Articles

Principe et totalité

Partagez —> /

Le Traité des Premiers Principes Apories et Solutions, du néoplatonicien Damascius, s’ouvre sur un « commencement » qui, dès ses premières lignes, justifie son titre aporétique, et décourage, à l’avance, tout rapprochement avec le livre biblique de la Genèse. « Ce que l’on appelle le principe unique du tout est-il au-delà du tout, ou bien est-ce quelque chose qui fait partie du tout, comme le sommet des êtres qui procèdent de lui ? Et le tout, disons-nous qu’il est avec le principe, ou bien qu’il est après lui et procède de lui ? »
Excellente occasion, m’a-t-il semblé, de réfléchir à nouveau sur les rapports du « principe » et du « tout », et de rendre hommage à ce qu’il faut bien appeler « un événement philosophique »[ 1.
Un examen attentif du dilemme initial, qui nous est proposé, d’entrée de jeu, comme interrogation radicale, ne peut pas se dispenser de repérer, dans le langage damascien, les termes-clés qui appuient la question. Or, la question met en rapport, au titre de préalables sémantiques, dont on présuppose la compréhension, les substantifs « principe » et « tout », que préfixe, en indicatifs d’existence et d’unicité, l’équivalent grec de notre article défini : « Le principe » (précisé comme « l’unique » principe) et, corrélativement, « le tout », doté à son tour d’un même privilège de singularité.
Ces précisions, toutefois, ne sont pas suffisantes. A qui s’adresse Damascius ? L’auditeur présumé n’est probablement pas l’homme de la rue. Pour bien entendre « l’unique principe » et « l’unique tout », il faut, sans doute, avoir été assez longtemps à l’école du dialogue. Celui-ci, du reste, prévient notre inquiétude par une définition liminaire : « La pluralité des choses dont il y a une unique coordination, voilà ce que nous appelons le tout. » Comme le remarque Combès (note 2, p. 131), l’expression grecque « mia suntaxis » « signifie le tout dans son architectonique : ce n’est pas seulement le système réalisé, mais sa systématisation même, en acte, à partir de son principe immanent, c’est-à-dire le tout comme principe, opération et résultat » (sur les précédents platonicien et plotinien, ibib., quelques citations).
Deux lignes plus loin, comme si les deux définitions ou appellations étaient équivalentes, nous lisons : « En un mot, nous appelons tout au sens strict la totalité de ce qu’il nous est possible de concevoir de quelque manière que ce soit » (p. 2, souligné par nous). Le tout, seconde manière, éveille moins une architecture, plus ou moins compliquée, qu’un englobant, vers lequel on s’élève, et qui rappelle, en extension, le célèbre « id quo majus cogitari nequit », si grand qu’on ne saurait en penser un plus grand, à tel point que « le principe lui-même » s’y trouve compris, à l’image de la famille et de la cité où s’unissent, au titre d’« éléments », père et enfants, gouverneurs et gouvernés. Cette seconde acception du « tout » ne recouvre pas exactement, semble-t-il, en dépit de ce qui nous est dit, le sens de la première. De nos jours, distinguant relation d’appartenance et relation d’ordre, nous marquerions la différence entre un ensemble simple et un ensemble ordonné.
Au paragraphe suivant, une nouvelle surprise nous attend sous la forme d’un énoncé axiomatique et de la conséquence immédiate qu’on en tire : « Toute chose doit ou bien être principe, ou bien procéder d’un principe ; et le tout, par conséquent, ou bien est principe ou bien procède d’un principe » (le soulignement est de nous). Dans l’axiome, « tout », en position d’adjectif indéfini, a la valeur distributive d’un quantificateur universel ; « le tout », par contre, qui figure dans la conséquence, nous réfère à un singulier, existant et unique. Le passage, logiquement indu, d’un usage à l’autre de l’expression « tout », cause un certain malaise. Il serait mesquin, cependant, d’accuser l’auteur d’avoir identifié « le tout » à une « chose » parmi d’autres. Un esprit aussi délié, si méfiant des pièges du langage qu’il ne cesse de traquer, tant il en redoute le « morcelage substantialisant », ne saurait se permettre une telle grossièreté. Il convient donc de ne pas restreindre le sens du neutre grec pan, que nous traduisons par « toute chose », aux corrélatifs « chosifiés » d’une trop lourde perception. De même, ta panta (« le tout »), en son extension la plus englobante eu égard aux diverses « totalités » dont le discours damascien analyse, à chaque niveau du flux processif, la structure spécifique, n’accule pas le moderne lecteur à une exégèse « ensembliste » qui en ferait « l’ensemble de tous les ensembles », doté de la propriété d’être élément de lui-même. Damascius, manifestement, ne pense pas dans ce registre. Nulle part, que je sache, il ne parle d’ensembles qui, pour une logique de l’extension, se contiennent ou ne se contiennent pas. Par contre, il a soin de définir, avec quelle subtilité, parfois, les différentes tournures ou flexions que prend « le tout », selon les degrés de tension ou de relâchement qui, du plus haut au plus bas, scandent de leurs modes le dynamisme de la procession. Le ternaire des trois premiers principes qui sont comme le germinal de la procession, à savoir « l’un-tout antérieurement au tout, le tout-un qui est le tout, et le tout-un qui est formé de l’un et du tout, c’est-à-dire l’unifié » (vol. II, p. 39) représente, pour reprendre les termes de Combès, « les fonctions pures de l’un qui constituent la matrice du tout » (vol. I, p. LIX). Le Commentaire du Parménide, en étroite liaison avec ce germinal, ne fera que déployer l’implicite qu’il recèle, à partir de l’âme comme centre de perspective et de projection. Les hypothèses platoniciennes deviendront alors, au fil de cette exégèse, autant d’expressions, ou de différenciations du tout, coordonnées entre elles par un système de rapports et de correspondances qui assigne à chacun son « lieu naturel » dans un réseau-univers. (Cf. ibid., p. LXXI, le précieux schéma qui illustre admirablement « la structure complète de la procession » du tout dans le Commentaire.)
Si l’on tient compte de cette « ample respiration » du tout, en sa dynamique singularité d’englobant universel et d’« unique coordination de la pluralité », l’abrupte question qui inaugure le Traité se comprend mieux, sans cesser pour autant de nous surprendre. Car il est vrai que le tout, ainsi ressaisi en sa complexité, s’organise selon des principes immanents, on a le droit de se demander s’il épuise la pensée du principe ; ou bien s’il laisse planer, sur son autosuffisance bien fondée, le soupçon d’un au-delà, qui ne serait point un arrière-monde. A cette marge d’« au-delà », qui sous-tend sa recherche et en nourrit l’interrogative ferveur, Damascius donne le nom « de principe unique », c’est de lui qu’il s’agit, et de sa problématique nécessité.

