La modernité se constitue, selon Simondon, à partir d’un paradigme qui traverse tous les domaines de l’expérience : l’être-individuel. Elle se définirait comme un ensemble d’opérations, de techniques, de connaissances visant à extraire les dimensions individuelles de ce qui, dans la réalité, se présente comme essentiellement attaché, relié et changeant. Dès lors, une des possibilités pour sortir de certains problèmes (liés à la connaissance, à l’expérience, au social) qui ont accompagné la pensée moderne pourrait se situer dans ce que nous avons appelé une « pensée relationnelle », dans laquelle la relation occuperait une place centrale.
Whitehead écrit que « la philosophie ne revient jamais à une position antérieure après les ébranlements que lui ont fait subir un grand philosophe »([[A. Whitehead, Procès et Réalité, Paris, Gallimmard, 1994, p. 9.). L’histoire de la philosophie serait faite de chocs, de ruptures sous l’apparence d’une continuité de problèmes. Dès lors, interroger la « nouveauté » d’une pensée revient à demander quel « ébranlement » elle a suscité, quelle irréversibilité elle a introduit dans un champ.
On peut dire que Simondon produit quelque chose de proche d’un ébranlement lorsqu’il place comme une proposition centrale que « l’être est relation » ou encore que « toute réalité est relationnelle ». Cette proposition n’est pas neuve ; on la retrouve, chaque fois différemment, avec Spinoza, Nietzsche([[Voir notamment P. Montebello, Nietzsche. La volonté de puissance, Paris, Puf, 2001, particulièrement le chapitre « L’être comme relation » et B. Stiegler, Nietzsche et la biologie, Paris, Puf, 2001. ), Bergson et Tarde([[La substitution de la question de l’avoir à celle l’être chez Tarde renvoie elle aussi à une pensée de la relation préalable à toute ontologie au sens classique comme l’a montré M. Lazzarato dans Puissance de l’invention, Paris, Le Seuil, 2002.) si bien que d’une certaine manière Simondon ne fait que prolonger un mouvement qui le précède et duquel il hérite l’essentiel de la construction qu’il opère.
Mais ce qui est inédit, c’est la mise en place d’une véritable systématisation de la proposition « l’être est relation », la prise en compte explicite de ce qu’elle requiert pour pouvoir être posée et de ces conséquences dans différents domaines – physique, biologique, social et technique. Et c’est un nouveau type de questions qui en émerge et qui s’oppose aux questions mal posées qui ont traversé la modernité : il ne s’agit plus par exemple de demander « quelles sont les conditions pour que deux individus donnés puissent être en relation », mais « comment des individus se constituent-ils par les relations qui se tissent préalablement à leur existence ? » ; de la même manière, au niveau social, il ne s’agit plus de demander qu’est-ce qui fonde l’espace social (les individus ou la société), mais comment s’opèrent des communications multiples qui forment de véritables êtres-collectifs ?
Il peut paraître étonnant de traiter des éléments aussi différents que des éléments physiques, biologiques, collectifs et techniques, en les reliant dans une pensée de l’être comme relation. Le risque est certainement de niveler les différences de ces domaines par une proposition trop générale à laquelle rien ne résisterait. L’ « être est relation » ne signifie nullement qu’on puisse faire l’économie des spécificités d’existence de ces domaines, ni des problèmes qu’ils posent. C’est une proposition qu’on peut appeler « technique »([[Voir à ce sujet l’identification qu’opère I. Stengers entre technique, spéculatif et construction de problème dans Penser avec Whitehead, Paris, Le Seuil, 2003.) au sens où elle n’a de portée que dans son fonctionnement toujours local, situé, lié à des contraintes ; elle n’a de sens que dans le cadre d’une construction élargie d’un problème à partir duquel ces domaines peuvent être repensés à la fois dans leurs communications, nécessairement transversales, et dans leurs spécificités.
