Considérations historiques après Gênes 2001Depuis plus de deux siècles l’État de droit et le principe de légalité ont certes construit un rempart contre l’autosuffisance du pouvoir policier, mais les événements de l’été 2001 nous ont brutalement dévoilé la porosité de cette limite. Du coup, tout un passé réapparaît, précieusement instructif, censément révolu et voué à l’érudition depuis la date fatidique de 1789. Tout comme les révolutionnaires dans l’Assemblée constituante et législative (1789-1791), nous sommes de nouveau confrontés à un dilemme que deux siècles de positivisme juridique n’ont guère modifié : est-il possible de soumettre l’activité de police à un système de contrôle légal, ou faut-il plutôt admettre que cette institution possède sa propre mesure et que tout dérapage est moins le signe d’une violation conjoncturelle de la loi que la confirmation d’une spécificité structurelle propre à la police ?Après les faits de Gênes en juillet 2001, une locution rebondissait avec opiniâtreté dans les discours publics comme dans les débats privés : « abus du pouvoir policier ». Indépendamment des attitudes de condamnation ou de justification de la conduite policière pendant le sommet du G 8, l’enjeu polémique a été polarisé par la question de l’excès. Or il va de soi qu’un excès existe toujours en fonction d’un critère de normalité et donc d’acceptabilité dans la description et dans la critique des phénomènes naturels et sociaux. Cependant, lorsqu’on applique cette catégorie à l’activité policière, c’est-à-dire à une institution qui s’est affirmée historiquement dans la zone grise entre le droit et le fait, alors le cadre se fait plus opaque car il est ardu de repérer préalablement une mesure de normalité de la police. Depuis plus de deux siècles l’État de droit et le principe de légalité ont certes construit un rempart contre l’autosuffisance du pouvoir policier, mais les événements de l’été dernier nous ont brutalement dévoilé la porosité de cette limite. Du coup tout un passé que la date fatidique de 1789 veut révolu et condamné à l’érudition réapparaît précieusement instructif. De même qu’ont eu à le faire les révolutionnaires dans l’Assemblée constituante et législative (1789-1791), nous nous confrontons de nouveau avec un dilemme que deux siècles de positivisme juridique n’ont pas trop modifié : est-ce qu’il est possible de soumettre l’activité de police à un système de contrôle légal ou faut-il plutôt admettre que cette institution possède sa propre mesure et que tout dérapage est moins le signe d’une violation conjoncturelle de la loi que la confirmation d’une spécificité structurelle propre à la police ? La question étant ainsi posée, nous ne visons bien sûr pas à pré-constituer l’ « absolution » du pouvoir policier à l’aide d’un argument soi-disant ontologique : comme la police existe dans l’absence de limite, alors on ne peut pas lui reprocher les conduites qui confirment précisément cette absence car son mode d’être est exactement conforme à son être. Au contraire, nous voulons garder l’autonomie de la critique de la dimension descriptive et insister sur celle-ci pour expliquer l’échec de l’État libéral dans la maîtrise légale de la police. En effet, toute modification de la nature de la police après l’avènement constitutionnel s’intègre dans la ligne « dure » d’une attitude administrative relativement imperméable aux questions des libertés subjectives et au principe de légalité des actes politiques. Il faut alors dissocier la vertu instrumentale et pragmatique de la police, qui affecte d’une manière stable la capacité gouvernementale de l’État moderne, et les fondements juridico-philosophiques de son pouvoir, qui ont changé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. C’est dire qu’il s’agit d’isoler la rationalité technique véhiculée par la pratique policière par rapport à la formalisation abstraite du discours savant. La validité axiomatique du second ne produit que des effets limités sur l’enracinement matériel de la première, de même que l’irrésistible force des moyens dépasse les idéologies politico-juridiques renfermées dans la dichotomie « État de police » et « État de droit ». En situant les faits de Gênes dans une perspective historique, nous souhaitons alors transformer le sentiment d’indignation – toujours éphémère – dans une conscience critique plus avertie et, peut-être, solide.
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Ce qui a fait l’identité historique de la police dans les États territoriaux modernes a été son « hybridisme juridique ». A mi-chemin entre sphère pénale et judiciaire et sphère politico-administrative, entre règlement et jugement, entre application de la norme et institution d’un ordre, entre prévention et répression, la police a lancé depuis toujours un défi conceptuel aux catégories de la dogmatique précisément à cause son statut intrinsèquement ambigu. Comment, en définitive, le droit arrive-t-il à maîtriser l’emploi de cette force publique ?