L’APORIE DU « PRINCIPE UNIQUE »

« Le tout, disons-nous qu’il est avec le principe ou bien qu’il est après lui et procède de lui ? »

1. Si l’on part de cette dernière hypothèse, une irrépressible objection surgit aussitôt : « Comment pourrait-il y avoir quelque chose en dehors du tout ? Car ce à quoi rien ne fait défaut, c’est cela qui est le tout au sens strict. » Si le principe (unique) lui fait défaut, « il n’est plus le tout au sens strict ». De plus, « le tout veut être une pluralité limitée ; car « l’illimité ne saurait être exactement le tout ». Par conséquent, « rien ne se manifestera hors du tout ». Le principe doit s’inscrire à l’intérieur de ces limites qui l’enveloppent au titre de « limite supérieure », de même, les effets dudit principe prennent, à l’intérieur du tout, la valeur « de limite inférieure ». Il s’ensuit également que la coordination du principe et de ses dérivés ne saurait faire double emploi avec « l’unique coordination » qui, précisément, comme nous le disions plus haut, définit le tout.
« D’autre part » si, en accord avec la première hypothèse, nous posons le tout « avec le principe », que s’ensuit-il ? Il s’ensuit que le principe n’a plus rien d’original. Il perd sa qualité d’être « quelque chose » « en dehors de lui », vu qu’il en fait partie. Impossible dès lors que le tout procède de lui. Or nous avions énoncé l’axiome : « Toute chose doit ou bien être principe, ou procéder d’un principe. » Puisque le tout est avec le principe, il ne saurait en procéder comme d’un « dehors ». Et vu que le principe se présente comme un « dehors », il nous faut conclure que le tout n’est ni principe (il serait alors extérieur à lui-même) ni ne procède du principe qui serait, selon l’hypothèse, « avec lui ». Telle est la rigueur du tout, que rien ne saurait échapper à son emprise (p. 1-2).

2. Cette dialectique qui réduit à néant le principe (unique) semble irréfutable. Pourtant, elle ne sature pas l’interrogation. Elle incite plutôt à un approfondissement de l’analyse. En sa massivité compacte et irréfutable, le tout trahit une certaine distinction et une certaine pluralité. Comment donc sont apparues « pluralité » et « distinction » ?
Telle est la question que masque l’aporie. Car le tout n’est ni pluralité pure ni distinction pure. Il est une pluralité unifiée qui, en deçà d’elle-même, exige sa raison, c’est-à-dire « ce par quoi » le plusieurs est devenu, par la coordination des distincts, la « totalité » dont on parle aisément, comme si elle allait de soi. Or cette raison ou « principe » n’est autre que l’un, qui, par sa fonction unitive, ne ressortit ni au « plusieurs » ni au « distinct ». L’un-principe ne saurait donc être ni « le tout », ni élément ou partie ou forme du tout. Vous pourrez, il est vrai, rabattre « le tout » sur l’un lui-même ; à la rigueur, en faire un prédicat de l’un. Mais alors, il convient de distinguer « trois modes pour le moins » de prédication : « Le mode unitaire, le mode unifié et le mode plurifié », qui s’échelonnent selon les différents degrés de tension dont l’un s’affecte dans ses modes. Mais n’oublions pas que c’est toujours par rapport à lui que les différents « tous » prennent sens et consistance. Il n’en reste pas moins que, si simplifié que soit « le tout » dans l’un même qui « l’absorbe » en quelque sorte, celui-ci, comme un-tout « antérieur au tout cause de tout », souffre d’une dualité relationnelle. Vous pourrez, il est vrai, objecter que « c’est nous qui nous divisons à l’égard de sa simplicité, et même qui nous purifions, car c’est lui, par le fait d’être un, qui est tout selon le mode le plus simple ». « Même si l’on dit cela, cet extrême raffinement n’efface pas la trace du pluriel et de la coordination. La question que nous posions sur le tout, reflue sur son ombre la plus ténue. » Il faut que le principe du tout soit transcendant au tout lui-même, à la totalité la plus simple et à la simplicité qui a absorbé toutes choses, telle qu’est celle de l’un » (p. 3-4). L’un, que nous avions cru radical, s’exclut de la radicalité qui nous pousse au-delà. Il en demeure le « symbole ».

