Majeure 25. Masoch avec Deleuze

Présentation

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Au calendrier, cela fait un peu plus de dix ans que Gilles Deleuze nous a quittés.
Il n’aura jamais été aussi présent.
Une explosion de traductions, d’articles, de numéros spéciaux de revues, d’ouvrages au singulier et au pluriel, de vocabulaires et de dictionnaires, de collections (en Deleuze and /, Deleuze on), d’études critiques, de rencontres et de colloques sous toutes les latitudes…
Si bien que l’on peine à se remémorer cette époque pas si lointaine — un peu plus de dix ans — où l’altérité expérimentale de cette pensée, jusque dans sa litigieuse traversée de l’histoire de la philosophie, en limitait si fortement l’inscription sur la scène de la philosophie contemporaine que les livres sur Deleuze (avec ou sans Guattari) se comptaient sur les doigts d’une main.
Sans bouder aucunement notre plaisir pris à ce qui peut être perçu, vu de France, comme un « retour du refoulé », ni ignorer la dimension inévitablement très politique du déploiement de cette pensée qui n’aura cessé de se penser dans l’expérience réelle d’un devenir-minoritaire (non seulement par rapport à l’Institution philosophique, mais également eu égard à ses contestations obligées dans une dialectique supérieure alimentée par Marx ou Heidegger…), on tiendra que tout ajout à cette prolifération mérite aujourd’hui une manière de justification. Ne serait-ce que pour ne pas verser dans la commémoration (convenue ou intéressée) d’une œuvre dont la publicité est si peu à faire qu’elle apparaît à certains comme une manière de philosophie d’ambiance. Ce qui est, convenons-en, à la fois plus inquiétant et plus intéressant que le lancement d’une nouvelle « école ».

(Ces lignes étaient écrites quand nous a été communiquée la terrible nouvelle de la disparition de François Zourabichvili, avec lequel je venais de passer quelques beaux jours à Istanbul, Raymond Bellour et David Lapoujade étaient là aussi, tous invités par Ali Akay dans le cadre de l’exposition « Pour Gilles Deleuze » qui s’ouvrait magnifiquement dans Les Vagues de Thierry Kuntzel. Sans voix. La vague qui se brise pour ne plus revenir laisse sans voix. Comment reprendre cette brève Présentation — puisqu’il le faut — sans revenir vers lui, quand nous publions ici-même le dernier texte sur lequel il aura travaillé, « Kant avec Masoch », et que nous avions convenu, lors de la dernière conversation que j’ai pu avoir avec lui, d’éclaircir et de développer dans un prochain numéro de Multitudes notre litige concernant la question de l’ontologie dans la systématique deleuzienne. « Il n’y a pas d’ontologie de Deleuze », martelait-il encore dans la nouvelle introduction (2004) à la réédition de son Deleuze. Une philosophie de l’événement en mettant en avant le basculement « affectif » d’une onto-logique de l’être et du savoir vers une logique déterritorialisante de la relation et de la croyance qui serait le véritable milieu de cette pensée en E(S)T. « Aussi l’événement, toujours pluriel et précédé par d’autres, n’a-t-il pas comme dans les pensées de provenance phénoménologique le caractère d’un avènement. » Et là-dessus, ô combien nous concordions…Ce projet, d’une façon ou d’une autre, nous le mènerons à bien dans un Dossier qui sera offert à la mémoire de François Zourabichvili.)

