1. Complément " éditorial"

Production du savoir, production de la loi

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L’autre expertiseCe texte a été rédigé dans le cadre de la préparation de la Mineure du numéro 20 de Multitudes
(rub588)

Par delà les coups d’éclat, l’histoire de la mobilisation des intermittents et précaires contre le protocole Unedic de Juin 2003 est l’histoire d’une expérimentation que nous voudrions ici rendre pleinement visible et appropriable. Ce qui a été proprement expérimenté c’est la possibilité d’une expertise dont la singularité est telle qu’elle échappe encore, quant à sa désignation, à toute rigueur lexicale. On parlera en effet d’expertise citoyenne, ou civile, d’auto-expertise, d’expertise «par le bas», de savoir situé, de savoir minoritaire, profane, etc. À défaut, dans un premier temps, de pouvoir la définir positivement, ce qui ne saurait se faire sans un sérieux travail de conceptualisation, en toute conscience des enjeux inhérents à ce flottement, on peut dire de cette expertise qu’elle relève d’une procédure absolument irréductible à la procédure institutionnelle de l’expertise, mandatée et désignée par le pouvoir comme indépendante et objective. Ce qui est mis à l’épreuve ici c’est précisément la possibilité de fonder la loi sur un savoir élaboré et porté par les concernés, par ceux qui ont l’expérience de l’emploi discontinu. Ce qui implique une formidable entreprise de déstabilisation des savoirs institués en sciences sociales et des conditions requises pour garantir leur objectivité et leur valeur de vérité.

On rappellera quelques moments de cette histoire. Été 2003, il a fallu lire le protocole et mobiliser les expériences des uns et des autres pour démontrer son inadaptation à la réalité de l’intermittence. Décembre 2003, nouvelle mobilisation des savoirs dans toute leur diversité pour construire un modèle alternatif d’indemnisation. Courant 2004, Une commission de suivi des Conséquences de l’Application du Protocole (CAP) est crée et permet la constitution d’un important stock de données relatives aux situations d’exclusion générées par le protocole. L’état réagit, face à de telles initiatives, en commandant une expertise dite indépendante (expertise Guillot) sur la situation de l’Unedic et la réalité de l’emploi dans le secteur du spectacle. Dernière étape, et non la moindre : fin 2004, la coordination nationale commande à un laboratoire du CNRS une contre-expertise avec financement des régions. C’est la première fois qu’un mouvement social collabore avec des chercheurs (ou l’inverse) dans le cadre d’une expertise destinée à reconfigurer toute une institution. C’est dire à quel point les modalités de production du savoir sont, dans cette histoire, un enjeu directement politique.

Le phénomène est certes à resituer dans une tendance forte des mouvements sociaux depuis les années soixante. Face à tous les dispositifs de verrouillage de la parole, mis en place par des instances de représentation qui parlent et voient «à la place de» (Parti, état, syndicats, Science), s’est affirmé un savoir des premiers concernés, porté par l’expérience et l’usage. Le féminisme, les black studies, les mouvements gays, lesbiens, transsexuels, mais aussi les malades du SIDA ou les consommateurs de drogue, pour ne prendre que quelques exemples parmi d’autres, dénoncent l’expertise médicale, sociale, sexologique ou psychiatrique, dont ils sont l’objet en tant qu’«anormaux», comme un dispositif de contrôle et d‘assujettissement.

Au delà de la critique d’un protocole, la revendication et l’expérimentation d’un droit à l’expertise par les intermittents perturbent les institutions de la démocratie représentative, et nous apparaît comme un signe net de vitalité démocratique hors des normes de la représentation. En devenant experts d’eux-mêmes, les intermittents s’invitent à la fabrique des lois et s’affirment comme source de droit, pouvoir constituant. Une loi n’est pas seulement un commandement : elle s’autorise toujours aussi d’un savoir qui fonde son utilité. C’est ce lien entre savoir et loi que les intermittents nous invitent à repenser. Que peut-il être hors de ce vieux scénario qui nous montre le représentant du peuple s’enquérir de l’expert patenté ? Représentants, peuple, expert sont ici court-circuités. Leur relation de dépendance et de renforcement mutuel est mise à nu. C’est toute une conception de la démocratie qui entre en crise et se montre comme tel.

Crise de la représentation ?

L’affaire du protocole pourrait être considérée comme un signe supplémentaire de ce qu’il est convenu d’appeler la crise de la représentation. Ce qu’un représentant est censé représenter c’est l’intérêt de ceux qu’il gouverne. Or ici nous avons affaire, avec ce protocole, d’abord à un processus de légitimation par expertise complètement aberrant puisque totalement coupé de la réalité des pratiques intermittentes de l’emploi. Cette abération, et son caractère normal, sont rendus visibles. Le savoir officiel dit indépendant n’est pas moins situé que celui des intermittents en ce qu’il repose sur un ensemble axiomatique impensé, constitué de catégories pré-établies qui ne résistent pas à l’épreuve des pratiques réelles, sinon pour les bousculer ou les modeler. Nous avons dès lors bien plus affaire à une formidable machine à exclure et à fabriquer de la précarité, les situations enregistrées par la commission CAP le montrent amplement. La représentation se montre ainsi comme ne représentant pas grand’chose et comme devant dessiner avant tout une forme de pouvoir séparé.

