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Prendre Los-Angeles au sérieux : temps et espace dans la ville post-moderne

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L’état de théorie, maintenant et à partir de maintenant, n’est-ce pas la Californie ? Et surtout, la Californie du Sud ?[[Jacques Derrida, cité dans David Carroll, ed., The State of théorie (New York : Colombia University Press 1990), 63. Je remercie Derek Gregory d’avoir attiré mon attention sur cette citation.
Jacques Derrida

Pourquoi prendre Los Angeles au sérieux ? Dans le passé, Los Angeles a été considérée comme ayant un développement singulier par rapport aux autres métropoles des États-Unis. Située à la frontière sud-ouest du continent, la ville a tendance à évoquer d’infinies étendues suburbaines, une architecture chaotique, des autoroutes, le soleil, le surf, et des brumes enfumées. La télévision et les films qu’Hollywood a vendus à l’étranger ont contribué à diffuser et à exagérer ces images.
A bien des égards, Los Angeles se distingue des autres villes. Par exemple, il y a un contraste frappant avec Chicago qui a été universellement reconnue comme le prototype de la métropole industrielle. Depuis des dizaines d’années, les urbanistes ont analysé les villes du monde selon les préceptes de l’École de Chicago.
Cependant, ces histoires exceptionnelles que l’on raconte sur Los Angeles soulèvent un problème essentiel. Elles rendent compte de ce qui se passe dans cette ville uniquement par une simple description, une série de décors bizarres, des opportunités de mise en scène tel un spectacle. Heureusement, pendant ces dix dernières années, les spécialistes se sont tournés, avec une attention croissante, vers la région des cinq comtés qui englobe Los Angeles. D’après les résultats de leurs recherches, de nouveaux défis s’offrent à la pensée concernant la croissance urbaine future. La prédominance de Chicago comme modèle est remise en question par ce qui pourrait être l’émergence de l’École de Los Angeles. Le “Los Angeles prototype”, avec ces noyaux de population multicentrés et dispersés ayant une croissance de faible densité, peut devenir le nouveau paradigme . d u développement urbain. En apparence, tout au moins, Los Angeles fait preuve d’une forte ressemblance avec les autres “villes mondes” en plein développement, telle que Mexico City, Sao Paulo, tout aussi bien qu’avec les autres centres urbains aux États-Unis, ayant un taux de population à croissance rapide, telle qu’Atlanta.
En termes de nombre d’habitants, Los Angeles est maintenant la seconde région urbaine la plus grande en Amérique, et la onzième du monde. On prévoit plus de 14 millions d’habitants en l’an 2000. La région des cinq comtés (Los Angeles, Ventura, San Bernardino, Riverside et Orange), traçant approximativement un cercle de soixante miles autour du centre ville de Los Angeles, inclut seulement 5% de la superficie totale de la Californie. Malgré cela, ce cercle compte plus de la moitié de la population de l’État de Californie et du revenu des ménages. Cette région représente 56% du commerce international, et 58% des sièges sociaux des cents premières grandes compagnies situées en Californie. La production par personne, dans ce cercle de soixante miles se classe au quatrième rang mondial. La région est aussi connue pour son extraordinaire tissu de distribution. Los Angeles, à elle seule, vend chaque jour plus de 2000 voitures, en comptant 20% du nombre total d’immatriculations de Rolls Royce, enregistrées en Amérique et 70% des immatriculations enregistrées dans toute la Californie.
Ne tenant pas compte des réputations d’une École de Los Angeles putative, mon hypothèse de base est que quelque chose de nouveau et de singulier est patent dans l’urbanisme de la Californie du Sud. Los Angeles, en fait, peut être la quintessence de la ville postmoderne.

L’urbanisme postmoderne

Le terme postmodernisme a été utilisé de bien des manières, et a commencé à perdre toute signification. Mais cela ne doit pas occulter le fait que l’esprit postmoderne a déjà influencé, de manière dramatique, la tournure des préoccupations humaines. Trois principales significations du postmodernisme continuent à être pertinentes : le postmodernisme comme style, comme période historique et comme méthode[[Pour plus de détails voir Michael Dear, “Postmodernism and Planning, Society and Space, Environment and Planning D4 (1986) : 367-384..
