« Ce n’est pas la violence qui restaure, mais la violence qui ruine qu’il faut condamner », écrit Machiavel. Il y a des violences qui ne font pas de bruit. Elles prennent le visage de l’appel aux (bons) sentiments, du compromis, elles parlent de solidarité, d’éthique, de soutien aux peuples, elles évoquent les pauvres, fustigent les riches, elles font partie des violences qui ruinent. De l’intérieur, alors que l’extérieur reste debout, et que, somme toute, la machine démocratique fonctionne et que l’on pourrait presque envier ce « bonheur » moyen qui conjure tous les excès. Et c’est avec douceur, sans jamais employer la force, mais en comptant sur les seules forces des opposants (en les laissant à leur propre lassitude, à leur propre perte d’énergie), que l’on s’emploie à « briser » les grèves. Et même qui parlera de brisure là où simplement s’effiloche une conviction ? Mais quelle conviction ? Quelle(s) force(s) ? Quelle brisure ? La question nous est désormais renvoyée.
Jamais nous n’avons tant parlé de l’Homme et de la liberté jusqu’à entendre un groupe d’Africains lors de la célébration des Droits de l’Homme à l’Arche de la Défense chanter de leur superbe voix « Vive la liberté et la propriété » ! Que venait faire ici la propriété dont on ne parle plus depuis belle lurette ? Lapsus ? Oui dans le sens où un lapsus, c’est la littéralité de la vérité. Vérité du texte de la Déclaration des droits de l’homme qui lie l’exercice de la liberté au service des biens. Que pourraient en penser les peuples d’Afrique ou les Noirs américains, tous ces « exclus » comme on aime le dire. Exclus de quoi et par quoi ?
Enfin ultime question, que célèbre-t-on avec tant d’apparats ? La fin du politique, l’au-delà du politique, « l’excès de l’humain » sur le politique comme le réclame Catherine Chalier qui, au nom d’une « intériorité irréductible », critique Hanna Arendt pour avoir estimé que la plus haute possibilité de l’existence humaine était politique[1. L’au-delà du politique, c’est-à-dire l’éthique d’un bien commun. Les pauvres eux mêmes, avec l’existence d’un marché parallèle d’approvisionnement, retrouveront leur dignité, éthique oblige, à la table commune (même si c’est sous la table).
Jamais le capital financier n’a été aussi prospère, témoin les crises qui s’accélèrent. Alors modestes dans notre triomphe, les yeux sur les compteurs de la Bourse, nous nous étonnons comment l’Est peut-il nous envier, lors même que le capital dévoile sa fragilité et le libéralisme ses limites ? Mais c’est pour clore d’un « on ne va pas quand même cracher sur la soupe ». Ainsi l’excès de l’humain commence dans les détritus et qui veut faire l’ange fait la bête. Si notre seule liberté, écrivait Marx, dans le mode de production capitaliste, est celle de vendre notre force de travail (et ce n’est pas rien ajoutait-il) notre liberté actuelle se mesure à notre volonté de n’en rien savoir.
Libres nous le sommes au regard d’un totalitarisme qui nous sert de repoussoir[2. Si tout groupe se constitue à partir d’un terme exclu, eh bien les notions de totalitarisme, de guerre nucléaire, ou de pollution nous servent à faire corps contre l’ennemi commun en effaçant les divisions qui nous travaillent (et les divisions qui travaillent ces concepts mêmes)[3. La « sauvegarde » de l’humanité passe par la mort que l’on nie, les conflits que l’on tait, l’exclusion que nous gérons, l’exploitation et l’oppression que l’on ignore… Ce qui nous ruine sans que nous le sachions, c’est cette pulsion de mort tournée contre elle-même, le morbide de la mort qui nous colle aux images, aux identifications les plus immédiates, faute d’une coupure qui nous traverserait, nous enverrait rebondir plus loin. La violence déniée nous revient alors en symptôme social faute de mieux, faute de luttes politiques.
Dans un petit livre que j’aime bien, Critique du Bonheur[4, Miguel Benasayag et Edith Charlton font une analyse simple et juste des termes de l’idéologie dominante, dénonçant entre autres la mystification du discours sur les Droits de l’homme qui renvoie à une nature humaine, à l’idée d’une harmonie préétablie. Et d’écrire : « Contre toute pensée métaphysique, ce lieu autorise une seule écriture pour le concept d’humanité : l’humanité (l’humanité barrée). Cette écriture correspond à un concept qui peut exister, mais jamais dans sa plénitude. » [5. Un concept qui ne serait donc « pas tout ». Ainsi, contre toute idée totalisante, c’est d’un concept lacanien, ici pris comme opérateur dans le champ philosophique (le fameux sujet barré S), que nous vient la pensée d’une limite, la tentative d’une articulation.
