Majeure 5. Propriété intellectuelle

Propriété intellectuelle, copyright, brevets

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Le passage à une économie qui se fonde essentiellement sur le savoir et la coopération impose, de fait, la nécessité d’une mutation du concept même de « propriété intellectuelle ». En effet, lorsque le processus productif se présente essentiellement comme « coopération entre cerveaux » – pour reprendre la formule percutante de Maurizio Lazzarato, le contrôle sur les sources même de l’innovation, sur les gisements de connaissances et les stocks de données devient un enjeu majeur. Il suffit pour s’en convaincre de lire entre les lignes d’une certaine actualité : la bataille qui s’annonce déjà autour de l’exploitation commerciale du décryptage du génome humain ; l’imbroglio juridico-médiatique autour du logiciel d’échange de fichiers musicaux via l’Internet Napster ; les pressions du gouvernement des Etats-Unis pour empêcher le recours de certains Etats du tiers-monde (Brésil, Inde, Afrique du Sud) aux médicaments génériques en matière de lutte contre le Sida ; la probable intégration des logiciels à la Convention européenne des brevets de Munich ; l’offensive des produits « biotech » sur le secteur de l’agro-alimentaire, etc. D’un côté, nous assistons donc à une série d’offensives de la part d’entreprises multinationales et de groupes d’intérêts pour imposer des « Ajustements » aux législations existantes et aux traités internationaux en matière de propriété intellectuelle qui permettent de pérenniser ou de susciter des enclosures sur les biens immatériels. De l’autre, un certain nombre d’acteurs et de sujets sociaux poussent par leurs pratiques à une redéfinition de la propriété intellectuelle, tentant par là même à se protéger des effets dévastateurs de la logique des brevets.

L’enjeu théorique de la propriété intellectuelle

Mais au-delà de la simple chronique événementielle et des enjeux politiques immédiats autour des brevets et du « droit d’auteur » faut-il rappeler tout de même que l’on meurt aussi des brevets, comme dans le cas des traitements contre le Sida -, autour de cette question de la propriété intellectuelle nous devons désormais redéfinir un certain nombre de concepts théoriques qui renvoient, non seulement à de simples questions de « droits d’auteur », mais de façon plus essentielle à ce que sont aujourd’hui la richesse, l’appropriation privée, le travail, le revenu (voir en particulier le texte de Yann Moulier-Boutang). Si le fondement de la propriété n’est plus désormais, en effet, le seul « travail des mains » mais l’activité intellectuelle, et si le « bien commun » dont il faut définir les règles d’appropriation ne renvoie plus aux seuls biens matériels (la terre, les outils de production, etc.) mais à la connaissance, doit-on alors encore penser les droits de propriété exclusivement selon la logique de l’« individualisme possessif » ou celle de la propriété collective ? Les concepts de « privé » et de « public », tels qu’il se sont constitué sur la base de l’action « appropriative » du travail (thèse commune aux libéraux et aux socialistes), sont-ils encore opérants pour penser la problématique de la propriété intellectuelle ?
Le droit de la propriété intellectuelle, le copyright avait été pensé par la Constitution américaine comme un « contrat social » entre l’auteur et le public, entre l’inventeur et la société. Ce contrat est-il encore valable lorsque l’évolution de la coopération et des technologies exprime, selon les mots de Walter Benjamin, la réversibilité du rapport de l’auteur et du public, ou pour le dire avec J-L. Weissberg, la « fluidification des fonctions d’expression et de réception » ? Ce contrat reconnaît-il la massification et la socialisation de la capacité d’inventer et de la possibilité de copier que nous voyons à l’œuvre de manière particulièrement claire dans le logiciel libre, mais qui caractérise aussi d’autre forme de « production » ? Ce contrat correspond-t-il aux conditions offertes par les « nouvelles technologies » d’opposer à la diffusion du haut vers le bas de l’invention et de l’imitation, la possibilité de leur agencement horizontal et rizhomatique ?
Une chose est certaine, ce n’est pas tant, finalement, le caractère « immatériel » des biens qui modifie les termes de la problématique, mais la centralité du savoir, et de la coopération qui le produit, qui repositionnent les termes d’un nouveau contrat social. De ce point de vue Richard, Stallman a parfaitement raison de soustraire le débat sur le droit d’auteur et le copyright au déterminisme technologique, à cette prétendue « spécificité immatérielle » des nouvelles technologies, et de le reconduire à la coopération « entre cerveaux » et au contrat social que cette relation même engage (voir Richard Stallmann, « Droit de reproduction : le pubic doit avoir le dernier mot », in Libres enfants du savoir numérique, éditions de l’Eclat, 2000).
Ainsi le principe du copyleft (mis en pratique par l’ensemble des licences qui régissent le logiciel libre sous l’égide du projet GNU) propose en quelque sorte un renversement du copyright qui n’est plus alors une restriction du « droit de copie » mais, bien au contraire, l’astreinte à la liberté de copie et de modificabilité. Ce faisant, le copyleft inclus dans un même mouvement la question de l’accès aux ressources intellectuelles et leur inclusion dans un procès de production immédiatement coopératif devenant un instrument formidable pour garantir la liberté à ceux qui participent de façon communautaire à la production des logiciels libres. Mais au-delà du cas particulier du logiciel libre en quoi le copyleft peut-il aussi interroger l’ensemble de la production immatérielle ?