Les origines du postmodernisme comme style sont la littérature et l’art, d’où il s’étend à l’architecture. Tandis que la plupart des villes sont maintenant corrompues (ou glorifiées) par des échantillons d’architecture postmoderne, le mouvement a généralement été reçu avec scepticisme. Certains en parlent en termes peu flatteurs, la qualifiant “d’architecture souvenir” et disent que la nécrologie en a été faite à peine était-elle née. Une des raisons pour laquelle il a été si facile de dénigrer le postmodernisme en architecture est que très peu d’architectes ont tenté de relier leurs interventions stylistiques avec les idées philosophiques les plus profondes de la postmodernité. Ainsi, l’architecture postmoderne pourrait être rejetée ‘après les seuls critères de l’esthétique.
Le concept de postmodernisme comme époque repose sur la prétention qui affirme qu’il y a eu comme une sorte de “rupture radicale” avec les tendances passées, que l’apport de nouveauté suffit à définir une culture qui se démarque des limites historiques identifiables. Le problème essentiel avec ce concept est la difficulté qu’il y a à théoriser la contemporanéité : comment commençons-nous à rendre sensées d’infinies réalités qui se chevauchent l’une l’autre? Manifestement, l’apparition simultanée d’objets, dans le temps et dans l’espace, n’implique pas forcément une relation de cause à effet en effet, les paysages sont beaucoup plus susceptibles d’inclure un mélange anachronique d’artéfacts sociaux obsolètes quotidiens, ou tout nouveaux. Comment nous est-il possible de déchiffrer à travers de tels paysages urbains le texte d’un changement culturel? Fréderic Jameson a déclaré avec audace que les anciens systèmes de l’organisation et de la perception sociales avaient été remplacés par un hyper-espace postmoderne. Selon Jameson, le temps et l’espace ont été étirés pour engager les organisations globales multinationales du capitalisme avancé dans des voies que nous ne pouvons percevoir que confusément[[Fredric Jameson, Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism (Durham : Duke University Press, 1991), 1-54..
Troisièmement, le postmodernisme comme méthode pose que le rationalisme a échoué tout aussi bien comme idéal que comme guide pragmatique pour la pensée et pour l’anion sociale que, désormais, nous devons nous débrouiller sans aucun désiderata qui pourrait être éclairant, tel qu’un ,argument théorique concluant ou une vérité essentielle, L’un des principaux o bec i s du postmodernisme a été le caractère fondateur de la Modernité, sa quête d’une vérité universelle. Dans les théories de Lyotard, la postmodernité est ouvertement incrédule face aux grands récits[[Jean François Lyotard, The Postmodern Condition (Minneapolis University of Minnesota Press, 1979).. La position postmoderne est que les métatextes sont suspects et qu’en matière d’autorité ce que proclame toute explication singulière est illusoire. En définitive, les postmodernes affirment que le bien-fondé d’une théorie par rapport à une autre ne peut absolument pas être défini et, par suite, les tentatives pour obtenir un consensus intellectuel doivent s’affronter.
Le mouvement déconstructionniste a été également le catalyseur de l’effondrement de la Modernité[[David Lehman, Signs of the Times : Deconstruction and the Fall of Paul de Man (New York : Poseidon Press, 1991).. La déconstruction a démontré avec emphase comment le langage limite la pensée, comment nos systèmes conceptuels n’existent pas dans la nature des choses mais reflètent des systèmes philosophiques préexistant. En un sens, ils contiennent es stratégies conscientes et inconscientes d’exclusion et de répression et abondent en contradictions internes et en paradoxes intrinsèques. Nous ne pouvons jamais maîtriser complètement notre langage; ses effets, inévitablement, vont au-delà de ce que nous pouvons contrôler. Les déconstructionnistes, en conséquence, donnent une place exagérée tout autant à ce qui est absent dans un texte qu’à ce qui y est présent. Il n’y a pas de solution pour éviter ce paradoxe : nous échouons inévitablement avec notre volonté de représentation et aussi lorsqu’il s’agit de faire un choix entre les diverses interprétations des textes qui nous sont donnés, que ce soit des livres ou des bâtiments.
