut-être les nomades, dans leurs déplacements erratiques aux frontières de l’Empire, avaient quelque notion de l’ensemble de l’ouvrage. Tous, cependant, supposaient que la construction devait obéir à un plan rigoureux élaboré par le Commandement Suprême, mais personne ne savait qui en faisait partie et quels étaient ses véritables desseins. Pendant ce temps, un savetier demeurant à Pékin rapporta que de nombreux nomades campaient déjà sur la place centrale, en plein jour, devant le Palais Impérial et que leur nombre augmentait chaque jour. L’Empereur en personne apparut une fois à la fenêtre pour épier cette agitation. L’Empire mobilise toutes ses forces dans la construction de la Muraille ; pourtant ils sont déjà installés au cœur de la capitale, tandis que l’Empereur tout-puissant est prisonnier en son propre palais.

Kafka nous donne peu d’indications au sujet des nomades. Ils ont des bouches béantes, des dents aiguisées, leurs yeux se révulsent, ils mangent de la viande crue, parlent comme des corbeaux, aiguisent constamment leurs couteaux. Ils ne semblent pas avoir l’intention de prendre d’assaut le palais impérial. Ils ne connaissent pas les coutumes locales et impriment leur bizarrerie à la capitale où ils se sont infiltrés. Ils ignorent les lois de l’Empire, mais semblent avoir leur propre loi que personne ne comprend. C’est une loi-schize disent Deleuze-Guattari[[G. Deleuze e F. Guattari, Kafka – Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p.110.. Pourquoi schize? Peut-être par la ressemblance du nomade et du schizo. Le schizo est présent et absent simultanément, il est devant vous et vous échappe à la fois, il est toujours à l’intérieur et à l’extérieur : de la discussion, de la famille, de la ville, de l’économie, de la culture, du langage. Il occupe un territoire mais en même temps le détruit, il entre difficilement en conflit direct avec ce qu’il récuse, n’accepte pas la dialectique de l’opposition qu’il sait soumise d’avance au camp de l’adversaire ; c’est pourquoi il échappe, s’esquive, refuse le jeu ou en subvertit le sens, ronge le terrain lui-même, et résiste ainsi aux contraintes dominantes. Le nomade, à l’instar du schizo, est le déterritorialisé par excellence, celui qui s’enfuit et fait tout enfuir devant lui. Il fait de la déterritorialisation même un territoire subjectif.

Comment s’y prendre avec un tel territoire subjectif ? Mais comment l’Empire pourrait-il éviter justement d’avoir à s’y frotter ? Un Empereur a beau avoir des murailles concrètes à construire, aucun Empire ne peut rester indifférent à cette dimension subjective sur laquelle il assoit premièrement son pouvoir, sous peine de s’écrouler. De fait, comment l’Empire actuel pourrait-il subsister s’il ne capturait pas le désir de millions de personnes? Comment parviendrait-il à mobiliser tant de monde s’il ne branchait pas le rêve des multitudes sur sa mégamachine planétaire? Comment pourrait-il maintenir son expansion s’il ne vendait pas à tous la promesse d’une vie désirable, dans la sécurité et le bonheur? Car, en définitive, n’est-ce pas cela, et rien d’autre, que l’on nous vend à longueur de temps: des manières de voir et de sentir, de penser et de percevoir, d’habiter et de se vêtir? Le fait est que nous consommons, plus que des biens, des formes de vie – et même si l’on ne prend en compte que les secteurs les plus démunis de la population, cette tendance n’en est pas moins croissante. À travers des flux d’image, d’information, de connaissances et de services auxquels nous avons un accès permanent, nous absorbons des modes de vie et des sens de la vie, nous consommons des tonnes de subjectivité. Qu’on l’appelle comme on voudra : capitalisme culturel, économie immatérielle, société du spectacle, ère de la bio-politique, le fait est que nous avons vu s’installer au cours des dernières décennies un nouveau mode de relation entre le capital et la subjectivité Aujourd’hui le capital non seulement pénètre les sphères les plus infinitésimales de l’existence, mais encore il les mobilise, les fait travailler, les exploite et les augmente, produisant une plasticité subjective qui échappe de partout, obligeant le contrôle lui-même à se nomadiser.