Les révolutionnaires de ’89 nous ont transmis, à ce sujet, des réflexions toujours actuelles : « Il faut distinguer la force et son organisation. Quand on parle de la machine, on ne parle pas du moteur »[[Archives parlementaires, Dupont, Paris 1867-1896, XXI, p. 237. . Avec ces mots simples et lapidaires, Rabaut de Saint-Étienne résume efficacement un concept fondamental de la politique moderne depuis Machiavel : un être souverain ne peut exister sans un appareil matériel qui monopolise en son nom l’usage de la force. Cependant, une fois que le moyen a été organisé et soumis à la domination de la loi, comment doit-on s’en servir sans attenter à la liberté ? La loi constitue une limite formelle – et non matérielle – à l’expansion de la force. Ici intervient le rôle de la discipline, unique manière de gouverner l’application d’une puissance physique faite d’hommes et d’armes. L’hétéronymie est la condition nécessaire pour qu’une telle force ne se transforme pas en un instrument d’oppression arbitraire et acéphale : « elle ne doit pas se mouvoir elle-même ». En tant qu’ « instrument aveugle et purement passif, la force publique n’a ni âme, ni pensée, ni volonté. C’est une arme qui reste suspendue au temple de la Liberté, jusqu’au moment où la société qui l’a créé, en demande l’usage »[[Ibid , p. 594..
La police moderne s’inscrit dans la logique dessinée par ces énoncés primordiaux qui fondent une force publique démocratique. Toutefois, la juridification de la police se révèle être beaucoup moins une acquisition concrète qu’un protocole politique. Au mieux, elle s’atteste comme un objectif tendanciel. Dès qu’on se situe sur le plan des dispositifs concrets, en effet, l’empire de la loi affiche une fragilité inquiétante. Ce que ne manquent pas de relever les constituants lors du débat sur la police de sûreté et sur sa fonction auxiliaire de la justice pénale. Tous les orateurs sont obligés de reconnaître que la soumission de la force à la loi se heurte à des résistances factuelles et logiques. Par exemple, lorsqu’il s’agit d’instruire les moyens de preuves, le juge n’intervient qu’au terme d’une procédure décomposée en degrés successifs d’évaluation : l’arrestation provisoire de l’accusé, l’examen du bien-fondé de la précédente décision, la décision d’entreprendre un procès s’il y a suffisamment d’éléments, l’expression de convictions sur les faits, et enfin, l’application de la peine. La police est le moteur de cette longue théorie de jugements, et sa volonté peut donc n’être qu’en partie guidée par la loi. Du reste, comme le souligne déjà vers la fin de 1789 le père de la procédure pénale moderne, le député A. Duport, « la justice doit procéder avec beaucoup de réflexion, et avec des formes très sévères ; elle ne doit être déterminée que par le plus haut degré de certitude possible. La police, au contraire, est forcée d’agir d’une manière plus expéditive, elle doit déterminer souvent sur des indices »[[Ibid., X, p. 745. Alors que la police présume la culpabilité sur la base d’une connaissance approximative des faits, la justice doit rééquilibrer cet inévitable arbitraire, en assurant une plus grande certitude des preuves. En définitive, c’est à la police que revient l’opération préliminaire décisive : agencer la réalité pour la soumettre à la qualification du droit.
Ce dernier aspect ne devait pas trop rassurer les convictions légalistes des constituants : malgré les efforts pour distinguer les deux fonctions et subordonner la force matérielle à l’exercice de la justice, la condition opérationnelle de celle-ci reposait, en effet, sur le travail constitutif de la police. D’où les soucis et les doutes qui habitent les députés. Ne serait-il pas illusoire de parvenir à séparer de facto le pouvoir qui décide de celui qui exécute ? Comment la démarche préalable de la police dans la prévention du crime (ante factum) et dans l’établissement de la vérité (post factum) conditionne-t-elle l’activité juridictionnelle qui suit ? Et l’intervention de police ne comble-t-elle pas un vide de pouvoir que le droit ne réussit pas à occuper ? La « violence » de l’activité policière est-elle une éventualité fâcheuse, toujours provisoire, que le droit a les moyens de neutraliser, ou n’est-elle pas plutôt inscrite dans le fonctionnement du dispositif légal dont elle dévoile la limite? Autrement dit, derrière la célébration de la loi comme limite de la force, on découvre incidemment le contraire, à savoir que la force est une limite de la loi. La force que la police exerce et la force à laquelle elle s’oppose sont impliquées dans la norme juridique[[.