Assez de temps s’est écoulé, maintenant, pour que nous puissions commencer à faire mesure égale entre le mouvement postmoderne et le mouvement déconstructionniste. Pour ce qui est positif, la postmodernité a affranchi et donné du pouvoir à ceux qui sont en marge des centres traditionnels de l’autorité scolastique (plus spécialement à ceux qui sont au-delà de ce que l’on appelle les sciences “dures”); la différence a été reconnue, quelle qu’en soit la raison (par exemple, le genre, la race et l’origine ethnique); et en conséquence, l’hégémonie des centres de pouvoir existant a été excessivement indéterminée. En un mot, la postmodernité a été libératrice. Pour ce qui est négatif, beaucoup regrettent amèrement la perte de la rationalité, particulièrement comme ce qui est le fondement de l’action individuelle et collective; ils désapprouvent ce qu’ils perçoivent comme de la cacophonie ou des brouhahas de voix devant crier pour être entendues; et ils ont décrié ce qu’ils voient, comme étant un conservatisme essentiel de la philosophie qui, si elle englobe tout, paraît embrasser un pluralisme sans fin[[Pour des appréciations négatives du postmodernisme et de la déconstruction voir, respectivement, Alix Callinicos, Against Postmodernism (New York : St. Martin’s Press, 1990) et John Ellis, Against Deconstruction (Princeton : Princeton University Press, 1989)..
Pour ma part, j’accepte que nous vivions dans une ère de conscience postmoderne. De ce point de vue, il n’y a pas le choix, à moins que nous ne soyons prêts à nous déclarer nous-mêmes en faveur de l’ignorance ou du statu quo. En conséquence de quoi, je préconiserai une diversité de lectures de la ville, incluant de nombreuses subjectivités différentes qui décrivent les représentations variées d’une même expérience urbaine. A. S. Byatt, dans son roman Possession, saisit magnifiquement la promesse inhérente à la posture postmoderne: “On lui avait appris que le langage est essentiellement inadéquat qu’il ne raconte jamais ce qui est, qu’il ne dit rien d’autre que ce qu’il est lui-même…. Ce qui lui était arrivé, c’était que les manières par lesquelles cela pourrait être dit étaient devenues plus intéressantes que l’idée que cela pourrait ne pas être”[[A.S. Byatt, Possession . A Romance (New York : Random House, 1990), 513..
Alors, inévitablement, il y aura différentes façons de voir et de représenter. Une sensibilité postmoderne est précisément intéressée par la manière dont le monde autour de nous acquiert ses différentes significations et avec quelles conséquences. Comment peut-on utiliser les préceptes du postmodernisme pour donner une signification aux multiples réalités de Los Angeles ?

Comprendre Los Angeles

La plupart des grandes villes du monde ont un signe distinctif immédiatement reconnaissable : pensez aux grands boulevards parisiens, aux gratte-ciel de New York, ou aux églises de Rome. Mais Los Angeles apparaît comme une ville ne pouvant être décrite communément, sauf peut-être comme une iconographie du bizarre. Il y a vingt ans, Reyner Banham a établi une carte-référence du paysage de Los Angeles. Jusqu’à aujourd’hui, cette carte fait autorité, reste évocatrice et est immédiatement reconnaissable. Il identifia quatre “écologies” de base : les zones du surf (les villes de plage); les collines (les enclaves privilégiées de Beverly Hills, Bel Air, etc., où les contours financiers et topographiques se superposent presque exactement); les plaines de Id (les plaines centrales infinies); et les auto-topies[[Reyner Banham, Los Angeles . Architecture of the Four Ecologies (Harmondsworth : Penguin Books, 1973). ( les autoroutes, a “complète way of life” selon Banham).