L’Empire nomadisé

L’Empire contemporain, à la différence de celui de Kafka, ne fonctionne plus à base de murailles et de tranchées. L’Empire s’est nomadisé totalement. Ou plutôt, il est la réponse politique et juridique à la nomadisation généralisée. Il dépend lui-même de la circulation à grande vitesse des flux de tout ordre, flux de capitaux, flux d’informations, flux d’images, de biens, et même et surtout flux de personnes[[Cf. T. Negri et M. Hardt, Empire, Paris, Exils Ed. 2000.. Bien sûr tout ne circule pas uniformément partout, et tous ne retirent pas de cette circulation les mêmes bénéfices. Le nouveau capitalisme en réseau, qui exalte connexions, mobilité et fluidité, produit de nouvelles formes d’exploitation et d’exclusion, de nouvelles élites et de nouvelles misères, et, surtout, une nouvelle angoisse – celle du débranchement. Ce que Castel a appelé défiliation, et Rifkin déconnexion. Une nouvelle menace plane, celle du débranchement Le problème s’aggrave quand le droit à l’accès aux réseaux, comme le dit Rifkin (des réseaux de vie au sens large du terme) migre de la sphère sociale vers la sphère commerciale. En d’autres termes, si jadis l’appartenance à des réseaux de sens et d’existence, aux modes de vie et aux territoires subjectifs, dépendait de critères intrinsèques tels que traditions, droits de passage, rapports de communauté et travail, religion, sexe, aujourd’hui l’accès à ces réseaux est de plus en plus médiatisé par des péages commerciaux. On constate alors que la plus grande partie de la population est expropriée des réseaux de vie, au travers de mécanismes dont l’inventivité et la perversion apparaissent sans limites.

Mais on ne doit pas se laisser bercer par un déterminisme aussi apocalyptique que complaisant. Il faudrait, comme le dirait Benjamin, brosser ce présent à contre-poil, et examiner les nouvelles possibilités de réversion vitale qui s’annoncent dans ce contexte. Il faudrait se demander de quelle manière, à l’intérieur de cette mégamachine de production de subjectivité, peuvent surgir de nouvelles façons de s’agréger, de travailler, de créer du sens, d’inventer des dispositifs de valorisation et d’auto-valorisation. Dans un capitalisme connexionniste, qui fonctionne sur la base de projets en réseau, comment peuvent être viabilisés des réseaux qui ne soient pas ceux commandés par le capital, des réseaux autonomes qui puissent avoir d’autres rapports aux réseaux dominants: les croiser, s’en décoller, les infléchir ou rivaliser avec eux ? Dans cette conjonction du branchement global et de l’exclusion massive, quelles possibilités reste-t-il de produire des territoires alternatifs à ceux offerts ou transmis par le capital ? De quelles ressources dispose t-on pour affirmer un mode propre, une façon propre d’occuper un espace domestique, de rythmer le temps communautaire, de mobiliser la mémoire collective, de produire des biens et des savoirs et de les faire circuler, de transiter dans des sphères considérées comme invisibles, de réinventer la corporéité, de gérer le voisinage et la solidarité, de prendre soin de l’enfance ou de la vieillesse, de traiter du plaisir ou de la douleur? [[F. Guattari, “Pratiques écosophiques et restauration de la cité subjective”, in Chimères, 17.