Tels sont les enjeux explicites et implicites du débat révolutionnaire, et tous tournent autour de l’autonomie réglementaire de la police qui ne se contente pas d’être un auxiliaire du pouvoir judiciaire. Comme le rappelle Beaumetz (28 décembre 1790), la police « finit au moment où il y a des preuves et des présomptions légales à donner à la justice » ; si elle ne dispose pas de la discrétion nécessaire, elle se dissout. En réalité, le fonctionnement même de la procédure judiciaire est à risque : le droit devient inefficace sans cette emprise concrète sur le réel. La police gère donc l’enjeu essentiel de chaque ordre juridique : être le truchement entre le caractère impératif de la loi et l’irréductible multiplicité des actions et des faits. Ainsi, se construit un espace que les catégories du droit laissent vacant, à cause de leur limite constitutive. En se plaçant aux marges du droit – de l’Ancien Régime comme de l’époque moderne – la mesure de police manifeste une nature ambivalente. D’un côté, la règle de police mesure la force étatique et représente la justesse de la loi : grâce à elle, on peut envisager le contrôle maximal et précis du gouvernement sur les actions et les choses. De l’autre, elle est la mesure de la force sociale, dont elle tolère ou sanctionne les manifestations. Elle est le baromètre du désordre, autrement dit, elle signale le degré de force non disciplinée juridiquement qu’un système peut tolérer. Qu’on la considère du point de vue « interne » d’une hiérarchie normative ou qu’on l’observe du point de vue « externe » comme mesure objective de la force sociale, la police reste une source autonome de normativité.
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Nous n’avons cité qu’un exemple où le rapport entre police et justice est loin d’être réglé par l’empire de la loi. Il faut reconnaître que la proximité malaisée entre ces deux sphères ne cesse pas de se manifester dans notre actualité. Pour les juristes, la tentative de marquer les différences entre les deux pouvoirs se révèle être une tâche aussi nécessaire que problématique. Les débats révolutionnaires de 1789-1791 témoignent de la difficulté à penser cette zone d’indifférence. Il n’est pas sans intérêt, alors, d’essayer de réintroduire des critères de distinction conceptuelle pour mieux comprendre les épisodes récents.
Un texte particulièrement éclairant de Malesherbes (Mémoires sur la librairie, 1759) nous aide à tirer quelques conclusions. Il n’est pas difficile de percevoir la validité permanente de ses arguments : « dans l’ordre judiciaire du royaume, tel qu’il est établi, la justice peut se rendre bien partout, mais la police ne peut jamais être faite avec soin que dans les villes où il y a des intendants, parce que la police demande une vigilance et une sévérité qu’on ne peut pas attendre d’un juge qui n’a rien à craindre ni à espérer du gouvernement, et pour qui au contraire il est très important de ne pas se faire de querelles avec ses compatriotes, de qui il attend tout l’agrément de sa vie et toute sa considération. De plus, la police demande aussi des vues supérieures et générales qu’on n’a jamais sans être en relation directe avec le ministère, et une autorité pour la promptitude de l’exécution, qui n’est confiée qu’aux intendants »[[Ch.-G. de Lamoignon de Malesherbes,Mémoires sur la librairie. Mémoires sur la liberté de la presse, Imprimerie Nationale, Paris 1994, p. 134-135..
Police et justice sont d’abord distinctes au niveau de leur mode d’intervention. La fonction judiciaire poursuit des principes formulés dans des énoncés normatifs, qui, par leur valeur générale, peuvent s’appliquer partout. Elle est un simple processus technique garantissant l’ubiquité de la pratique et n’est pas conditionnée par la prise en considérations d’autres facteurs. Le cas d’un procès se transforme d’accident factuel en situation de droit, une fois que le jugement l’a intégré au modèle normatif supposé. Par cette simple séquence formelle, la fonction-justice peut être généralisée sans aucune limite. Elle s’appuie sur un syllogisme qui unit vérification factuelle et dénotation juridique. Il n’y a qu’une justice dans tout le royaume et un unique schème logique sert à la réaliser. C’est pourquoi Malesherbes insiste sur l’absence de liens entre juge et milieu extérieur, qu’il s’agisse du gouvernement ou d’un quelconque citoyen privé. Plus que la neutralité de la justice incarnée dans la figure d’un « tiers », ce qui semble décisif, c’est un principe d’indifférence envers le réel. L’universalité de la justice repose avant tout sur la présomption qu’elle ne dispose d’aucune connaissance a priori, en dehors de la connaissance de la loi. Sa fonction peut devenir générale grâce à cette ignorance de départ. C’est seulement dans un deuxième temps qu’elle prend connaissance des données spécifiques du cas. Cette présomption d’ignorance ne correspond pas à l’image du « voile d’ignorance » formulée par J. Rawls, comme une condition nécessaire pour éviter que le choix des principes fondamentaux ne se ressente des inégalités entre les parties. C’est la justice entendue comme fonction juridictionnelle, comme pratique et non comme univers déontologique, qui se fonde sur cette prétérition originelle des situations concrètes.