Pour Douglas Suisman, ce ne sont pas les autoroutes, mais les boulevards de Los Angeles qui déterminent par-dessus tout la structure physique de la ville. Un boulevard est une rue étendue qui: “(1) connecte de grandes artères sur une échelle métropolitaine; (2) procure un cadre pour les services sociaux et commerciaux; et (3) agit comme un filtre pour les voisins résidents adjacents”. Suisman démontre que les boulevards font plus qu’établir un schéma organisateur; ils constituent “l’armature irréductible de l’espace public de la ville” et sont empreints d’une signification sociale et politique qui ne peut être ignorée. Aujourd’hui, ces colonnes vertébrales relient les municipalités régionales[[Douglas R. Suisman, Los Angeles Boulevard (Los Angeles : Los Angeles Forum for Architecture and Urban Design, 1989), 6. Souligné par l’auteur..
Pour Edward Soja, Los Angeles est une métropole décentrée, décentralisée, dotée de l’incontournable fragmentation du “postfordisme”, c’est-à-dire, un régime de plus en plus souple et de plus en plus désorganisé d’accumulation capitaliste. Ce qui accompagne ce mouvement, c’est une conscience postmoderne, une reconfiguration culturelle et idéologique qui modifie notre expérience de l’être social. Cependant, le centre résiste, en raison de son rôle de panopticon urbain: le point stratégique de surveillance pour l’exercice du contrôle social étatique. En dehors du centre s’étend un mélange de “recoins” et de “citadelles”, imbriqués dans les couloirs dessinés par les boulevards. La structure urbaine qui en résulte est un patchwork complexe, très fragmenté, encore jugulé par une rationalité économique sous-jacente: “Avec une exquise ironie, le Los Angels contemporain en arrive à ressembler, plus que jamais, à une gigantesque agglomération de parcs d’attraction, un espace vital composé de “Disneyworlds”[[Eward Soja. Postmodern Geographies (New York : Verso, 1989), 246..
Ces trois descriptions donnent des aperçus divergents des paysages de Los Angeles. Banham considère dans son ensemble le “torse” de la ville, et distingue trois composants de base (les zones de surf, les plaines et les collines) tout autant que les artères connectrices (les autoroutes). Suisman détourne notre regard des artères principales vers les veines qui irriguent la vie quotidienne (les boulevards). Soja considère le “corps dans le contexte”, articulant les liens entre l’économie politique et la culture postmoderne pour expliquer la fragmentation et la différenciation sociale à Los Angeles.
Chacun de ces trois auteurs maintient un détachement calculé par rapport à la ville, comme si un point de vue voyeuriste, une vue de dessus, était nécessaire pour découvrir la rationalité inhérente au paysage urbain. Néanmoins, une sensibilité postmoderne serait volontaire (voire impatiente) pour renoncer au Modernisme inhérent à ces représentations “objectives” du texte urbain. Que révèlerait un postmodernisme “du dessous”?

Le postmodernisme est presque synonyme de complication. C’est évident à Los Angeles qui apparaît comme une intense localisation et fragmentation du processus social. La microgéographie de Los Angeles est extrêmement grenue et variée. A la manière de Michel de Certeau, on peut dire que la clé de cette vie sociale se situe au niveau de la rue, où les comportements humains peuvent être observés au travers de la myriade des pratiques quotidiennes[[Michel de Certeau, The practice of Everyday Life (Berkekey University of California Press, 1984).. Ainsi, la solution pour comprendre Los Angeles est de la considérer comme une addition de localisations. Il n’y a jamais de réalité unique de la ville (bien qu’il y ait eu des mythes singuliers dans l’esprit de ses divers observateurs).