Le fonctionnement normal de la représentation semble être toujours plus son échec, son état pathologique spécifique, à savoir, pour le dire vite, l’apathie. La représentation est historiquement devenue une forme de la division technique du travail et l’apathie ne gêne dès lors pas fondamentalement la représentation comme domaine réservé des spécialistes de la politique. En revanche, on peut considérer tout sortie de l’apathie comme opérateur de crise. Quand les intermittents se constituent activement en force de proposition, ils ouvrent une véritable crise en refusant toute délégation non seulement de pouvoir mais aussi de savoir, empêchant de la sorte le démarrage de la mécanique de la représentation à son double niveau.

Expertise et représentation

L’expertise n’est pas à proprement parler un dispositif originel de la démocratie représentative. La représentation politique est avant tout le moyen de ne pas devoir trancher quant au bien, c’est-à-dire de ne pas devoir représenter le réel. L’avènement historique du citoyen, comme sujet politique, ouvre un champ dans lequel fonctionnent des concepts qui ne cesseront d’être indissociablement des lieux communs (topoi) et des problèmes : égalité formelle contre égalité réelle, activité/passivité du citoyen représenté, mandat impératif, etc. Tous ces problèmes concernent le rapport du citoyen à ses égaux, ou du citoyen à ses représentants. De fait, l’expert semble bien un troisième terme excédentaire et postérieur. Ni citoyen, ni émanation de l’état, l’expert est une sorte de Pythie que l’on vient consulter et dont on attend qu’elle fonde la loi sur un savoir parfaitement objectif, irréprochable, dépolitisé si l’on entend par politique les contradictions partisanes et le jeu ami-ennemi. De marginal, inclassable, contingent, l’expert devient alors central et inévitable : bien souvent, c’est avec cette intention de quitter un tel caractère antagonique propre à la politique représentative que l’on en réfère à lui[[L’Europe est exemplaire d’un tel projet, d’où la nécessité de penser de manière nouvelle et constituante la question de la démocratie en Europe plutôt que de s’époumoner à quémander un peu plus de respect des principes de la représentation politique.. Pire encore, cette pente platonicienne qui nous fait envisager le politique depuis sa négation dans un savoir est sans doute aussi originaire que le politique lui-même, comme praxis spécifique. Il y aurait à faire une archéologie de l’apparition du binôme représentation-expertise comme élément institué de plus en plus central au sein de la démocratie. Une hypothèse possible est que la représentation étant une forme de démocratie essentiellement et originellement problématique, toujours déjà en crise, toujours déjà «corrompue», sa logique propre ne peut suffire au processus d’autorisation du pouvoir. «Je suis le peuple» est d’emblée le froid mensonge qui ne trompe personne. «Je suis fondé dans l’absolu d’un savoir objectif», tel est le nouveau mensonge qu’il a fallu toujours plus produire et instituer. Une autre hypothèse est que la promotion de l’expertise relève de «la fin de la politique» comme idéologie tendanciellement dominante de nos démocraties. Tout ne serait plus qu’affaire de technique, de gestion, et l’expertise serait le préalable logiquement nécessaire à toute bonne gestion. C’est, semble-t-il, davantage que le discours ouvertement néolibéral de type tatchérien, l’idéologie qui accompagne la gestion de la crise de l’état providence, telle qu’elle se donne à voir dans les récentes réformes Raffarin. Contre cela, contre l’appui sur l’expertise d’un projet de pure administration des particuliers (des particuliers dont on dénie ainsi la capacité d’agir et de rencontrer d’autres particuliers), l’expérience d’une expertise de soi des intermittents affirme l’impossible fin du registre idéologique : elle affirme que des visions du monde s’affrontent, qu’elles sont sous-tendues par des logiques d’équivalence différentes, des logiques elles-mêmes différemment reconnues, et qui se nouent entre des chaînes de particuliers eux-mêmes différents.

On ne saurait cependant être insensible à une certaine homologie entre expertise et représentation. De même que l’expert est celui qui sait, possède un savoir sur une réalité dont la complexité me dépasse, et à qui je fais confiance, le représentant est celui à qui je confie mon pouvoir de décision, parce qu’il a la compétence en matière politique, compétence reconnue par tout un jeu institutionnel et à l’issue de tout un parcours. Le représentant politique est une sorte d’expert, et le vote ne décide à proprement parler rien, il ne fait qu’élire un groupe d’experts parmi d’autres. L’expert, lui, est une sorte de représentant, un représentant du réel, il sait mieux que moi et pour moi. Toujours cette division du travail, que ce soit le travail de la politique, ou celui de la connaissance. On ne s’étonnera donc pas de voir expertise et représentation faire système : l’expert répond à une question posée par le représentant politique, qui lui-même s’autorise ainsi d’une expertise parfaitement anticipable puisqu’il en a formulé la demande : les axiomes de l’un ne peuvent pas perturber ceux de l’autre. Réprésentants politiques et représentants du réel font système par cet échange de questions/réponses autorisées. Aussi spécifiques que soient les actualisations de ce « faire-système », il exprime toujours comme une première nécessité le maintien du cadre dans lequel les problèmes seront légitimement posés : le cadre est maintenu et les objets du savoir sont neutres.