3. « L’unique principe » que nous venons d’entrevoir, au-delà de l’un lui-même, ne nous promet guère de repos. Mais avant de poursuivre sur une nouvelle longueur d’apories, il serait peut-être opportun de marquer le point.
Ce qui ressort de la discussion, pourrait se formuler de la manière suivante : le tout n’est ce qu’il est qu’à la condition de se dépasser dans l’un qui rend compte de sa multiplicité unifiée ; et d’achever le mouvement de transcendance qui l’anime dans un « plus outre » qui excède l’un lui-même, et qui justifie l’appellation, provisoire du reste, de « principe unique ». Une seconde conclusion, aussi impérative, bien que Damascius ne l’explicite pas, concerne notre pensée du tout. Si nous étions résorbés dans le tout, à l’instar d’éléments ou de parties, comment pourrions-nous prendre nos distances, nous élever en quelque sorte au-dessus de lui pour le soumettre à nos questions. Difficile, en effet, de supposer qu’un élément ou une partie soit capable d’une sécession et de l’interrogation qui la présuppose. C’est peut-être Schelling qui, dans les Ideen zu einer Philosophie der Natur (S.W. Beck-Oldenbourg, München, 1927, I, p. 666-668) me paraît avoir exprimé, au mieux, dans un contexte fort différent, le sous-entendu qui affleure du texte damascien : « Supposons que je sois [… une chose comprise dans la série des causes et des effets ; que je sois [… un simple résultat [… bref un simple rouage du mécanisme. Or ce qui fait partie d’un mécanisme ne peut pas s’en détacher pour se demander : comment tout cela est-il possible ? Ici, en effet, [… ce rouage occupe une place qui lui a été assignée par une nécessité absolue ; si le rouage que je suis quitte cette place, je cesse d’être ce rouage, je deviens un être indépendant. » [2
Je ne tiens pas à assimiler des discours que des siècles séparent. Je fais état d’une impressionnante analogie. Dans les termes de Damascius, je parlerais, volontiers, d’un « dehors du tout » ; un dehors à double face, puisqu’il se réfère à la fois au « principe unique », et à notre pensée du tout. Ce serait forcer le texte que d’affirmer : les deux ne font qu’un. Mais, si l’on maintient l’écart, il n’est pas téméraire d’ajouter : la pensée ne mettrait point le tout à distance, si elle n’exerçait, à sa manière, la puissance libératrice de « l’unique principe ». Le problème fondamental de Damascius, si j’ai bien compris ses « tourments », s’énoncerait donc ainsi : comment signifier dans un langage trop humain, et ontologiquement trop lourd, le principe unique que nous exerçons pour penser le tout, mais qui n’est rien de ce qu’est et doit être le tout ? Ce « rien par excès » ou ce dehors absolu ne nous donne la parole que pour la briser aussitôt sur un impératif d’iconoclasme. L’audace d’une pensée se mesure aux impossibles qui la défient.

4. « Donc (souligné par moi) notre âme à la divination que du tout, conçu de quelque façon que ce soit, il y a un principe au-delà de tout et incoordonné à tout » (p. 4).
L’appel au langage de la divination ne doit pas faire allusion. Il signifie simplement que la remontée vers « le principe unique » a un statut original qui le met à part des procédures habituelles de la connaissance. Sa radicalité nous impose l’austérité d’un radicalisme dont les conséquences sont obvies. A la rigueur, « par conséquent, il ne faut même pas l’appeler principe, ni cause ni premier, ni antérieur à tout, ni au-delà de tout, encore moins le proclamer tout » (ibid.). Ces appellations valent encore, dans une certaine mesure, de l’un en tant que un-tout. Mais ici, ou plutôt là-haut, les noms expirent sous la brûlure désertique de l’originel. Car ces noms, quels qu’ils soient, n’ont de portée que dans les limites du tout, c’est-à-dire du système des rapports et des oppositions qui s’y font jour. L’hénologie de l’un cause du tout ne suffit plus. Mais comment remonter au-delà de lui ? (p. 5). « Car peut-être nous avançons-nous dans le vide, fortement tendus vers le rien lui-même ; en effet, ce qui n’est même pas un, cela n’est rien en toute vérité. Comment savoir qu’il y a encore quelque chose au-delà de l’un » ? (p. 5).l A fortiori au-delà de l’être et de l’intelligible ? Il semble que nous ayions à choisir entre la plénitude du tout, terrain ferme de nos affirmations et positions, et le vide du néant pur et simple. A celui qui parle ainsi « nous pardonnerons son embarras (car inaccessible et impraticable est une telle pensée » (p. 6). Et pourtant « l’indicible conscience d’une vérité sublime » nous pousse à affronter l’impossible, en nous aidant de ce qui, « dans les choses d’ici-bas », nous paraît « le plus digne, le plus libre de toute relation » (p. 6).