Reprendre avec lui, lorsqu’il avançait : « Écrire sur Deleuze, ce n’est pas commémorer une révolution philosophique déjà faite. » Le propos aiguisé de François Zourabichvili prend un tour supplémentaire en ces temps de commémoration où guettent les expertises en pureté deleuzo/guattarologique comme les tentations multiples d’une histoire pacifiée de la pensée contemporaine (Deleuze et la psychanalyse, Deleuze et la phénoménologie, Deleuze dans la French Theory…) ; tout comme sa conclusion, qui restera tragiquement en suspens et en attente de nous : « nous présumons que la philosophie ne sortira pas indemne de l’aventure deleuzienne, mais nous savons que c’est à nous de le montrer et de l’accomplir([[F. Zourabichvili, Deleuze. Une philosophie de l’événement, « Introduction inédite (2004) : l’ontologique et le transcendantal », in F. Zourabichvili, A. Sauvagnargues, P. Marrati, La Philosophie de Deleuze, Paris, PUF, « Quadrige », 2004, p. 12.). »
C’est la meilleure introduction à la présente Majeure ( !) Deleuze / Masoch. Méthodologiquement et systématiquement (puisque Deleuze se revendiquait d’une pensée du système), il s’est agi de suivre une ligne susceptible de remettre l’œuvre de Deleuze en chantier en faisant résonner au présent, en et pour nous, son caractère le plus intempestif — avec son intensité et sa logique « combattante », selon le mot de David Lapoujade qui avait reçu l’assentiment de tous lors de notre rencontre d’Istanbul. « Fuir, mais en fuyant, chercher une arme ». Or, l’altérité combattante de Deleuze est d’abord l’affaire de l’hétérogenèse de cette pensée qui se lance concrètement vers l’expérimentation d’une ontologie des forces valant pour critique et clinique de la philosophie (Nietzsche et la philosophie, 1962) à partir de ces trois moments constituants où se joue, déjà, toute une philosophie de la différence : ce sera l’empirisme, un empirisme des relations, plutôt que le matérialisme dialectique (Empirisme et subjectivité, 1953) ; Bergson, un bergsonisme à réinventer conceptuellement, plutôt que la phénoménologie (« Bergson » et « La Conception de la différence chez Bergson », 1956) ; et enfin Masoch plutôt que Sade dans un article publié en 1961 — six ans donc avant la Présentation de Sacher-Masoch (1967) — dans la revue Arguments (dirigée par Kostas Axelos) et non réédité depuis lors, qui donne le ressort de ce chantier([[Notre très réelle reconnaissance et nos remerciements à Fanny Deleuze et Irène Lindon qui ont gracieusement autorisé cette republication.) en ménageant de nouvelles pistes, peut-être de nouvelles lignes de fuite et de conflits, qui pourraient contribuer à recharger notre intelligence de « l’aventure deleuzienne » — du devenir-Deleuze de Deleuze à l’ « événement » intempestif qu’il fait avec Félix Guattari.
Car cet article sobrement intitulé « De Sacher-Masoch au masochisme », dont on relèvera qu’il est étrangement contemporain par sa date de l’écriture de l’essai fameux de Lacan (« Kant avec Sade ») qui venait nouer le destin de la psychanalyse au très français sadomodernisme, s’offre à nous comme un véritable « supplément d’arme([[Le mot est de Laurent Jeanpierre dans un contexte qui vaut d’être cité : « Si, pour Deleuze, le conflit ne structure pas le champ social, la fuite ne saurait se suffire à elle-même sans le recours d’un supplément — un supplément d’arme ». L. Jeanpierre, « La Place de l’exterritorialité », Fresh Theory, Paris, Léo Scheer, 2005, p. 338.) ». En listant ses effets les plus immédiats : par la nécessité d’une non-philosophie qui se manifeste comme problème de la philosophie dans une approche intensive de la littérature, « en rapport avec le dehors », loin des jeux purs du langage et de la « textualité » ; par l’alternative à l’inconscient sous protectorat paternel qu’il dessine en contractant Jung contre Freud, pour le faire servir au « sabotage » de la loi du père ; par ce qu’il donne aussi à percevoir — avec l’émergence de certains thèmes comme « le problème des minorités » ou ce « complexe culturel, politique, social et ethnologique » dont on ne saurait, chez Masoch, séparer l’amour (c’est l’ouverture de l’article) et l’écriture — de l’importance et de la continuité de la ligne masochienne dans l’agencement deleuzien avant et après la rencontre avec Guattari (continuum à ce jour bien peu exploré([[À l’exception du livre récent de Monique David-Ménard, Deleuze et la psychanalyse. L’altercation, Paris, PUF, 2005 — sur lequel il faudra décidément revenir.))…
Remise en chantier donc, entre « champ de forces » et « roman policier supérieur », auxquels souhaitent contribuer les quatre articles qui suivent([[Cette Majeure devait comprendre un article de Beatriz Preciado, auquel nous tenions beaucoup pour la perspective vers les Gender Studies qu’il aurait ouvert. Les délais de bouclage interdisant sa publication, il sera repris dans un prochain numéro. ). Christian Kerslake présente une enquête en tout point inaugurale concernant les premiers rapports de Deleuze au concept d’inconscient et à la psychanalyse tels que ceux-ci se nouent, depuis Instincts et institutions (1953), sur la voie conduisant de Bergson à Jung, que le philosophe « pervertit » en faisant du masochiste l’agent de la réconciliation entre instinct et intelligence (ce problème, soit dit en passant, domine et motive le bergsonisme de Deleuze : ou comment réconcilier la vie et le concept…). Éric Alliez s’attache à suivre la ligne masochienne sur son versant le plus abrupt, d’annulation du Nom-du-Père, où se noue pour Deleuze un rapport de vie à la littérature libérée de la passion du signifiant et de combat contre la psychanalyse qui « empêche toute production de désir ». L’article de Régis Michel, qui aurait pu avoir pour titre (humoristique) « Du masochisme à Sacher-Masoch (qui n’existe pas), par-delà Deleuze x Guattari (qui insistent) », propose une cartographie « phantastique » (selon l’orthographe deleuzienne) de ce qui s’énonce en maso/misoanalyse. « Kant avec Masoch » — l’article de François Zourabichvili qui clôt ce Dossier conçoit le masochisme comme le lieu où s’articulent Désir, Art et Droit dans le sillage de Kant et contre lui. Car, moyennant Masoch-Deleuze (avec Schiller), c’est toute la Critique qui trouve à se réagencer dans un rapport intime à la question de la Clinique qui a pour nom re-construit : esthétique. Dans ce texte qui est un véritable « cristal », il faut entendre le cri philosophique de notre ami disparu : « Transcendantal est le désir ! ».