Introduire le paradigme du libre

Comme premier balayage de l’ensemble de ces thématiques et interrogations nous avons tenté, dans ce numéro de Multitudes, de relier un certain nombre de questions théoriques tant à l’analyse de certains aspects particulièrement révélateurs de la problématique de la propriété
intellectuelle (logiciel, musique, traitements médicaux, etc.), qu’à la mise en lumière de pratiques et de mouvements qui aujourd’hui s’inscrivent dans la perspective d’une redéfinition « alternative » de la propriété intellectuelle (logiciel libre, hacklabs, Act Up, musiques électroniques). Une approche transversale qui avait pris corps au moment de la zeligConf – rencontre européenne des contre-cultures digitales, qui s’est tenue à Paris
en décembre 2000, en particulier avec le débat sur la propriété intellectuelle et les brevets animé par Thierry Laronde et où étaient intervenus des membres de l’April (Association pour la recherche et l’information en informatique libre) et d’Act Up-Paris.
Nombre de questions ne sont, certes, aussi qu’à peine évoquées ici (le brevetage du vivant, l’éducation) ou tout juste effleurées (la rémunération du travail coopératif), tant il est vrai que nous n’avons procédé qu’à l’ouverture d’un chantier, déjà ouvert au demeurant par le texte fondateur d’Eben Moglen (voir la rubrique Insert de ce numéro), les analyses de Richard Barbrook ou Jean-Louis Weissberg (voir la rubrique Mineure de ce numéro), ou encore de Maurizio Lazzarato (Multitudes, numéro 2, et ses travaux autour de Tarde). De cet ensemble nous pouvons espérer surtout qu’il ait commencé a introduire le paradigme du Libre – la libre coopération des savoirs – au-delà du seul domaine du logiciel où il fait, quotidiennement, la démonstration de sa pertinence.

Références (rapides)
• http://www.gnu.org/philosophy
• http://www.april.org
• http://www.linux-france.org/article/these
• http://www.editions-oreilly.fr/catalogue/tribune-libre.html
• http://www.freescape.eu.org
• http://www.actupp.org
• http://severino.free.fr/archives
• http://www.samizdat.net/biblioweb

NB – Ce dossier doit beaucoup, à un titre ou à un autre, dans sa conceptionet sa réalisation, à Fred Couchet, Pascal Desroche et Benjamin Drieu de
l’April, à Olivier Blondeau, Ariel Kyrou, Thierry Laronde, Jean-Pierre Masse et Ludovic Prieur. Ce texte est, pour une bonne part, le fruit d’un usage
libre d’échanges avec Maurizio Lazzarato.