Mais il faut aller plus loin. Prise telle quelle, cette analyse ne dit rien de ce qui vient limiter, diviser ce concept, le pourquoi et le comment de cette division. Car il ne s’agit pas seulement d’un manque, mais d’une coupure et plus loin encore de contradictions dont il faut éclairer les racines. Méfions-nous de la mauvaise abstraction philosophique qui tend à couper le concept de la réalité, ce que Hegel nommait formalisme. Que l’inhumain ne se trouve pas chez le voisin mais qu’il soit aussi ce qui, de nous-mêmes, nous fait être humain (en ce sens, le nazi c’est aussi ce possible en nous), Benasayag et Charlton nous le rappelle sans détour. Mais au-delà de ce rappel, et peut-être le prolongeant, il y a s’interroger sur les mécanismes et les processus matériels qui nous constituent. Il nous appartient, à l’heure où chacun fait appel à la subjectivité ou à l’individu pour se passer d’une réflexion sur le réel, de revenir à la question du politique, comme question oeuvrant dans tout discours et dans toute pratique, ce que nous croyons si bien « posséder » mais qui nous échappe pour prendre place, non pas dans un réseau neutre de communication ou de faires intersubjectifs, mais dans un système de pouvoir. Tout discours est violence nous dit Michel Foucault « car dès que la pensée pense, elle blesse ou réconcilie, elle rapproche ou éloigne, elle rompt ou dissocie, elle noue ou renoue ; elle ne peut s’empêcher de libérer ou d’asservir » [6. Se poser la question de ce qui est à l’oeuvre, c’est ce que font Freud ou Marx ouvrant à nouveau l’horizon scientifique et théorique en passant ailleurs.
Je voudrais montrer comment le travail de division que mène la psychanalyse est un travail du politique, c’est-à-dire un travail de la vérité qui ne se contente pas de dévoiler mais articule, fait revivre une autre idée de la politique, non pas comme institutionnalisation de pratiques représentatives, mais comme mouvement du réel et dans le réel.
Le « pas tout » renvoie à de l’indécidable, en effet. Il s’oppose à la clôture du savoir rationnel et laisse au réel sa part d’imprévu donc d’épreuve. Mais l’indécidable posé comme ultime, hypnotise la pensée sur la même infinité que le tout, mais un tout éclaté dans sa multiplicité et son manque. Certes, certes, il y a multiplicité, il y a manque. Mais la catégorie de manque (comme celle de vide) tirée de son contexte analytique et de la fonction qu’elle y joue, risque bien de se transformer en catégorie métaphysique et de nous servir de cache-sexe, de forclore la question de la pratique (c’est-à-dire de la « prise »). Que le réel soit manque oui, mais il est aussi ce qui revenant toujours à la même place a l’entêtement de ce qui nous remet à notre place. Il n’y a pas manque en général, mais manque précis, et c’est cette précision qui fait limitation, division, qu’il nous faut réfléchir.
A force en effet, nous tirons les concepts psychanalytiques du côté d’une surinterprétation du symbolique jusqu’à faire de l’État par exemple, l’intouchable par excellence, ce qui structure l’interdit et nous donne la loi. Une telle envolée idéologique a des conséquences politiques : ne touchons pas à l’État ni au droit. Idéologique veut dire que l’on colle littéralement les concepts psychanalytiques sur la structure du politique, figeant ainsi la conception du symbolique dans l’imaginaire d’une représentation de l’Un, d’un tout inamovible. Le symbolique devient une place forte écrasant le politique (à moins qu’il ne devienne à l’inverse une sorte de non-lieu du politique perdu dans la mouvance de la multiplicité).