5. Impossible et nécessaire, le chemin qu’on trace ainsi, sous le signe du superlatif, est semé d’apories que réitère, à chaque pas, l’angoisse obsédante du rien. Pour n’y point succomber, une distinction vient au secours de notre détresse. Car, « si cela n’est rien », il faut impérativement que « le rien soit de deux sortes : celui qui est meilleur que l’un et celui qui est en deçà ; si donc nous nous avançons dans le vide en parlant ainsi, c’est qu’il y a aussi deux façons de marcher dans le vide, l’une en tombant dans l’indicible, l’autre dans ce qui n’est en aucune façon et sous aucun rapport ; indicible, sans doute, est également de néant-ci [… mais il l’est selon le pire, tandis que celui-là l’est selon le meilleur » (p. 7-8). Distinction classique dans le néoplatonisme et, plus tard, au Moyen Age, il est malaisé de la fixer. Le rien inférieur, que Bergson reléguera au rang de l’illusion, n’est point, pour Damascius, un « néant de pensée », mais une pensée authentiquement platonicienne, qui ne semble pas faire problème. Elle ne serait contradictoire que par une réification du rien, de même étendue que l’être, et, par là, d’une égale positivité. Damascius ne pèche point par naïveté. Le Commentaire du Parménide intègre, audacieusement, aux degrés les plus ténus de la procession « le néant absurde de l’un de la 7` hypothèse », ainsi que « le néant absurde des “autres” de l’un, de la 9e hypothèse » (Cf. Introduction p. LXXI). Audace du philosophe qui saisit, dans le lien de l’impossible-absurde et du rien, la force qu’a la pensée de transgresser une de ses lois fondamentales pour délimiter, au niveau du discours, son domaine de juridiction. Aurait-on jamais énoncé le principe de non-contradiction, si l’on n’avait, au préalable, osé surplomber ce qu’elle exclut si résolument ? Plus généralement, Damascius est convaincu que toute pensée se meut dans le milieu de la coration. Or les corrélatifs sont de deux espèces : les uns relèvent d’une logique spontanée ou savante, des relations ; les seconds, ressortissent à l’opposition qui, dans le cas extrême, n’est plus de simple contrariété mais d’exclusion absolue. C’est de celle-ci qu’il s’agit lorsqu’on parle d’être et de non-être ou de rien, en leur plus stricte acception. Le néant inférieur, qu’il soit absolu ou, comme la matière, relatif à la privation de toute forme, n’est pas sans connexion avec le rien par excellence, dont ils sont le lointain « symbole ». Ils nous aident, malgré leur faiblesse, à ne le point méconnaître et à le préserver des dangers de le travestir. Dans notre marche vers l’ineffable, les deux riens figurent, aux points-limites d’une montée et d’une descente, le mouvement de l’âme qui, même tentée par l’ici-bas, reste capable d’en maîtriser la fascination, et de le transformer en soutien de son élan.