Plus radicalement, une question s’impose: quelles possibilités reste-t-il de créer un lien, de tisser un territoire existentiel et subjectif à contre-courant de la sérialisation et des reterritorialisations proposées chaque instant par l’économie matérielle et immatérielle ? Entre valorisation croissante des actifs impalpables (intelligence, créativité, affectivité) et manipulation croissante et violente de la sphère subjective, comment retourner la mise ? Comment détecter des modes de subjectivation émergents, des foyers d’énonciation collective, des territoires existentiels, des intelligences de groupe échappant aux paramètres consensuels, aux captures du capital ?
Il y a quelques années, au Brésil, diverses configurations communautaires étaient visibles, liées à l’Église, au mouvement des Sans Terre, ou même aux réseaux de trafic de drogue, ou encore provenant de vagues de revendication ou de mouvements esthétiques divers, comme le hip hop, ou de ces modalités d'”inclusion à l’envers” que procurent les gangs de banlieue[[Glória Diógenes, Cartografias da cultura e da violência. Gangues, galeras e o movimento hip hop, São Paulo-Fortaleza, Secretaria da Cultura e do Desporto, 1998.. Je ne saurais dire ce qui est en train de naître aujourd’hui, mais il y a un phénomène, parmi d’autres, qui m’intrigue. Dans ce contexte d’un capitalisme culturel qui exproprie et revend des modes de vie, n’y aurait-il pas une tendance croissante, de la part de ceux qu’on appelle exclus, à utiliser leur propre vie, dans sa précarité de subsistance, comme vecteur d’autovalorisation? Quand un groupe de détenus compose et enregistre ses chansons, ce qu’ils montrent et vendent, ce n’est pas seulement leur musique, leurs histoires de vie scabreuses, c’est leur style, leur singularité, leur perception, leur révolte, leur causticité, leur manière de s’habiller, d'”habiter”en prison, de gesticuler, de protester, de se rebeller – bref, leur vie. Leur seul capital étant leur vie, dans son état extrême de survie et de résistance, c’est de cela qu’ils font un vecteur d’existentialisation, c’est cette vie qu’ils ont capitalisée et qui s’est ainsi valorisée et a produit de la valeur. Évidemment, dans un régime d’entropie culturelle cette “marchandise” intéresse, par son étrangeté, sa rugosité, sa viscéralité, encore qu’elle puisse facilement être transformée en simple exotisme ethnique de consommation, jetable après usage. Toujours à la lumière des nomades de Kafka, je poserais cette question : n’aurions nous pas besoin d’instruments très bizarres pour évaluer la capacité des dits « exclus », ou « déconnectés », à construire des territoires subjectifs à partir des lignes même d’évasion auxquelles ils sont poussés, des territoires de misère auxquels ils ont été relégués, ou de l’incandescence explosive dans laquelle ils sont capables de transformer leurs bribes de vie en un moment de désespoir collectif.