L’être-relationnel et l’être-individuel
Mais cette proposition a surtout un effet prioritaire : la remise en question d’un paradigme qui a traversé la modernité et qui se déploie, plus ou moins implicitement, à tous les niveaux de la connaissance, dans les orientations données aux pratiques, dans la manière de se rapporter à l’expérience. Ce paradigme, c’est celui de l’ « être-individuel». On peut dire, très schématiquement, que la modernité aura été, selon Simondon, une recherche presque exclusive sur les conditions d’existence, les raisons, les modalités et les caractéristiques de l’individu, accordant par là même, implicitement ou explicitement, « un privilège ontologique à l’individu constitué »([[G. Simondon, L’individuation psychique et collective (IPC), Paris, Aubier, 1989, p.10. ). C’est « l’individu en tant qu’individu constitué qui est la réalité intéressante, la réalité à expliquer »([[IPC, p. 9.). D’une certaine manière, on peut dire qu’il est donné, car on ne cherche nullement à en décrire la genèse, la venue à l’existence, ce que Bergson appelle la « réalité se faisant »([[« Pour que notre conscience coïncidât avec quelque chose de son principe, il faudrait qu’elle se détachât du tout fait et s’attachât au se faisant », H. Bergson, L’évolution créatrice, Paris, Puf, 1948, p. 238.). Mais d’un autre côté, on peut dire que cet « être-individuel » est produit par un ensemble de pratiques, de découpages qui visent à extraire de l’expérience cette part d’individualité. Ce qui caractérise ce paradigme, c’est cette manière de présenter ces productions de « l’être-individuel » comme des choses données ou rencontrées dans l’expérience. Il s’agit véritablement d’une abstraction au sens littéral : abstraire une partie de l’expérience. Dès lors, toutes les situations hybrides, les existences plus ou moins réalisées, virtuelles ou réelles, les prolongements des éléments les uns dans les autres devraient, toujours selon ce paradigme, se réduire au final à une multiplicité d’individus stables, invariants et autonomes. Simondon rejoindrait certainement W. James lorsque celui-ci écrit que « tout ce que nous distinguons et isolons conceptuellement se trouve dans la perception comme emboîté et fondu avec tout ce qui est voisin, dans une entière compénétration. Les coupures que nous opérons sont purement idéales »([[James, Some problems of philosophy, Nebraska, Nebraska University Press, 1996, pp. 49-50), à cette différence près que Simondon s’intéresse à l’existence et non uniquement à la perception.
Si nous voulons nous défaire de cette abstraction, il est alors nécessaire de passer sur un autre plan, de reposer les problèmes – quel qu’en soit le champ – à un autre niveau. Dans les termes de Bergson, on dira qu’il faut passer d’une approche exclusive sur une « réalité faite » à une approche générale de la « réalité se faisant ». Il faut reposer le problème au niveau de l’ensemble des processus, des fabrications, des émergences des réalités dont nous faisons l’expérience, c’est-à-dire passer de l’être-individuel à l’individuation.
« Nous voudrions montrer qu’il faut opérer un retournement dans la recherche du principe d’individuation en considérant comme primordiale l’opération d’individuation à partir de laquelle l’individu vient à exister et dont il reflète le déroulement, le régime, et enfin les modalités, dans ses caractères. »([[IPC, p. 12.)
Ce sont ces régimes d’individuation qui permettent de donner à la question de l’existence individuelle une dimension plus large, plus profonde à laquelle elle participe et dont elle ne peut être abstraite. Ce plan plus large, nécessaire pour construire une pensée de l’individuation qui soit en même temps une pensée-relationnelle – les deux devant s’identifier -, Simondon l’appelle la « nature préindividuelle ».