6. « Les deux façons de marcher dans le vide », et de pratiquer l’indicible ainsi définies, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Car, une fois encore, comment pouvonsnous dépasser l’un, que Platon déclarait inconnaissable et indicible ? Y aurait-il deux ineffables ? Mais, nous l’avons dit, l’un, si simple soit-il, n’en demeure pas moins l’« un-tout », antérieurement au tout. Or, en prenant nos distances à l’égard du tout et, du fait de cette distance, en donnant aux deux « rien », le sens que nous avons précisé, nous avons aussi tenu en respect, hors de l’irrévérence, la fascination de l’un, et son exemplaire simplicité.
L’ineffable ne doit être honoré que de notre ignorance et de notre silence, comme aux abords d’un sanctuaire inaccessible. Mais s’il est vrai que l’ineffable est complètement inconnaissable, « comment pouvons-nous écrire sur lui » ? Nous ne voulons, certes pas, « fabriquer des fictions, en délirant abondamment sur ce que nous ne connaissons pas ». S’il n’est rien du tout, sans coordination et relation à rien […. Voilà justement sa nature que nous sommes en mesure de quasi-connaître. « Du reste, son caractère d’inconnaissable, nous savons qu’il est inconnaissable ou bien nous l’ignorons. Si nous le savons, il est connaissable si nous l’ignorons, de quel droit le proclamer tel ? » (p. 11-12).
La réponse est aisée. La connaissance est « dans le connaissant, non dans le connu ». En termes scolastiques, nous dirions qu’il s’agit là de dénomination extrinsèques à la chose. L’objectant confond une relation externe avec une propriété immanente à l’objet. La difficulté relative au statut des négations paraît plus délicate à résoudre, bien que le principe de solution soit le même. Impossible, en effet, « de nier une chose d’une autre si l’on ne sait pas de quoi on la nie ». Or nous ignorons le principe, comment, dès lors, nier de lui quoi que ce soit ? A quoi nous répondons à nouveau : « En disant que le principe est inconnaissable, nous ne rapportons rien qui lui appartienne, nous faisons l’aveu de notre propre état envers lui ». Simple sophisme que ce report, sur le connu ou l’ignoré, de notre condition de connaissant ou d’ignorant.
« Sans doute, dans les autres cas, la privation de telle propriété en laisse subsister quelque autre. » Dans le cas présent, la négation n’a plus rien de local. Elle nie absolument tout prédicat possible. Et c’est pourquoi « elle ne permet aucune prise sur lui », fût-ce par le truchement du « rien, de l’incoordonné, de l’au-delà du tout », etc. (p. 13). La négation ainsi comprise, celle que J. Trouillard qualifiait de « parménidienne » (par contraste avec celles qui jouent encore dans le Sophiste ou le Philèbe), libère le principe de tout ce qui vient après lui. Elle nous libère aussi, en nous purifiant de toute prétention à une validité ontologique du discours, du « trop humain » qui nous habite. Elle exerce la « puissance libératrice » du « rien par excellence » dont elle procède, loin de le précéder.
Quant aux analogies qui transfèrent au principe les plus belles perfections, celles mêmes dont la théologie de l’éminence faisait usage en raison de leur pureté sans ombre, il doit être clair qu’elles ne sauraient s’appliquer à « celui-là », « car ce sont là nos conventions envers lui qui fuit totalement nos conceptions et nos conjectures ». « C’est par abstention même de toute conjecture que nous reconnaissons qu’il est lui, le plus merveilleux » (p. 14). La merveille n’est-ce pas « l’absolument ineffable » ?

7. Prenons garde, toutefois, aux illusions qui peuvent se cacher en nos plus subtils raffinements. Par exemple : « Notre opinion est qu’il n’est pas, et cette opinion est vraie » (p. 15) ; oubliant, en ce glissement vers le vrai, que nous restituons, de par la connexion du vrai et de l’être, l’ineffabilité du principe à l’ordre de l’être. Plus grave : nous parlons de lui ou de celui-là, comme s’il pouvait être un sujet de référence. Or il n’est même pas lui (p. 15 et p. 25). Les négations les plus intrépides ne sont pas non plus sans danger. « L’expression “ce qui n’est en aucune façon ni sous aucun rapport” est impropre à signifier l’ineffable ». En dépit des apparences, elle exprime une croyance ou une opinion, qui nous persuade que « l’ineffable est ainsi », alors qu’elle ne dit rien de plus que « nos propres états » (p. 15-16). Qu’il affirme ou qu’il nie, le verbe être, dans le cas présent, ne peut que trahir ce qu’il prétend manifester. Quoi qu’on fasse, l’ontologie, qui sous-tend le langage, tel un indéclinable destin, nous enferme dans le « connaître », c’est-à-dire dans le tout, puisque « ce que nous connaissons c’est cela que nous appelons le tout » (p. 17). Nous voici de nouveau « bouleversés » car « il n’est rien, ou plutôt il n’est même pas cela le rien [… ou plutôt il est au-delà de ce néant s’il est vrai que ce dernier est négation de l’être, tandis que lui est de plus négation de l’un, c’est-à-dire le néant [d’un ». A qui objectera que le néant est vide, on répondra que ce néant, comme le précédent, est de deux sortes : celui qui est au-delà. Selon le meilleur, du premier un, auquel était dévolue la responsabilité du tout ; celui qui est en-deçà, et qui caractérise la matière, « de ce fait donc, double est encore ce qui est inconnaissable et indicible » (p. 18).
« Puisqu’il n’y a rien qui lui soit commun avec les choses d’ici-bas », qu’il s’agisse d’être ou d’un, de relation ou d’absolu, de négations ou d’affirmations, il faut bien conclure, au terme de nos apories, que l’ineffable nous signifie « le complet renversement des discours et des pensées ». « Ce renversement, c’est la démonstration, imaginée. par nous, de ce dont nous parlons. » Et quelle sera « la limite du discours sinon un silence impuissant et un aveu de non-savoir absolu » (p. 21-22).