La force-invention des cerveaux en réseau
Utilisant de façon très originale les textes de Gabriel Tarde, Maurizio Lazzarato s’est penché récemment sur un faisceau de questions corrélées[[Maurizio Lazzarato, Puissances de l’invention. La psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique, Les empêcheurs de tourner en rond, 2002., parmi lesquelles nous en retiendrons une: quelle capacité sociale de produire le nouveau se trouve disséminée partout, sans être cependant subordonnée aux préceptes du capital, sans dépendre de lui ni de la valorisation qu’il confère? L’idée qu’expose Tarde, relu par Lazzarato, est que tout le monde produit constamment, même ceux qui ne sont pas liés au processus productif. Tout un chacun invente, dans la densité sociale de la ville, dans la conversation, dans les coutumes, dans les loisirs – de nouveaux désirs et de nouvelles croyances, de nouvelles associations et de nouvelles formes de coopération. L’invention n’est pas la prérogative des grands génies, ni le monopole de l’industrie ou de la science, elle est la puissance de l’homme ordinaire. Chaque variation, pour minuscule qu’elle soit, en se propageant et en étant imitée devient quantité sociale, et peut ainsi donner lieu à d’autres inventions et à de nouvelles imitations, à de nouvelles associations et à de nouvelles formes de coopération. Dans cette économie affective, la subjectivité n’est pas un effet ou une superstructure éthérée, mais une force vive, une quantité sociale, une puissance psychique et politique.
Dans ce contexte, les forces vives présentes partout dans le réseau social cessent d’être de simples réserves passives à la merci d’un capital insatiable, et sont alors considérées elles-mêmes comme un capital, donnant lieu à une « communialité » d’autovalorisation. Au lieu d’être simplement objet de vampirisation de la part de l’Empire, elles sont positivité immanente et expansive que l’Empire s’efforce de réguler, de moduler, de contrôler. La puissance de la vie de la multitude est de plus en plus la source primordiale de la richesse du capitalisme lui-même. Une économie immatérielle qui produit par-dessus tout de l’information, des images, des services, ne peut se baser sur la force physique, sur le travail mécanique, sur l’automatisme stupide, sur la solitude compartimentée. Ce qui est requis du travailleur c’est son intelligence, son imagination, sa créativité, sa connectivité, son affectivité – tout une dimension subjective et extra-économique autrefois reléguée exclusivement au domaine personnel et privé, ou tout au plus artistique. Comme le dit Toni Negri, maintenant c’est l’âme du travailleur que l’on fait travailler, et non plus son corps, qui en est réduit à lui servir de support. C’est pourquoi quand nous travaillons notre âme se fatigue comme un corps, car il n’y a pas de liberté suffisante pour l’âme, comme il n’y a pas de salaire suffisant pour le corps. En tout cas, que l’âme travaille signifie que c’est la vitalité cognitive et affective qui est sollicitée et mise à l’œuvre. Ce qui est demandé à chacun, c’est sa force d’invention, et la force-invention des cerveaux en réseau devient tendanciellement, dans l’économie actuelle, la principale source de valeur. Tout se passe comme si les machines, les moyens de production avaient migré à l’intérieur de la tête des travailleurs et devenaient ainsi virtuellement leur propriété. Maintenant, leur intelligence, leur science, leur imagination, c’est-à-dire leur vie même, sont devenus source de valeur. L’association et la coopération entre une pluralité de cerveaux dispensent, à la limite, de la médiation du capitaliste, pourtant décisive dans le régime fordiste.
Nous pouvons reprendre notre leitmotiv: tous et tout un chacun, et pas seulement les travailleurs insérés dans une relation salariale, détiennent la force-invention, chaque cerveau-corps est source de valeur, chaque partie du réseau peut se transformer en vecteur de valorisation et d’autovalorisation. Ce qui vient ainsi à jour avec chaque fois plus d’évidence c’est la biopuissance du collectif, la richesse biopolitique de la multitude. C’est ce corps vital collectif reconfiguré par l’économie immatérielle des dernières décennies qui, dans ses pouvoirs d’affecter et d’être affecté et de constituer pour soi une « communialité » expansive, dessine les possibilités d’une démocratie biopolitique.