Interpréter ontologiquement le politique, c’est aussi cela nous désapproprier d’une pratique révolutionnaire devenue impossible en dehors d’une projection utopiste de l’alternative ou une pensée de l’Être qui compte sur la pure force de l’événement, venant ainsi recouvrir la question du pouvoir. Que l’on surinterprète l’État, qu’on l’ignore ou qu’on le réduise à un simple excès, reste la question d’un tel refoulement. Refoulement de quoi ? De la déterminité, oui, mais aussi refoulement de l’analyse des processus et de la structure d’une telle déterminité. La loi se confond-elle avec le droit, et le droit se confond-il tout entier avec l’État, et l’État se réduit-il au droit ? Que le droit ou l’État puissent prendre des formes historiques déterminées, qu’ils aient une genèse veut dire que nous pouvons les remettre en cause et qu’ils ne sont « pas tout ». Ce que dit le politique. Il fait courir comme un fil, à travers toutes les institutions qui se donnent comme immuables et la loi qui voudrait se donner dans l’absolu, la loi fondamentale de la vie et de la mort, la loi héraclitéenne de la mortalité de la vie sans laquelle le symbolique s’abîmant dans le réel fait du vivant un mort-vivant, collé à la loi (ou la rejetant en bloc).
Habiter le symbolique c’est donc habiter la contradiction, le mouvement, lâcher le fétichisme de l’unique (qui se donne dans tous les concepts posés comme absolu). Au coeur même de l’indécidable se noue la détermination la plus rigoureuse dont il nous appartient de comprendre les articulations. Ce qu’ignore le philosophe de la subjectivité (du subjectivisme) ou l’idéologie de l’individualisme qui rêvent de maîtrise faute de réel et pensent liberté sans vouloir en passer par le mouvement de libération, c’est-à-dire le risque de la mort qui a autre nom, la castration. C’est ce que Marx nous rappelle en mettant l’essence du communisme non dans la projection d’une société idéale, mais dans le mouvement vers. En ce sens, la politique est une violence qui restaure. Freud et Lacan le disent d’une autre façon.
Lorsque Lacan s’interroge sur le statut éthique de la psychanalyse, nous répondons par une autre question l’inconscient a-t-il un fondement éthique ? Or l’inconscient n’est-ce pas ce qui échappe à tout fondement ? On peut en analyser les processus et mécanismes, on ne peut le réduire à une catégorie. Et lorsque Freud, épouvanté par la guerre, découvre la pulsion de mort inhérente à l’inconscient et que Lacan la lie à la jouissance, on peut dire que l’inconscient se moque de l’éthique.
La véritable éthique de l’inconscient ne se cherche pas dans ce qu’il est, mais dans, ce qu’il réfute, dans ce qu’il fait voler en éclats et ce qu’il produit, elle est dans le geste de sa découverte et de sa fondation. L’inconscient a bien un « fondement d’ordre épistémique » (Ph. Julien). Et c’est dans ce déplacement qu’il faut voir l’éthique de la psychanalyse. Elle fait de l’inconscient non plus l’envers du conscient, sa simple face cachée, mais un ailleurs structuré, un objet scientifique, elle inaugure un enjeu : celui de la vérité (Althusser). C’est sur ce déplacement de Freud que Lacan travaille, et lorsque Lacan travaille sur ce déplacement pour nous le faire entendre, il est lui-même obligé de se déplacer à l’intérieur des champs de forces idéologiques qui sont à l’oeuvre dans l’interprétation que l’on donne de la découverte freudienne pour la mieux « digérer ». Annexions diverses par la psychologie, la biologie, la philosophie, la sociologie… dont nous parle Althusser et qui signe la « retombée en enfance »[7 de la psychanalyse. Ce travail lacanien de différenciations et de démarcations, c’est un travail du politique. Il a des effets idéologiques et théoriques subversifs. C’est à suivre l’ordre de l’inconscient lui-même (en en construisant les concepts) que Lacan en restitue sa dimension radicale, c’est-à-dire politique, dans le sens où en effet politique veut dire dialectique. Dialectique ne signifie pas seulement qu’il n’y a pas de tout globalisant, mais renvoie à la question de ce qui fait écart (comment et pourquoi) là où l’on tendrait à fonder, et qui institue le contradictoire (l’inouï en ce sens, ou encore l’impossible), là où l’on voudrait la réconciliation et l’utopie. L’inconscient est donc un savoir « dys-harmonique » et « les formations de l’inconscient (symptôme, rêve, acte manqué, trait d’esprit) ont ce trait commun d’introduire une négativité » [8.