8. Mais, finalement, le silence, loin d’arrêter la parole, lui fournit un espace infini d’expansion. Les négations d’une aussi singulière théologie ne sont pas moins bavardes que les affirmations de l’autre théologie ; accorderait-on, d’ailleurs et volontiers, que la soustraction est plus divine que l’addition. D’où la question : comment se fait-il que cela peut encore parler ; sur quel présupposé s’accomplit ce mouvement de remontée vers le principe ? Il semble, en effet, que nous soyons privés de tout appui. Au moment de nous mettre en route, notre subtil pédagogue est comme ravi de nous décourager. A la question : « Est-ce donc que rien ne vient de l’ineffable dans les choses d’ici-bas » nous répondrions spontanément par une autre interrogation : « Et comment n’en viendrait-il rien, s’il est vrai que de lui le tout tient son existence de quelque manière que ce soit », et que « chaque procédant participe de ce dont il procède ? » Evidence trompeuse, que véhicule le langage de la participation, inévitablement lié, dans les classiques théologies à la primauté de l’être et de l’essence, ainsi qu’à la causalité par similitude dont on espère une connaissance d’analogie. Inutile de rappeler que cette voie nous est interdite. Peut-être, je dis bien, peut-être, car il faut toujours cultiver la méfiance, pourrions-nous invoquer « au sujet de cette nature », une certaine « trace en nous qui, pour ainsi dire, se hâte vers elle » (p. 24-25). Une trace, ce n’est pas nécessairement une similitude ou une participation ! Ce serait plutôt quelque chose d’aussi ténu qu’un souffle. Non sans quelque risque, je supposerai que cette trace, ou ce souffle, inspirent l’essai de remontée qui nous est proposé. Tout se passe comme si l’âme, trace elle-même, en son sommet ou en sa fleur, de l’ineffable qui l’habite, se reconnaissait dans les traces de traces qu’elle déchiffre sur les différents paliers de son ascension.

VERS L’INEFFABLE

« La traversée d’ici vers là-bas » s’autorise de la méthode de Parménide « dans sa recherche de l’un », bien qu’elle en inverse la marche, « en commençant par ce qui est complètement exprimable et facile à connaître par la sensation » (p. 27).

1. « Pour commencer, en partant de ce qui est évident, nous mettrons en avant comme axiome la proposition suivante : « Ce qui est sans besoin est, par nature, nécessairement avant ce qui est besogneux » (ibid.).
« En effet, ce qui a besoin d’autre chose est nécessairement asservi à ce dont il a besoin. » Or, et l’application est immédiate, « le caractère le plus propre du principe est d’être sans besoin ». Plotin, dans l’Ennéade VI, 8 (sur la liberté et volonté de l’un), qui prolonge la parole platonicienne « il est au-delà de l’essence », avait forgé, l’atténuant d’un comme si, l’expression « cause de soi» (aition eautoux kai par’autou kai di’auton autos) (par. 14, 41-43). Il est fort probable que Damascius connaissait ce précédent. S’il a choisi une autre formule qui, somme toute, va dans le même sens, ce ne peut être au hasard. Je présume une réticence à l’égard de la terminologie du vouloir et de la causalité, fût-elle rabattue sur la causa sui. A s’en tenir au texte damascien, on se rallierait à une explication plus simple. Puisque le philosophe avait décidé de « commencer par ce qui est facile à connaître par la sensation », et que le besoin, dans les choses d’ici-bas, s’impose comme le « sensible » le plus patent et le plus universel, on comprend sans peine une option qui, de surcroît, et par jeu de contraste, exalterait le principe au-delà de toute nécessité besogneuse.

2. La dialectique de remontée, qu’on dira régressive, trahit une certaine parenté avec celle que met en oeuvre saint Thomas, dans la Somme contre les Gentils (lib. IV, c. 11). Les contextes diffèrent. Mais de part et d’autre, il s’agit bel et bien d’un progrès de l’indépendance-liberté qui culmine dans la parfaite résorption d’une asservissante extériorité. Je signale, en passant, l’intérêt d’une étude comparée, qui marquerait, « avec la plus grande dissemblance l’analogie des cheminements, par les degrés successifs d’un « intervalle d’univers », qui s’étend de l’ordre des corps à celui des intelligences pures, sans oublier « l’entre-deux » qui constituent les points médians de l’organique, du sensitif et du rationnel. Ici et là, on observe des recoupements qui ne manquent pas d’intérêt distinction du « par quoi » (cause efficiente) et du « selon quoi » (cause formelle) (p. 48), attention à la « réflexivité » ou au retour vers soi (cf. p. 43). Ceci dit, je reconnais sans ambages que les analyses de Damascius sont plus riches, plus audacieuses aussi, en raison de leur radicalité néoplatonicienne.