La construction d’un plan de nature
Qu’est-ce que la nature « préindividuelle » ? Simondon revient à une notion de nature proche de la « physis » des grecs, c’est-à-dire une nature source de toute existence, principe de genèse, plan unique. Il décrit dans un passage essentiel de l’Individuation Psychique et Collective ce qu’est cette nature au sens de physis :
« On pourrait nommer nature cette réalité pré-individuelle que l’individu porte avec lui, en cherchant à retrouver dans le mot de nature la signification que les philosophes présocratiques y mettaient; les philosophes ioniens y trouvaient l’origine de toutes les espèces de l’être, antérieure à l’individuation: la nature est réalité du possible, sous les espèces de cet apeiron dont Anaximandre fait sortir toute forme individuée: la nature n’est pas le contraire de l’homme, mais la première phase de l’être, la seconde étant l’opposition de l’individu et du milieu, complément de l’individu par rapport au tout. »([[IPC, p. 196)
Simondon ne retient de la pensée de la physis que cette exigence : se placer à un niveau de réalité préalable aux choses et aux individus, source de leur engendrement. On dira que l’individu provient de la nature ou encore participe de la nature. La nature n’est pas l’ensemble des choses qui existent, mais le principe de leur existence, le « transcendantal » de toute existence individuelle. Mais ce qui nous paraît fondamental, c’est justement la différence que Simondon marque par rapport à une pensée de la physis que l’on pourrait dire « romantique ». Pour lui, et c’est en cela qu’il nous intéresse particulièrement, la nature préindividuelle n’est pas quelque chose que nous devrions retrouver, à laquelle nous devrions chercher à être le plus adéquat possible, elle n’est pas le fondement de tous les éléments de notre expérience, une sorte d’étalon ou de principe sélectif ; elle est une pure construction. La nature préindividuelle est à construire pour pouvoir rendre compte de chaque individuation en la reliant et en lui donnant des dimensions plus larges. C’est le principe méthodologique de la démarche de Simondon: à chaque situation rencontrée dans l’expérience, il s’agit d’inventer et de construire un plan qui en élargisse les dimensions et qui permette de mettre en perspective la manière par laquelle elle se constitue et se relie aux autres éléments de l’expérience. Quel que soit le domaine envisagé – physique, biologique, psychique, collectif ou technique – Simondon construit un plan (une surface) qu’il pose comme préalable à leurs différenciations et qui lui permet de partir de ce qui les lie avant de les différencier. C’est la condition pour que le problème de l’individuation ne soit pas le simple miroir d’une pensée de l’être-individuel, qu’elle n’en généralise pas les caractéristiques.
On peut dès lors définir l’individuation comme le passage de la nature à l’individu, mais à trois conditions :
1. Elargir le concept de nature. La nature doit être pensée comme l’ensemble des choses existantes et des réalités préalables à l’individuation. Ces réalités préalables à l’individuation, mais source de toute individuation, quel qu’en soit le niveau de complexité, Simondon les appelle les singularités préindividuelles. Qu’est-ce qu’une singularité préindividuelle ? Toute définition est toujours locale car le propre d’une singularité, c’est qu’elle ne se définit que par sa fonction : elle brise un équilibre([[La notion d’équilibre renvoie ici à ce que Simondon appelle un équilibre « métastable », c’est-à-dire un équilibre tendu, au-delà de la stabilité, lié par une forte énergie potentielle. Sans cet équilibre métastable, une singularité ne pourrait en aucun cas « briser un équilibre ». C’est le caractère fragile, instable d’une relation hétérogène qui donne à la singularité la possibilité de transformer l’équilibre. ), elle suscite une transformation ou une individuation. Elle « peut être la pierre qui amorce la dune, le gravier qui est le germe d’une île dans un fleuve charriant des alluvions »([[G. Simondon, Lindividu et sa genèse physico-biologique (IPB), Paris, PUF, 1964, p. 36.). On pourrait dans tous les domaines établir les singularités d’un champ à partir desquelles une situation devient instable, se transforme, suit une nouvelle trajectoire qui se propagera de proche en proche (propagation transductive([[« Nous entendons par transduction une opération, physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration du domaine opérée de place en place : chaque région de structure constituée sert à la région suivante de principe et de modèle, d’amorce de constitution, si bien qu’une modification s’étend ainsi progressivement en même temps que cette opération structurante » (IPC, p. 25).)) à l’ensemble du champ. Le propre d’une singularité c’est qu’on ne peut pas en définir les effets avant qu’ils ne s’établissent, qu’on ne peut a priori délimiter le territoire dans lequel s’opèreront ses effets (un objet technique pouvant faire rupture dans un champ et propager quelque chose de son fonctionnement dans d’autres champs). Mais ces exemples ont des limites car ils renvoient à des réalités déjà constituées, alors que la notion de singularité se pose à un niveau « préindividuel » ; il est donc nécessaire de l’imaginer en deçà de la constitution de nos exemples, c’est-à-dire préalablement au grain de sable, à l’objet technique ou à la pierre([[« L’individualité de la brique, ce par quoi cette brique exprime telle opération qui a existé hic et nunc, enveloppe les singularités de ce hic et nunc, les prolonge, les amplifie. » (IPB, p.46)), bien qu’il s’applique aussi à cette échelle. On distinguera, dès lors, radicalement, la notion de singularité de celle d’individu (laquelle suppose l’identité, l’autonomie et une relative invariance).