Si on veut sauver le manque de son ontologisation philosophique et de sa fonction idéologique, il faut alors le nouer au concept de castration qui le précise, et introduit l’idée d’un acte symbolique donc réel. La topologie de Lacan, rappelons-le, n’est pas une simple représentation, elle n’est pas là pour faire image, mais elle est déploiement, jeu de transformations. L’épreuve de réalité prend un sens rigoureux : mise en acte de la castration parce qu’elle est épreuve de manque et non manque en général, manque dans l’absolu, épreuve à chaque fois (la répétition est ici fondamentale) que l’objet manque, ce fameux objet dont la fonction est de n’avoir jamais existé et qui est l’objet a dont la considération, estime Lacan, manque à la philosophie pour se situer.
Ce « à chaque fois » nous confronte au réel et à notre division. On doit, je dirai, s’y « coltiner » à chaque fois, parce que rien n’est donné et que ce qui nous est donné, c’est ce qui nous est à chaque fois dérobé, rendu impossible. Alors l’impossible devient structurant. Pas de repères, pas d’objet ni de sujet, cet objet et ce sujet que l’idéologie dominante tente de faire coïncider dans la demande (au niveau du besoin), pas de manque de l’Être, ni de castration donnée une fois pour toutes puisque qu’on ne peut parler que de castrations multiples. Remise en jeu du réel à chaque fois (Leclaire). L’acte psychanalytique coïncide ici avec l’acte politique. On peut donc dire que le fondement éthique de la psychanalyse a une dimension politique qui relève d’une prise de position dans le champ théorique et cette prise de position va déterminer sa méthode et sa pratique.
« Travail de différenciation maximale » écrit Sibony en parlant de l’analytique. On peut le dire du politique. Il suffit de relire les Écrits politiques de Marx pour voir cette différenciation travailler, établir par-delà les évidences, les relations invisibles, interroger ces blocs de réalité et de discours, les désarticuler, les fragmenter pour les faire bouger, en comprendre les tendances, contradictions, mesurer les enjeux. C’est. par cette différenciation que le politique se sépare de l’éthique qui fait voeu à chaque fois de s’établir dans l’universel. Le politique est ainsi le « pas tout » de l’éthique, ce qui à chaque fois oblige l’éthique à se situer, à dire d’où elle parle, et pourquoi. Il ne suffit pas d’avoir des valeurs déclare Merleau-Ponty. Il serait même dangereux de s’en tenir là sans s’interroger dans quelles luttes historiques elles s’insèrent [9. Il nous faudrait alors pour plus de précision, parler de démarcation politique et de position éthique, même si le politique est aussi prise de position. Mais position mobile comme le dit le langage de la guerre. Car tenir sur ses positions, c’est aussi faire passer la politique dans l’institutionnalisation d’un rapport de force sans faire jouer ce rapport de force dans la mobilité d’une bataille. Or l’institutionnalisation, si elle est une face du politique, face transitive, finit par nier le politique en l’enfermant dans un programme (Badiou)[10.
Toute position éthique doit donc s’étayer d’une démarcation politique et idéologique, c’est ce que ne cesse de faire Lacan. Génie bricoleur ou « bricolage de génie », comme on l’a accusé d’être ou de faire. Mais où le bricolage alors relèverait de la nécessité d’une guerre mobile, d’une guerre éclair sur des positions bien établies. La surprise a des effets subversifs. Elle peut se comparer à l’effet de la ponctuation interprétative : celle de faire bouger une pièce dans un ensemble, et on sait qu’un ensemble tient à une pièce ou encore « à un fil ».
Être mobile, ce n’est pas être changeant. Cela relève plutôt de la science la plus rigoureuse, de celle qui nous occupe, et qui lie la théorie et la pratique dans ce qu’elle met en jeu de la question de la vérité. Qui nous le dit mieux que Clausewitz que Lacan quelquefois cite et pour cause : « Si les règles et les principes découlent d’eux-mêmes des observations faites par la théorie, écrit Clausewitz, si la vérité se cristallise d’elle-même pour prendre cette forme, alors la théorie ne s’opposera pas à cette loi naturelle de l’esprit ; l’arche qui repose sur une telle clé de voûte ne fera qu’accentuer cette loi. Mais elle ne le fera que pour donner satisfaction à la loi philosophique de la pensée, pour préciser le point vers lequel convergent toutes les lignes, non pour déduire une formule algébrique à l’usage du champ de bataille, car ces règles et ces principes sont eux aussi destinés à déterminer dans l’esprit pensant les principaux contours de ses mouvements habituels plutôt qu’à lui jalonner la voie qu’il devra prendre pour l’exécution »[11. Ainsi l’éthique de la psychanalyse tient-elle à cette rigueur qui, loin d’être rigidité, doit épouser le mouvement de l’objet. Elle est une éthique de la connaissance qui prend racine dans la politique et se donne pour tâche de tracer des lignes de démarcation (et la philosophie rentre dans cette lutte) [12, qui permettent, de manière toujours contradictoire, de préciser à chaque fois le champ propre d’une science ou d’une théorie, en évitant la dilution de ses concepts et de sa pensée, cela demande d’en préciser les enjeux.