Biopuissance de la multitude

Deux remarques encore. L’une au sujet du terme biopolitique et l’autre au sujet du terme multitude. Biopolitique est le terme forgé par Foucault pour désigner une des modalités de l’exercice du pouvoir sur la vie, en place depuis le XVIIIe siècle. Centrée prioritairement sur les mécanismes de l’être vivant et sur les processus biologiques, la biopolitique a pour objet la population, c’est-à-dire une masse globale affectée par des processus d’ensemble. Biopolitique désigne donc cette entrée du corps et de la vie, ainsi que de ses mécanismes, dans le domaine des calculs explicites du pouvoir, faisant du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine. Un groupe de théoriciens, italiens pour la plupart, propose une petite inversion, non seulement sémantique, mais également conceptuelle et politique. La biopolitique cesse par ce truchement d’être une perspective du pouvoir et de sa rationalité réfléchie ayant pour objet passif le corps de la population et ses conditions de reproduction, sa vie. La notion même de vie cesse d’être définie seulement à partir des processus biologiques qui affectent la population. La vie, cela inclut la synergie collective, la coopération sociale et subjective dans le contexte de production matérielle et immatérielle contemporaine, l’intellect général. Comme le dit Lazzarato, la vie, de la sorte, cesse d’être réduite à sa définition biologique pour devenir de plus en plus une virtualité moléculaire de la multitude, énergie a-organique, corps-sans-organes. Le bios est redéfini intensivement, à l’intérieur d’un bouillon sémiotique et machinique, moléculaire et collectif, affectif et économique. En deçà de la division corps/esprit, individuel/collectif, humain/inhumain, la vie à la fois se pulvérise et s’hybride, se dissémine et se répand, se molécularise et se totalise. Et, en se défaisant de son acception essentiellement biologique, elle acquiert une amplitude inattendue et se voit alors redéfinie comme pouvoir d’affecter et d’être affecté, dans le plus pur héritage spinoziste. D’où l’inversion, qui s’inspire en partie de Deleuze, du sens du terme forgé par Foucault : biopolitique non plus comme pouvoir sur la vie, mais comme puissance de la vie.
La biopolitique comme pouvoir sur la vie prend la vie comme un fait naturel, biologique, comme zoè, ou comme dit Agamben, comme vie nue, comme survie. C’est ce que nous voyons à l’œuvre dans la manipulation génétique, mais, à la limite, aussi dans la façon dont sont traités les prisonniers d’ Al Qaeda à Guantanamo, ou encore les adolescents délinquants dans les institutions de « rééducation » à São Paulo. Mais les actes d’auto-immolation spectacularisée que ces jeunes mettent en scène dans leurs rébellions, face à aux troupes de choc et aux caméras de télévision, semblent être une tentative de réversion à partir de ce « minimum » qui leur reste, leur corps nu[[Maria Cristina Vicentin, A vida em rebelião: histórias de jovens em conflito com a lei, thèse de doctorat, inédit., et pointent dans une autre direction. Très tôt Foucault lui-même a eu l’intuition que cela même qu’investit le pouvoir – la vie – était précisément ce qui désormais allait ancrer la résistance contre lui, en un retournement inévitable. Mais peut-être n’a-t-il pas mené son intuition jusqu’à ses dernières conséquences. C’est à Deleuze que nous devons d’avoir explicité qu’au pouvoir sur la vie devait répondre le pouvoir de la vie, la puissance « politique » de la vie dans la mesure où elle fait varier ses formes et, ajouterait Guattari, réinvente ses coordonnées d’énonciation. Plus amplement, et plus positivement, cette puissance de vie dans le contexte contemporain équivaut précisément à la biopuissance de la multitude.
Encore un mot sur la multitude. Traditionnellement le terme est utilisé de manière péjorative, désignant un agrégat indomptable que le gouvernement a pour tâche de domestiquer et de maîtriser, alors que le peuple est conçu comme un corps public animé par une volonté unique. En effet, comme le fait remarquer Paolo Virno [[P. Virno, “Multitudes et principe d’individuation”, in Multitudes n. 7, Paris, 2001., la multitude est plurielle, centrifuge, réfractaire à l’unité politique. Elle ne conclut pas de pactes avec le souverain et elle ne lui délègue aucun droit, qu’il soit mula taliban ou cow-boy. Elle penche vers des formes de démocratie non représentative. Peut-être est-elle régie par une loi-schize, comme les nomades de Kafka. En une formule suggestive, Virno ajoute : la multitude dérive de l’Un, le peuple tend vers l’Un. Quel est ce Un dont dérive la multitude ? En somme, c’est ce que Simondon appelle la réalité pré-individuelle (et que les pré-socratiques appelaient a-peiron, Illimité), à laquelle Tarde se réfère sous le terme de virtualité, que Marx a désigné comme intellect général. Nous appellerons donc bouillon biopolitique, ce magma matériel et immatériel, corps-sans-organes qui précède chaque individuation – la puissance ontologique commune.
La multitude, dans sa configuration a-centrée et acéphale, dans son agencement schizo, peut être considérée comme l’opposé de la masse. Canetti nous rappelle que dans la masse toute singularité est abolie, qu’en elle règne l’égalité homogène entre ses membres (chacun équivalant à tout autre), que la densité doit y être absolue (rien ne peut s’interposer entre ses membres, rien ne peut ouvrir un intervalle en son milieu), et, enfin, qu’y prédomine une direction unique qui vient coiffer toutes les directions individuelles et privées qui seraient la mort de la masse[[E.Canetti, Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966. Homogène, compacte, continue, unidirectionnelle, la masse est tout le contraire de la multitude hétérogène, dispersée, complexe, multidirectionnelle. L’économie paranoïaque de la masse et la logique schizo de la multitude sont diamétralement opposées, même si elles se chevauchent, comme le font remarquer Deleuze et Guattari à propos du rapport entre masse et meute. En définitive, les religions, tout comme les États, ont toujours su utiliser et doser l’énergie de la masse et ses affects, mais elles se sont trouvées dans une situation totalement différente par rapport à la multitude qui, elle, témoigne d’un autre désir, d’une autre subjectivité.