C’est précisément au niveau de ce faire-système que se situent la réponses des intermittents : non pas pour opposer un savoir plus pur à ce qui serait dénoncé comme la rencontre déjà jouée du savoir et du pouvoir dans l’expertise dite indépendante. Mais au contraire en refusant cette rencontre déjà jouée pour en proposer d’autres (encore plus déjà jouées ?) qui mettent ouvertement en avant le caractère concerné et véritablement porté de leur expertise dont l’objet était auparavant seulement analysé (et d’autant mieux affecté par toute décision prise sur cette base). Or cette analyse des experts patentés et indépendants regardait ni plus ni moins que des choses comme ce qu’est l’art ou ce qu’est le temps ; l’appel à une expertise indépendante nous signifiait que de telles « choses » sont objectivables. A cela, il ne s’agissait donc surtout pas de proposer de nouvelles réponses, mais seulement de porter la possibilité de nouvelles questions : et voilà précisément ce qui fait crise. Quand l’axiomatique du savoir s’origine dans des pratiques, des expériences, ou des usages, en ce que tous ceux-ci ouvrent les questions nécessaires, un autre fondement de la loi se dessine, une autre forme de souveraineté qui nous met au prise avec notre nature, hors de toute anticipation.

Découvrir la démocratie

«L’apathie publique et l’ignorance politique sont un fait fondamental aujourd’hui, c’est incontestable ; les décisions sont prises par des dirigeants politiques, et non par un vote populaire, qui n’a au mieux qu’un pouvoir occasionnel de veto, une fois le fait accompli. La question est la suivante : compte tenu des conditions modernes, cet état de choses est-il nécessaire et souhaitable ? ou de nouvelles formes de participation populaire, dans l’esprit sinon dans la substance de l’expérience athénienne, si je peux m’exprimer ainsi, ont-elles besoin d’être découvertes ?»

La conférence de Finley[[Démocratie antique et démocratie moderne.
, dont est extrait ce passage, a ceci de remarquable qu’elle montre comment une démocratie réelle, la démocratie athénienne, a pu fonctionner dans un contexte historiquement déterminé, au lieu de la présenter comme modèle absolu à imiter et à importer dans des contextes qui ne sont pas le sien.

La critique de la représentation – dans le contexte décrit, c’est-à-dire alors même que la prétention à une représentation politique est dédoublée, avec l’appel à des experts indépendants, par la prétention à une représentation du réel – n’est qu’une forme de lucidité politique minimale, mais nous avons autre chose à faire que de prescrire un modèle utopique de démocratie parfaite. Nous opterons pour une optique résolument spinozienne : la démocratie n’est pas une forme de gouvernement idéal mais un processus d’augmentation de la puissance d’agir de la multitudo. Il nous faut plus de démocratie maintenant et à chaque endroit, sans attendre la démocratie parfaite qui se substituerait à la représentation corrompue.

Les intermittents nous montrent que le «désir d’autre chose» commence à agencer quelque chose et à produire. Le «désir d’autre chose» cherche son devenir, expérimente sa productivité sous différentes formes. Nous avons besoin de redéfinir institutionnellement les processus d’émergence de la loi et du savoir comme processus public. Il y a bien ici un point de rupture avec la représentation puisque 1) public ne signifie pas étatique mais collectif, transversal, et limité, spécifique. La conception étatique du public a quelque chose d’éminemment paradoxal puisqu’il est aisé de démontrer qu’il y a privatisation de l’espace de la décision et de la connaissance dans nos démocraties[[Voir article de Franck Beau dans ce même numéro. 2) il ne s’agit pas de promouvoir la représentation des usagers dans les institutions, mais de construire des savoirs qui s’originent dans la réalité nécessairement multiple et indéfinissable des usages[[Aussi réfractaire à toute définition des « biens » concernés que mettant d’abord en avant et avec sérieux la question du comment de leur usage. ; et ces savoirs peuvent dessiner les forces de configuration des lois. 3) il ne s’agit pas d’idéaliser les savoirs situés comme seuls vrais, mais de penser les collaborations, ou mieux les négociations entre usagers et scientifiques, entres ceux qui ont l’expérience et ceux qui maîtrisent les savoirs savants ou appris[[Et pourquoi pas aussi avec ces experts patentés de la décision ??? ; et ces négociations devraient être véritablement ontologiques : il s’agirait de concevoir des négociations dans lesquelles et par lesquelles on est aussi en train de se négocier soi-même ensemble (et plus que par la question de l’art, il semble que c’est par la question des temps qu’une telle négociation peut ici se dessiner). Le défi présent est celui de construire le rapport de force susceptible de faire accepter par nos institutions que la production du savoir n’est pas la limite essentielle mais l’enjeu central de la politique : il n’y aura pas plus de démocratie sans critique des savoirs constitués et de la science comme mythe fondateur moderne.