Prenons l’Éthique de Spinoza. Elle nous conduit à l’exercice de la liberté et au « contentement » non pas en s’appuyant sur une philosophie du sujet, mais sur une pensée de l’objet, des lois de sa constitution, de son mouvement. Étudier l’origine et la nature des affections pour Spinoza, ne renvoie pas à un ineffable, ou à des sentiments, mais au contraire, demande la même méthode rigoureuse que dans l’étude de la nature, puisque l’Aine est soumise à la même nécessité. Aussi Spinoza écrit-il « je considérerai les actes et les appétits humains comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides »[13. La liberté ne relève pas de l’exercice d’une volonté (absolutisme que Spinoza rejette dans la métaphysique), mais de l’exercice d’une re-connaissance des causes et des parcours selon le calcul mathématique et la géométrie. Topique freudienne et topologie lacanienne ne procèdent-elles pas de la même démarche de la même éthique « matérialiste » qui lie philosophie et politique ? là où le politique a le sens que lui donne Machiavel : restituer la vérité de la chose. Du pouvoir en tant que « chose » qui est intelligence des contradictions, intelligence des processus. En tant que telle, elle est cette violence qui restaure, non pas parce qu’elle ferait violence à la chose en imposant d’avance un ordre ou un savoir, mais parce qu’à suivre la ligne même de la chose, elle en révèle sa vérité. Le savoir ici se donne comme « opération » [14, coupure et suivi des articulations. Violence de l’interprétation qui n’est que le surgissement de la vérité.
« J’apporte la peste » dit Freud. Cela veut dire : j’apporte la division et la guerre là où vous croyez à la paix de la conscience. La politique comme la psychanalyse s’affrontent à la rigueur du réel, ils s’y soumettent, c’est-à-dire s’y laissent prendre comme Hegel demande au concept de s’immerger pour ressurgir autrement et non de contrôler en reflétant. Telle est aussi la définition de la vertu chez Machiavel : conscience originelle de la loi nous dit Sami Nair (et non expression d’une volonté). Et c’est parce qu’un homme est doué de virtu (d’une virtu telle) qu’il est capable de reconnaître « l’occasion », de lier ainsi hasard – fortuna – et nécessité, de saisir comme on dit la chance par les cheveux. Paradoxe ? Non. Machiavel saisit peut-être mieux que personne la liaison de l’inconscient et du politique, la fonction du signifiant dans ce qu’on appelle la conscience historique. La « cruauté » de Machiavel, le « cynisme » de sa théorie ne sont que l’expression de la passion du signifiant : l’homme doué de virtu est celui qui sait couper au bon endroit pour pouvoir fonder, c’est-à-dire passer ailleurs. Sa « lucidité », dirions-nous, est proportionnelle à cette passion, à sa manière d’être habité, d’être proche de son inconscient. Et l’inconscient impose la rigueur de son objet, comme le politique.
Freud n’était pas progressiste mais il était humanitaire, nous dit Lacan, et de ponctuer ce dire par un renvoi à Marx, à sa critique du réformisme et de l’humanisme. Humanitaire donc c’est-à-dire proche de ce qui, en l’homme, parle et souffre, mais anti-humaniste, dans le sens où l’humanisme renvoie à une idéologie bien précise : celle qui en affirmant l’Homme accepte et fonde tout ce qui l’écrase. Idéologie de la réparation mais non de la révolution qui touche aux racines.
Anti-humaniste, donc, mot honni. Pourtant, l’anti-humanisme théorique ainsi nommé et revendiqué par Althusser, est bien ce qui peut de l’individualité en sauver la radicalité. Radicalité qui n’a rien à voir avec une quelconque intériorité irréductible (y a-t-il un dedans sans dehors et la question de l’individualité n’est-elle pas éprouvée dans la rencontre, et dans la rencontre avec sa propre vérité dont on a vu qu’elle relève d’une division et non d’une fondation), mais avec cet « accolement structural » (Lacan), cette insertion d’un signifiant dans le corps même, cette différence pure, ce trait qui relance le désir, épingle la souffrance dans son arête la plus vive. Là s’entend une parole et non plus le discours.