Creuser, creuser encore

Je conclus. Peut-être Foucault continue-t-il à avoir raison : aujourd’hui, aux côtés des luttes traditionnelles contre la domination (d’un peuple par un autre, par exemple) et contre l’exploitation (d’une classe par une autre), c’est la lutte contre les formes d’assujettissement, de soumission de la subjectivité, qui prédomine. Peut-être le caractère explosif du moment actuel a-t-il à voir avec l’extraordinaire superposition de ces trois dimensions.
Une question revient, insistante : Comment penser les subjectivités en révolte ? Comment cartographier le rapt social de la vitalité dans l’extension démesurée de l’Empire et dans sa pénétration illimitée, au vu des modalités de contrôle de plus en plus sophistiquées auxquelles il recourt, surtout lorsqu’il se réalimente au terrorisme généralisé et à la militarisation du psychisme mondial ? Mais comment cartographier également les stratégies de réactivation vitale, de constitution de soi, individuelle et collective, les stratégies de coopération sociale et d’autovalorisation des forces sociales récalcitrantes au circuit formel de la production ? Comment accompagner les lignes d’exode et de désinvestissement actif des « exclus » ? Dans quelle mesure la virtualité de la multitude déborde- t-elle le système productif actuel et ses vampirisations, les modèles de subjectivisation qu’il a engendrés (celui du travailleur salarié, par exemple), les calculs du pouvoir qu’il suscite, la capture impériale et ses lignes de commandement ? Hormis son refus du système de valeurs et d’exploitation hégémoniques, par quels moyens parvient-elle à créer ses propres possibilités irréductibles, alors même que cela est fait au grand jour, que l’Empereur se trouve dans les parages, à l’affût, guettant pour voir en quoi il pourrait capitaliser ce qui lui échappe ?

Je ne sais pas combien les quelques pages de Kafka sur la Grande Muraille réfléchissent la paranoïa de l’Empire contemporain, avec ses stratégies frustes pour se protéger des exclus qu’il engendre lui-même, dont le contingent ne cesse d’augmenter au cœur de la capitale en un voisinage à l’intimité croissante, et en un moment où, comme dirait Kafka, on souffre du mal de mer même sur la terre ferme. Je ne sais pas combien les nomades de Kafka, dans leur indifférence ostensible à l’égard de l’Empire, pourraient aider à penser la logique de la multitude. Quoi qu’il en soit, chez Kafka une fine ironie sape peu à peu la consistance solennelle de l’Empire. Il y a quelque chose dans le fonctionnement de l’Empire qui est pur dysfonctionnement. Lorsque dans ses Conversations avec Kafka, Janouch dit à l’écrivain tchèque que nous vivons dans un monde détruit, celui-ci répond [[Conversations avec Kafka, Les Lettres Nouvelles, 1978, p. 135.: « Nous ne vivons pas dans un monde détruit, nous vivons dans un monde détraqué. Tout craque et cliquette comme dans le gréement d’un voilier délabré ». Fentes et craquements que donne à voir Kafka, et que la situation contemporaine expose au grand jour. Peut-être le défi actuel est-il d’intensifier ces craquements et ces fentes à partir de la biopuissance de la multitude. Car enfin, comme le dit Negri, s’inspirant de Spinoza, le pouvoir n’est que superstition, organisation de la peur : « À côté du pouvoir, il y a toujours la puissance. À côté de la domination, il y a toujours l’insubordination. Et il s’agit de creuser, et de creuser encore, à partir du point le plus bas : ce point [… est simplement là où les gens souffrent, là où ils sont les plus pauvres et les plus exploités ; là où les langages et les sens sont le plus séparés de tout pouvoir d’action et où pourtant ils existent ; parce que tout cela, c’est la vie et non pas la mort. » [[T. Negri, Exil, Paris, Mille et une Nuits, 1998, p. 55.

(Traduit du brésilien par Alain Mouzat)