La police, en revanche, n’a pas pour objectif des principes, mais des hommes et des choses. Elle opère donc sur le plan des faits et non sur celui des significations. D’où la difficulté à en concevoir une application diffuse et immédiate, car la situation concrète ne correspond pas à un schéma de conversion universelle, toujours valide a priori, indépendamment des lieux, des personnes et des objets. Le cas particulier ne se transforme pas ici en espèce : d’épisode de la vie il ne devient pas fait constitutif d’une situation juridique, reconnaissable en tant que telle par tous et valable pour tous. La police se réalise par un processus additionnel, somme des nombreuses polices exercées dans des lieux différents, irréductibles les unes aux autres. Elle n’est en rien une pratique obéissant à un schéma préétabli, valide inconditionnellement. Elle ne relève pas d’une logique autosuffisante qui s’appliquerait à tous les hic et nunc sans que soit modifiée son identité. À l’extérieur des dispositifs qui sont les siens, elle se réalise dans l’histoire des objets sur lesquels elle s’exerce, c’est-à-dire dans les exempla. C’est ce que Malesherbes laisse entendre lorsqu’il parle de « promptitude de l’exécution » : la police est cette poursuite interminable d’un réel dont elle se saisit pour en recueillir des fragments et les recomposer en un tout qui n’est par hypothèse jamais fini. Et puisque la vérité de la police ne se trouve pas en elle, mais dans les objets qui l’entourent, ce conditionnement factuel fait sans fin varier sa forme. En bref, ce sont les circonstances qui décident de la configuration du pouvoir policier. Un principe d’inadéquation au réel constitue le préalable et le fondement même de la police. La condition implicite de son action est que l’imperfection de la réalité dépend toujours des limites des dispositifs gouvernementaux, corrigibles à l’infini. Au XVIIe siècle les caméralistes allemands qualifiaient de plus ultra ce mode d’agir typique de la police[[G. H. Zincke, Cameralisten Bibliothek, 4 vol., Jacobi, Leipzig 1751-1752, I, p. 62.. Constamment mobile, la machine policière se projette virtuellement au-delà de ses propres capacités. Elle ne fait jamais « état », car elle est constamment obligée de se dépasser.
Il en va autrement avec la décision judiciaire qui s’impose à la réalité. La justice n’est pas déterminée par le monde extérieur, car elle contient déjà en elle la mesure rationnelle qui la rend valide selon un mécanisme d’inférence, à savoir le processus logique qui subsume le fait dans les mots, le particulier dans le général, abstraction faite des circonstances dans lesquelles l’opération a lieu. La démarche de la police, en revanche, procède seulement par applications partielles qui peuvent tendre au général, sans toutefois l’atteindre jamais. Tout régime anti-démocratique rêve de combler la partialité des inductions propres à la rationalité policière, grâce à une inférence systématique comparable à celle accomplie par le juge. Rien de plus trompeur, alors, que cette communis opinio qui considère tout modèle autoritaire comme une défaite de la justice remplacée par un État policier. En réalité, un régime autoritaire réussira d’autant plus à se réaliser que sa police parviendra à l’automatisme logique de l’opération judiciaire qui se résout dans le seul jugement de correspondance entre prévision normative et fait. Ce n’est pas un hasard si le plus grand effort spéculatif dans ce sens a été produit par Hegel. Théorisant le Polizeistaat expérimenté dans les territoires allemands, Hegel saisit la nécessité de fondre les deux pratiques dans le pouvoir gouvernemental. « Cette subsomption des affaires particulières sous l’universel est la tâche propre du pouvoir gouvernemental, dans lequel sont également compris le pouvoir judiciaire et le pouvoir de police, qui se rapportent immédiatement à l’élément particulier de la société civile et qui font prévaloir l’intérêt général dans ces buts particuliers »[[G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit ou Droit naturel et science de l’état en abrégé, Vrin, Paris 1975, § 287, p. 299.. Grâce à cette solution, la police couronne son rêve mythique : se prévaloir de cette mesure universelle qui appartient à la justice. Les faits de Gênes ont montré à tout le monde l’effroi d’un tel projet.