L’hétérogénéité sociale et l’amplitude spatiale de la métropole ont encouragé les autonomies locales intenses et effectives. Cela apparaît dans tous les milieux sociaux, incluant la politique, le travail, la famille, la culture et l’environnement. Une conséquence importante de l’étendue de l’espace métropolitain est la difficulté à avoir une autorité urbaine formelle. Cependant, Los Angeles peut prouver
qu’elle est le précurseur d’un nouveau style de politique décentralisée. La région est divisée en plusieurs fiefs, avec leurs chefs qui sont constamment en conflit Les problèmes de la représentation politique incluent des disputes perpétuelles entre les gouvernements des comtés et des villes, la résurgence de mouvements à croissance lente/sans croissance, et les difficultés liées à la participation politique des minorités raciales et ethniques. Alors que la région continue de s’étendre géographiquement, l’autorité locale a de grandes chances de devenir de plus en plus vague et de moins en moins capable de répondre aux problèmes fondamentaux. Par conséquent, les alliances officielles et officieuses, légales et illégales ont pris de l’ampleur pour mettre en avant leurs revendications, y compris celles des homosexuels, des gangs, des féministes, et des groupes raciaux et ethniques. Elles travaillent à l’intérieur des interstices des structures du pouvoir qui, ainsi, deviennent de plus en plus présentes dans la vie quotidienne de leurs membres. Le régionalisme est particulièrement important dans la construction sociale de l’identité individuelle et sociale de notre société postmoderne.
Livrés à eux-mêmes et encouragés par les règles de la politique, les fonctionnaires élus exercent leur pouvoir à l’intérieur de leurs fiefs de manière de plus en plus autocrate et souvent corrompue. Et, ainsi, le dédoublement de la politique en politique officielle et en politique officieuse est tellement intensifié que la métaphore du panoptique invoqué par Soja semble remarquablement inappropriée. Loin d’être soumise à une étroite surveillance centrale, Los Angels semble fonctionner à la limite de l’anarchie ! Ce n’est pas pour rien que l’on fait allusion à “une meute de chiens” en parlant du Los Angels City Council.
Par un évident paradoxe, la prééminence croissante du régionalisme dans la ville postmoderne a été facilitée par l’apparition d’un capitalisme mondial. L’émergence du “postfordisme” a abouti à l’accélération des flux du capital mondialisé, et à une quête incessante d’une main-d’oeuvre bon marché à l’échelle internationale[[Allen J. Scott, Metropolis : From Division of Labor to Urban Form (Berkeley : University of California Press, 1988).. Ici, les conséquences ont été la désindustrialisation rapide (particulièrement dans la “snowbelt”) et une (re)industrialisation (dans la “sunbelt”).
Los Angeles, d’une façon peut-être typiquement postmoderne, fait simultanément l’expérience des deux. A l’intérieur de ses limites, la ville garde les vestiges d’une industrie automobile majeure en même temps qu’elle se dote des tours étincelantes des sociétés de la haute technologie. Los Angeles est une “ville informelle” avec une myriade de salaires minimum, de petits boulots de service temps partiel (tels que les débouchés offerts par le fast-food) et des secteurs non définis (vendeurs de rue sur les aires d’autoroutes, le recyclage des déchets de produits maraîchers, etc…). La globalisation du capitalisme a relié le régional avec toujours plus d’efficacité aux développements mondiaux du postfordisme; ce qui se passera demain dans le centre de Los Angeles peut résulter des fluctuations d’hier sur le marché local du travail aux Philippines[[Mike Davis, City of Quartz : Excavating the future in Los Angeles (New York : Verso Press, 1990)..
En termes sociaux, Los Angeles peut être désormais considérée comme une ville surdéveloppée, florissant au sommet d’une ville “tiers-mondiste”. Cette qualification se réfère à une abondante population qui, soit fait partie d’une économie “informelle”, soit gagne un salaire qui est à la limite du seuil de pauvreté, population qui tend à être logée en marge dans des habitations standards, voire sans logement. La métropole postmoderne se polarise de plus en plus autour du problème des classes sociales, des revenus, des races et des ethnies. Les classes défavorisées sont en grande majorité celles des gens de couleur. Leurs vies de famille sont de plus en plus brisées par les emplois instables, désorganisées (par exemple, la nécessite pour les deux parents de travailler, ou le besoin pour certaines familles d’être ensemble afin de s’offrir de quoi se loger). Ces tendances ont été aggravées par la forte propension à la privatisation aussi bien que par les conséquences pratiques de cette privatisation qui émergea pendant l’ère Reagan, et ces tendances montrent un léger signe de fléchissement dans les années 90[[Jennifer Wolch, The Shadow State : Government and Voluntary Sector in Transition (New York : The Fondation Center, 1990)..