Car l’anti-humaniste est la pensée de la réalité dans ce qu’elle a d’incontournable, de matériel, c’est-à-dire de réglé par le signifiant qui n’est pas sans rapport avec le pouvoir et la lutte à mort. Marx analysant le capital et comment s’y donne la lutte des classes, nous restitue cette rigueur et cette violence du réel, son nouage à l’imaginaire et au symbolique. Un sujet y advient par le mouvement même par quoi il se trouve pris. Non pas déterminisme mécaniste, clôturé, mais déterminité de la loi qui permet selon Spinoza, que, la connaissant, nous puissions la surmonter. Marx y intègre la pratique, parce que le savoir n’est pas tout. Freud nous le dit : il ne suffit pas de prendre conscience, de savoir, pour lever le refoulement, encore faut-il réactualiser dans la cure l’événement traumatique. Dans Marx comme dans Freud, le corps est concerné, c’est-à-dire la mort. Aucun savoir ne peut prendre corps, transformer les choses s’il ne se confronte à ce risque majeur. Radicalité du politique. Que le corps soit ce « coin enfoncé » [15dans l’illusion des rassemblements unitaires, et il empêche que soit « bouclée la question politique, il la soutient » [16.
Lorsque Engels s’étonne de cette chose «difficile à saisir » [17 : que le prolétariat de Paris (lors de la Commune), pourtant armé s’arrête « avec un saint respect » devant la Banque de France, lorsque Marx constate que « dans sa répugnance à accepter la guerre civile », il n’a pas marché sur Versailles, et que l’un et l’autre concluent, ce fut une faute lourde, décisive, on ne s’interroge pas sur le tranchant de ce réel-là : le prolétariat s’est arrêté devant des signifiants-maîtres. Inscrits de telle façon, que le corps reste suspendu à son arrêt de mort, hypnotisé, fasciné par le Tout de l’Autre. Engels le perçoit qui écrit : « La Banque aux mains de la Commune, cela valait mieux que dix mille otages. » Cela signifiait : « Toute la bourgeoisie française… » [18. Le prolétariat de Paris s’est ainsi arrêté devant une différence qu’il a posée comme absolue (et non maximale), un réel en bloc, d’un seul tenant, s’opposant à la multitude prolétarienne. Pas de temps d’élaboration, ni de moyens. La conclusion (la menace de mort symbolique) s’est plantée d’un seul coup dans le corps, massive. Ne peut-on alors penser que si la Révolution d’Octobre a réussi, c’est que l’organisation léniniste avait pu donner, faire vivre ces trois temps logiques dont parle Lacan : le temps de voir, de comprendre, de conclure ? [19 Et que le temps de conclure se scelle dans la « hâte » (non dans la précipitation) marquant ainsi l’urgence de la situation (ce besoin vital qui ne relève pas de l’ordre des besoins) telle que Lacan le désigne, marque la conjonction du désir et de la politique. C’est de la même hâte dont parlent aussi bien Marx que Machiavel. La révolution ou le bouleversement d’un empire ne viennent pas de l’extérieur comme quelque chose que l’on imposerait et qui se ferait tout au long par gradation. La lente désagrégation d’une situation, par le jeu des éléments et des lignes de force, va nouer (et l’organisation ou l’homme de la situation dans Machiavel, ne sont-ils pas là pour faire noeud ?) ce qui était dispersé et contradictoire par la prise d’un signifiant et se précipiter dans la chute, autant dire dans l’ouverture d’un ailleurs. « Saut », dialectique, « éclair » hégélien (qui signe le passage d’une époque à une autre), virtu machiavélienne, c’est à chaque fois le moment de conclure. C’est-à-dire de risquer. Le stalinisme et toutes les formes de totalitarisme venant par contre rigidifier l’organisation dans l’institutionnalisation permanente (qui se donne les armes de cette permanence), forclôt la logique temporelle, rythmée, liée à la mort, au profit d’une logique unitaire, compacifiée, absolue. Pas de vide en effet, mais violence de la totalité.