3. L’itinéraire damascien est assez complexe. Dans la synthèse qu’il esquisse (vol. I, p. CXXIV-CXXXI), Combès y discerne trois voies de remontée vers le principe. La première s’appuie sur l’axiome énoncé plus haut, qui n’avait paru, à tort peut-être, commander tout le développement. La seconde, selon les termes de Damascius, « consiste non à faire passer ce qui est sans besoin de l’inférieur avant ce qui en est besogneux, mais à placer ce qui est besogneux du supérieur au second rang, après ce supérieur » (p. 3).
Selon l’orientation « vers l’intérieur » ou « vers le supérieur », deux sortes de besoin seraient à distinguer. Comme exemple du premier type citons : la qualité (incorporelle) et le corps qu’elle requiert pour subsister ; la vie végétative et les organes qu’elle exige ; l’âme sensitive ou appétitive et les « sens » qui l’éclairent ; l’âme rationnelle et les actes, indispensables à son agir ; l’intellect « aristotélicien » et l’intelligible qu’il réclame ; l’un-être du Parménide, qui ne saurait se passer des éléments qu’il unifie ; et l’un lui-même, indissociable du tout qu’il anticipe.
La deuxième voie par « le besoin du supérieur » inverse la première. L’axiome qui en exprime la loi, eut réjoui Aristote « Partout ce qui est en puissance est second après ce qui est en acte » (p. 39). Il suffit donc de modifier l’orientation du besoin dans les exemples précédents, pour obtenir un nouvel ensemble, spécifié par la subordination réitérée de la puissance à l’acte, en ses diverses modalités. Partout, en cette disposition hiérarchique des puissances et des actes, « il faut que soit premier ce qui meut sans être mû, de même que soit troisième ce qui est mû sans mouvoir, et entre les deux doit être l’automoteur [… qui a besoin de ce qui meut pour que cela le fasse moteur » (p. 52). Si l’on accepte qu’« il faille poser l’immobile avant l’automoteur » (ibid.), il s’ensuit qu’à « chaque automoteur présubsiste l’immobile correspondant » (ibid.).
La troisième voie de remontée se fonde sur « la capacité de tout envelopper, propre aux premiers principes, tels que l’unifié, l’un, l’ineffable » (p. 57). Cette capacité est moins une propriété qu’une perfection selon la grandeur, d’autant plus englobante que ses quasi-référents jouissent d’une plus rigoureuse unité ; comme si, en vertu de la corrélation entre unité et puissance d’intégration, les degrés d’intensité du simple mesuraient, en stricte correspondance, l’amplitude expansive de leurs univers respectifs. L’axiome, sous-entendu, qui gouverne la démarche, lie, d’une implification réciproque de proportionnalité directe, ce qu’on appelait jadis extension et compréhension.
Par intégrations successives, nous remontons ainsi de notre monde, « premier englobant parfait », que régit « l’âme du monde » à l’immobile, responsable de son automotricité ; puis de l’immobile à l’unifié ; de l’unifié à l’un et de l’un à l’ineffable (p. 57-61).

4. Le philosophe n’ignore pas que « ces sujets soulèvent de nombreuses interrogations » (p. 60). L’un en particulier dont l’aporétique occupe la troisième partie du volume. L’abondance et la subtilité des questions posées exigeraient un autre travail. Les limites de cet essai me suggèrent un rapide retour sur le chemin parcouru.
Le problème fondamental du Traité, au fond l’unique problème, celui qui, enfiévrant les analyses, laisse planer sur les « solutions » l’ombre inexorable de l’aporie, a pu paraître, au jugement de certains, aussi obsédant que désespéré. Écartelé intérieurement entre le nécessaire et l’impossible, entre la fascination du tout et la nostalgie de l’origine, victime de son désir et de son audace, Damascius, au terme d’interminables discussions aurait succombé au scepticisme qui le minait dès le départ. Jugement sans complaisance qui, de l’inefficacité des réponses, conclut à la vanité de la question.
Damascius, il est vrai, secoue si fortement le langage qu’on se demande parfois si le recours qu’il y consent laisse à la parole ou à l’écrit la possibilité de surmonter l’amertume de l’âme divisée et la ferveur de ses passions. Il convient de nuancer, sur ce point, l’impression globale que laissent au lecteur tant de déclarations iconoclastes. Car il y a bien des demeures dans ce qu’on appelle « langage », d’un mot trop vague, auquel j’aimerais substituer celui de « discursivité ». Demeures, ou plutôt niveaux, qui sont également, en stricte correspondance, ceux de l’être humain et du « tout » auquel celui-ci est constamment confronté. C’est pourquoi, en vertu de ce rapport ternaire, la mise en question damascienne porte simultanément sur tous et chacun de ces trois termes. C’est pourquoi encore, immergés que nous sommes dans le tout et dans le « langage », et en nous-mêmes de surcroît, la distance prise, l’ex nihilo qui rend possible le tout, rend également possibles, ce par leur indissoluble connexion, et dans la juste mesure de leurs limites, la pertinence du « discours » et la solidité de l’être humain. En ce sens, que ne prévoyait pas le philosophe, on peut parler d’une « unique coordination ».