Cette ouverture sensible aux tendances mondiales aurait probablement été amoindrie si elle n’était nécessaire à l’érosion des relations horizontales et verticales entre les branches de l’appareil étatique. A la maison, la rhétorique du “moins de gouvernemental” et du “plus d’initiative privée” reflète l’aversion du gouvernement à s’accommoder des problèmes sociaux, économiques et politiques, comme l’avait fait l’augmentation du “fédéralisme fiscal” (les transferts fédéraux vers les villes de Californie ont diminué de deux-tiers par rapport à leur niveau de 1980). Le souci de la reproduction sociale, de la communauté, et de l’intérêt public a par conséquent diminué. En effet, les gouvernements et la populace ont fait collusion dans le déclin du bien commun. A la suite de quoi, les vulnérabilités locales ont été exacerbées par le déclin de l’état national après un siècle d’importance exagérée.
L’effondrement de la société est une des raisons pour lesquelles la ville postmoderne est de moins en moins une infrastructure crédible. Le crime sévit partout. La culture liée à la drogue est reconnue par les gangsters comme une réponse rationnelle à l’absence d’emplois. Les soins médicaux pour les pauvres n’existent pas. Les écoles publiques sont une véritable pagaille. Dans la région de Los Angeles, être à la rue se répand comme une épidémie. Et le système de la sécurité sociale est en train de s’effondrer.
Les images apocalyptiques du film Blade Runner ne sont rien d’autres que la fiction de certains jours de l’année à Los Angeles[[Mais China town de Roman Polansky et plus récément Les Arnaqueurs de S. Frears captent l’essence de Los Angeles de façon plus aiguë. Un brillant superficiel, une lumière rougeoyante et des nuances pastels qui tout ensemble conspirent à masquer une sous-culture ideuse de vice, de mensonge et de révolte.. La qualité de l’air dans la ville est la pire de toute la région, malgré des mesures de plus en plus draconiennes.
L’expansion de la population des aires urbanisées a entraînée d’autres crises aiguës, crises à incidences humaines, particulièrement ce qui a rapport avec l’approvisionnement en eau, la destruction des déchets toxiques et les égouts. Ces problèmes, ajoutés aux hasards de la nature, spécifiques à Los Angeles, (tremblements de terre, raz de marée, glissements de terrain, incendies) mettent de plus en plus à l’épreuve la croyance selon laquelle la Californie du Sud continue d’agir comme un pôle attractif de développement. Bien que l’on discourt sur les enjeux de l’environnement, la survie de la nature (sous toutes ses formes) reste une priorité secondaire.
Le localisme intense, ajouté à l’absence d’un réseau plus régulier de transports publics, rend possible et même necessaire la décentralisation et la diversité dans la vie quotidienne. Les Angelanos réinventent leur ville tous les jouas Par exemple, il n’y a pas besoin d’aller dans le centre ville pour profiter des divertissements ou des évènements culturels. Il y a d’importants cinémas de quartier à Pasadena, Hollywood, Long Beach, et dans le comté d’Orange. L’art est florissant à Santa Monica, Hollywood Ouest, et dans d’autres quartiers au-delà du centre ville. En fait, le centre ville de Los Angeles n’est pas le centre ville pour la vaste majorité de la population régionale. Des tentatives ont été faites pour créer un centre d’activité régional à l’intersection focale de quatre autoroutes majeures. Cependant, dans sa progression, une large part de l’agglomération commerciale et résidentielle d u centre ville “typique” d’aujourd’hui est, comme le fait remarquer Mike Davis, “un monument pervers aux échecs des Etats-Unis dans la guerre mondiale du négoce”( ce qui permit un reflux massif des capitaux internationaux pour un réel investissement spéculatif)[[Davis, City of Quartz, 138..