2. Considérer la nature comme « réalité du possible » c’est-à-dire comme ce qui est susceptible de faire exister quelque chose. En disant que la nature est réalité du possible, Simondon entend faire une différence importante entre le possible et l’actuel. Le possible, ce sont les singularités préindividuelles qui peuvent entraîner une individuation, alors que l’actuel, c’est l’individu produit par l’individuation. Cette contrainte implique une valorisation du possible, c’est-à-dire des singularités dont l’actuel n’est qu’une expression ou un effet. Cela nous permet de préciser et de faire varier notre définition de l’individuation : elle est le passage de la nature à l’individu, ce qui signifie à présent qu’elle est le passage du possible à l’actuel, ou encore des singularités aux individus. Il nous faut néanmoins être très prudent sur ce rapport possible/actuel, car il pourrait laisser entendre que le possible contient déjà l’actuel, ou encore que la nature comprend virtuellement tous les êtres-individuels, et que ceux-ci ne seraient que la réalisation d’une nature déjà donnée. Or, c’est exactement le contraire que Simondon entend mettre en évidence en distinguant le possible et l’actuel : si le possible est ce qui donne naissance à l’individuation, l’individu qui en surgit diffère du possible qui a suscité son individuation. Produire ou susciter ne signifie pas « contenir » : le possible ne contient pas déjà l’actuel avant que celui-ci n’émerge, car tout individu, nous y reviendrons, est un événement qui ne peut être réductible à l’ensemble des éléments requis par sa genèse.
3. Prolonger l’individuation au-delà de l’être-individuel. L’individuation ne s’arrête pas à l’individu. L’erreur des pensées de l’individuation en général est de faire de l’individu la phase finale, qui mettrait fin au processus d’individuation. Comme si à partir du moment où un individu est constitué il n’y avait plus de place pour une nouvelle individuation le concernant. Au contraire, l’individuation se prolonge à l’intérieur et au-delà de l’individu. Et ce qui surgit de l’individuation, ce n’est pas un individu pleinement autonome et qui exclurait à présent la nature de laquelle il provient – cette nature préindividuelle, source de possible -, c’est une forme hybride, mi-individuelle mi-préindividuelle. En tant qu’individu, il est le résultat d’une individuation et, en tant que porteur de dimensions préindividuelles, il est acteur de nouvelles individuations, de nouvelles actualisations de possibles. C’est comme si l’individu se prolongeait au-delà de lui-même – jamais en totale adéquation – vers une nature plus étendue, plus indifférenciée qu’il porte avec lui. Les frontières de l’individu, qui le définissent dans son identité et qui le différencient de tout autre individu, sont plus floues, plus dilatées qu’il n’y parait de prime abord. Il y aurait dans l’individu ce qu’on pourrait appeler des « franges » qui l’étendent à une nature plus large et qui participent à son identité. Simondon parle d’un « individu-milieu », forme hybride, chargée de potentialités et de singularités. L’individu, provenant d’une individuation de la nature, semble n’être finalement qu’une sorte de plissement qui, déplié, redéploierait l’ensemble de la nature.
Les éléments d’une pensée relationnelle
Qu’apportent ces contraintes de l’individuation au niveau d’une pensée des relations ? Tout d’abord : que la question des relations, quel que soit le domaine dans lequel elle se pose, doit être replacée dans le contexte d’une genèse de l’être-individuel (que celui-ci soit un objet technique, du vivant ou encore du physique), toute relation véritable étant essentiellement processuelle. C’est parce qu’elle a coupé la relation et l’individuation que la pensée moderne n’a pu que reproduire des faux problèmes comme ceux de savoir comment des individus peuvent former des groupes, comment des sujets peuvent entrer en relations avec des objets, etc. On suppose que la relation vient après la constitution des termes (sujets, individus, objets, groupes). Or, ce que la construction du plan de nature permet, c’est de placer la relation antérieurement au terme, à l’intérieur même de l’individuation. Les individus communiquent dans des groupes parce qu’ils sont pris chacun dans des individuations, des devenirs. De la même manière, des sujets sont en relation à des objets parce qu’ils tendent chacun à quelque chose d’autre qu’eux-mêmes, quelque chose qui participe à leur identité. Ce qui communique, ce ne sont pas des sujets entre eux mais des régimes d’individuations qui se rencontrent.