5. Le « rien par excès », dont nous savons l’importance dans le Traité, et qui risque d’effrayer, légitime, loin de les exclure, ces étranges et pacifiques affirmations. La distinction des deux « néants » ne dissimule pas, sous une apparente subtilité, un aveu de nihilisme, ou une pulsion de mort. Bien au contraire, elle entend préserver la nouveauté absolue des êtres et des choses. Si le « principe » redoublait, dans une préexistence compacte, la totalité de ce qui en procède, il ne serait plus, pour le philosophe si préoccupé de le joindre, qu’« inutile passion de l’âme, ou ombre stérile d’un réel épiphénomène, qui le refléterait dans un jeu réciproque de miroirs jumelés. Or, c’est justement parce qu’il n’est rien de ce qui est, que la générosité promouvante de son « souffle » libère l’espace permissif, où les êtres se font ce qu’ils sont, plus exactement s’affermissent en « autoposition ».
La formule célèbre : « Le principe donne ce qu’il n’est pas et ce qu’il n’a pas » traduit bien l’esprit néoplatonicien de l’oeuvre entière : sauvegarder l’éternelle fraîcheur du monde et l’originalité autoconstituante de chacun de ses niveaux. Ce souci se manifeste, d’une manière très neuve, dans le Commentaire du Parménide. A la différence de Proclus qui prétendait fixer, « avec les conclusions des cinq premières hypothèses (si l’un est), la totalité des principes nécessaires à la procession », Damascius intègre à l’audace processive non seulement « le tout des simulacres (8e hypothèse), mais aussi » (je dirais : surtout) « le néant absurde de l’un et le néant absurde des autres de l’un (7` et 9e hypothèses) » (cf. vol. I Introduction, p. LXVIII et LXXI).
Pour que le tout soit complet en son autosuffisance, il faut que l’impossible lui-même ait sa place au soleil. En poussant ainsi à ses limites extrêmes l’omniprésence du principe, l’ambition damascienne parvenait à son but : radicaliser, du même coup, la structure, la genèse et la critique.
Les analyses structurelles abondent dans le second volume, consacré au statut de l’unifié, c’est-à-dire de l’un-être ou de l’intelligible. Les longues pages sur l’élément, la partie, la forme (p. 174 sv.) et leur distinction, définissent ce qu’on pourrait appeler une statique de l’être, tandis que les paragraphes, relatifs aux opérations ou quasi-opérations fondamentales (manence, procession, conversion), en présentent le versant dynamique (p. 111 sv.). Les deux parties se complètent et constituent un type de discours qui ressemble, à s’y méprendre, à ce que nomme le terme ontologie.
Au-delà ou en deçà de l’ontologie proprement dite, l’hénologie damascienne tente de résoudre la multiplicité interne de l’être dans la pureté de l’un. D’où une nouvelle aporétique qui se divise, à son tour en deux parties selon que l’accent porte sur l’en-soi de l’un ou sur son rôle primordial dans la procession. Indicible et dicible, connaissable et inconnaissable ; simple mais lié au « tout », qu’il « absorbe » en son unité ; indéterminé par excès bien qu’affecté par cela même qu’il excède, l’un pur, « caché par l’ineffable où il demeure », en deçà de la condition purcessive, ne cesse de nous jeter d’aporie en aporie, de tourment en tourment, avant de nous laisser entrevoir le mince filet de lumière qui traverse les antinomies (cf. vol. I, p. 126 sv.).
Mais avant l’un, il y a, comme nous savons, « l’ineffable dont on ne peut rien dire, même par allusion. Rien, par conséquent, ne procède de l’ineffable, donc même pas l’un-tout qui demeure en lui» (p. 129). Au-delà de l’être, au-delà de l’un, l’instance suprême, qui déborde l’ontologie et l’hénologie, frappe d’invalidité même le rapport au tout qui grevait encore la pureté de l’un. « Le souffle » que nous lui avions attribué, si tant est qu’on ait le droit de dire « lui », serait peut-être une offense qui implore son pardon.
Absolus ou relatifs, les prédicats les plus surveillés ne sont, en nous et pour nous, que les modes selon lesquels nous exerçons, par la grâce de son non-être, la puissance critique d’une universelle « distanciation ».
Ce diable d’homme n’a jamais fini de nous déranger et de nous déloger des axiomes de paresse qui prescrivent à notre élan la nécessité de s’arrêter quelque part. Ce n’est point par hasard qu’il a choisi, pour s’y mesurer, l’autosuffisance du « tout ».
Plus que ses « solutions », ou que ses « apories », le dernier des néoplatoniciens nous laisse, en mémoire de son passage en fleuve de feu, l’exemple d’un intrépide qui sut unir, sans les mortifier d’une réticence, le courage de la distance au libre mouvement de sa ferveur.

[1. Damascius, Traité des Premiers Principes, Paris, Les Belles Lettres, 1986-1989, volume I. De l’Ineffable et de l’Un ; volume II De la Triade et de l’Unifié, texte établi par L.G. Westerink et traduit par J. Combès. Un 3e volume suivra intitulé De la Procession de l’Unifié. Le Commentaire sur le Parménide, qui « s’inscrit tout naturellement dans la problématique des Premiers Principes », fera l’objet d’une publication ultérieure.
Je me limite, dans cet article, au Volume I que jean Combès divise en trois parties 1) « Aporétique de la notion de Principe Absolu » ; 2) Essai de remontée vers le Principe ; 3) Aporétique de la notion de l’Un. Dans ces limites mêmes, je me restreins à un libre survol qui ne laisse soupçonner ni l’exceptionnelle richesse du texte ni l’acuité des analyses qu’en propose Combès dans l’introduction ainsi que dans la notice et les notes complémentaires. Travail considérable en tous les sens du mot, et qui mérite d’être salué comme un « événement ». Je suis la traduction de Combès. Les références renvoient à la pagination du texte grec et de la version française.
[2. J’utilise la traduction de S. Jankelevitch, Schelling, Essais, Paris, Aubier, 1946, p. 50-51.