Ainsi, tuer le maître, évider la place d’un signifiant et par là même le destituer pour y faire fonctionner un autre symbolique, est une tâche bien plus rude que de s’acharner sur un corps. Car c’est en même temps déplacer quelque chose de soi, de sa position, de son désir. Être confronté de la manière la plus radicale à cet ailleurs, cette perte fondamentale, cette division, qui est l’épreuve du politique à l’opposé de l’utopie qui s’assure avant même de commencer. Nous sommes concernés au quotidien. Aussi faute de risquer son corps et son désir, la castration, le politique refoulé nous revient en symptômes morbides (et le social qui s’assure à le réparer participe de ce symptôme).
L’individu le paie souvent par ce que l’on appelle des passages à l’acte, des dépressions, des drogues… Mais drogués nous le sommes, du quotidien. Tous ces petits attachements qui nous assurent, de peur de manquer de… alors même que le désir, prenant de front la société de consommation, se fonde sur l’« inaccessibilité de la chose » (Lacan). Maladie du lien comme l’écrit Sibony[20. Maladie du manque de déliaison, forclusion de la pulsion de mort que Natalie Zaltzman nomme « pulsion anarchiste » [21. Qu’est-ce qu’en effet l’acte psychanalytique si ce n’est de rétablir la circulation de la pulsion de mort en décoinçant un signifiant (en instaurant une coupure), afin que délié il puisse lier autrement ? C’est bien pour cela que Lacan le rapproche de l’acte politique et plus précisément de l’acte révolutionnaire [22 (tout acte politique étant en lui-même révolutionnaire puisqu’il ouvre sur autre chose). Ce qui fait écrire à Nasio que « déchiffrer » en psychanalyse, « n’est pas synonyme de découvrir, mais de participer à la formation d’un nouveau chiffre » [23. La psychanalyse ainsi se sépare radicalement de l’herméneutique (et du psychologisme) pour se fonder du trait politique et fonder la psychanalyse du trait politique c’est à chaque fois tenter de la déprendre des « figures de l’un » [24, figures multiples de l’idéologie dont elle ne saurait se croire vierge, c’est à chaque fois dégager ce qui, de la structure et des processus de l’inconscient, remet en cause les métalangages et détrône les idoles.
1. Ontologie et politique, Hannah Arendt, Ed. Tierce 1989.
2. On peut penser que l’effondrement du totalitarisme nous laissera alors le champ libre pour déplacer nos questions et ouvrir une nouvelle réflexion.
3. Il ne s’agit pas bien sûr de ne pas être contre la guerre nucléaire, le totalitarisme ou la pollution… il s’agit plutôt de penser la fonction idéologique de ces notions dans le champ politique.
4. Critique du bonheur, Ed. La Découverte, coll. Essais, 1989.
5. Id.
6. Michel Foucault, Les mots et les choses, éd. Gallimard.
7. Althusser, « Freud et Lacan », in Positions, Ed. Sociales.
8. Philippe Julien, « Le Testament de Lacan », in Apertura vol. 3 1989, L’inconscient a-t-il un fondement éthique ? Ed. Springer-Verlag.
9. M. Merleau-Ponty, Signes, « Notes sur Machiavel», Ed. Gallimard, 1960.
10. De même qu’enfermer l’éthique dans une conception absolutiste revient à la tourner en terreur.
11. Clausewitz, De la guerre.
12. Cf. la thèse d’Althusser, La philosophie est lutte de classes dans la théorie.
13. Spinoza, Éthique, p. 134, Ed. Garnier/Flammarion.
14. Voir Sami Nair, Machiavel et Marx, coll. Philosophie d’aujourd’hui, PUF, 1984.
15. Daniel Sibony, Le nom et le corps, Ed. du Seuil, 1974, p. 19.
16. Id.
17. Engels, Introduction in La Guerre civile en France, 1871 (Karl Marx), Ed.
Sociales, p. 22.
18. Id.
19. Lacan, « Le temps logique », in Écrits, Ed. du Seuil, 1966.
20. D. Sibony, in Perversions, Ed. Grasset, 1987.
21. N. Zalzmann, « La pulsion anarchiste », Topique n° 24, 1979, Ed. Epi, 1979. 22. Lacan, cf. L’acte psychanalytique (Séminaire).
23. J.D. Nasio, Les yeux de Laure, coll. La psychanalyse prise au mot, Ed. Aubier,
1987, p. 81.
24. Serge Leclaire, Rompre les charmes, Inter éditions, 1981.