La capacité d’inventer sa propre ville est exagérée par la présence en tout lieu d’une industrie de l’image vouée à la fantaisie, au prestige et à l’opulence. Connue universellement comme “L’Industrie” (toujours capitalisée!), l’industrie du film et de la télévision entretient un flux stable d’images équivoques qui célèbrent la ville (de même que L.A Story de Steve Martin), dans laquelle, par exemple, les sans domiciles sont représentés comme des savants idiots en roue libre capables d’enrichir notre vie (Down and Out in Bervely Hills). Quand le mauvais côté de la vie est autorisé à émerger (dans un grand nombre d’épopées de flics et de voleurs , généralement la loi et l’ordre triomphent après quelques bains de sang favorables aux bons. Comme dans d’autres villes importantes, les Angelenos sont encouragés par les journaux télévisés de la nuit, dans leur fierté perverse à avoir réussi à vivre une journée de plus (même si leur plus grand défi personnel a pris la forme d’un péage d’autoroute).
En somme, l’analogie que je souhaite évoquer entre la pensée postmoderne et l’urbanisme postmoderne est la suivante: la ville postmoderne est une ville dans laquelle les modes traditionnel de contrôle se sont volatisés sans qu’aucune rationalité ne s’y sot encore substituée. En attendant, des formes émergentes de l’economie, du social, et des relations politiques affluent pour parer à cette vacuité. C’est la localisation de ces effets qui est en train de construire la nouvelle géographie de la société postmoderne – notre nouvelle structure espace-temps[[Les bases théoriques de cette argumentation sont examinées plus complètement dans Michael Dear, “The Postmodern Challenge Reconstructing Human Geographiy, ” Transactions, Institute of British Geographers 13 (1988) : 262-274 et Michael Dear, “The Premature Demise of Postmodern Urbanisme,” Cultural Anthropology 6, n° 4, prêt à paraître. Pour un exament spécifique de la rhétorique de la planification urbaine dans le nouvel urbanisme, voir Michael Dear, “Privatization and the Rhetoric of Planning Practice,” Society and Space : Environneent and Planning D 7 (1989) : 449-462..

Prendre Los Angeles au sérieux

Los Angeles est-elle le modèle du développement urbain du vingt-et-unième siècle? Je ne peux répondre à cette question avec certitude. Le modèle de Chicago ne convient évidemment pas pour décrire l’évolution métropolitaine contemporaine. Et Los Angeles ne pourra bientôt plus être considérée comme une exception à la règle. Los Angeles a toujours été, plus ou moins, une métropole décentralisée, particulièrement depuis l’avènement de l’automobile. Avec le temps, la métropole est devenue toujours plus fortement nucléaire”, une caractéristique qui est intensifiée par la polarisation régionale de plus en plus importante, du social, du politique et de l’économique. En fait, la dichotomie Premier monde / Tiers monde est peut-être la principale caractéristique de cet urbanisme qui est en train d’émerger à Los Angeles. Cette dichotomie résulte de l’extraordinaire ouverture de l’économie régionale au postfordisme et de l’avènement d’une classe économique pauvre et “informelle”. Cela a été facilité par le déclin d’une politique officielle et la dissolution de l’État Providence. La prolifération associée de politiques locales officieuses a incité à la privatisation, ce qui était une part de l’agenda politique des années Reagan. Dans la microgéographie étonnamment variée de Los Angeles, c’est désormais plus que jamais possible et nécessaire pour les Angelenos de réinventer leur ville au jour le jour.
Tout ceci n’est, au moins pour le moment, que conjecture. J’aurais pu poussé l’aura prophétique de Los Angeles au-delà des limites décentes, mais plusieurs villes sont tout aussi capables de nous amener à nous poser les bonnes questions quant à l’urbanisme postmoderne. L’urbanisation de Bay Area et de Borderland a beaucoup à apprendre du Los Angeles postmoderne[[Le cas du comté d’Orange a été récemment traité par Rob Kling, Spencer Olin, and Mark Poster, Postsuburban California : The Transformation of Orange County Since WWII (Berkeley : University of California Press, 1991).. Les architectes et autres urbanistes n’ont besoin que de courage pour considérer stoïquement et sans préjudice les différences qui font Los Angeles. Banham nous a habilement mis en garde: “Los Angeles fait peur… parce qu’elle brise les règles”[[Banham, Los Angeles, 236..

Traduit de l’américain par Christel PARIS