Ensuite : que la relation porte sur une partie de l’individu qui n’est pas elle-même individuelle. Elle porte sur ces singularités préindividuelles, cette charge de nature et de possibles que porte tout individu avec lui et qui lui permettent de prolonger son individuation et d’en produire de nouvelles. Les relations entre les individus ne portent que très rarement sur ce qu’ils sont mais sur cet espace d’indétermination, cette zone de préindividuations qui les relient à une nature plus large. Dès lors, nous pouvons faire l’hypothèse que, si la nature préindividuelle précède toute distinction de domaines ou de modes d’existence, l’individu se constitue et prolonge des éléments qui sont à la fois physiques, biologiques, techniques et sociaux, et qui forment un milieu à l’intérieur même de l’individu.
Enfin que la relation n’est ni antérieure ni postérieure aux régimes d’individuation, mais simultanées (a praesenti([[Simondon utilise cette idée d’a praesenti pour rendre compte de relations au présent, produites simultanément à l’individuation. Il écrit au niveau des concepts qu’ils ne sont « ni a priori ni a posteriori mais a praesenti, car il est une communication informative et interactive entre ce qui est plus grand que l’individu et ce qui est plus petit que lui. » (IPC, p. 66).)) à ceux-ci. Cette simultanéité des relaions et de l’individuation est importante car elle implique que toute relation est un événement immanent à l’individuation dont nous ne pouvons a priori tracer les contours et les formes. Nous ne savons pas ce que peut donner la mise en relation effective d’éléments hétérogènes, ce qu’on peut appeler un être-collectif au sens large (à la fois composé d’objets, de choses, d’individus, d’idées, etc.), puisque cette mise en relation entraîne nécessairement un régime d’individuation, c’est-à-dire l’émergence de quelque chose qui ne peut être réduit aux éléments qui le composent ni à une totalité quelconque.
Comment se rapporter à des individuations ?
Dès lors que nous disons que toute individuation est singulière, un événement dont on ne peut a priori déterminer les limites, les formes et les conséquences, se pose une question : comment décrire ou se rapporter à un régime d’individuation ? Il y a pour Simondon une limite à l’intelligence qui le rapproche de Bergson : toute approche exclusivement théorique des régimes d’individuation, et donc de relation, transforme nécessairement, en les découpant ou les stabilisant, leur nouveauté. Comme l’écrit Bergson : « parce qu’elle cherche toujours à reconstituer, et à reconstituer avec du donné, l’intelligence laisse échapper ce qu’il y a de nouveau à chaque moment d’une histoire. Elle n’admet pas l’imprévisible. Elle rejette toute création »([[H. Bergson, op. cit., p. 164.). L’intelligence a nécessairement pour Bergson un rapport à une réalité toute faite, car elle ne s’intéresse qu’à une action possible sur les choses, cette action requérant, selon cette vision de l’intelligence, nécessairement une simplification de celles-ci. Pour pouvoir agir sur les choses, les maîtriser, il faut les identifier et les placer à distance du sujet. Mais, si Simondon rejoint Bergson sur les limites de l’intelligence (liées aux qualités mêmes de celle-ci) il s’en sépare en mettant en évidence toutes les zones de « savoir-faire », mi-théoriques mi-pratiques, ces opérations et ces gestes qu’on retrouve notamment, mais pas exclusivement, dans les opérations techniques. Il y a une sorte d’intelligence immanente des « savoir-faire » de ce que Polanyi appelle des « savoirs tacites », qui ne peuvent être réduits aux formes discursives de la connaissance. Et si l’on peut rejoindre Bergson sur sa critique de l’intelligence, comme ce qui transforme l’expérience au profit de l’être-individuel stable et homogène, il n’est cependant pas nécessaire de se référer pour autant à une « intuition ». L’opposition de l’intelligence et de l’intuition tend à ignorer cette partie fondamentale d’une intelligence immanente qui s’explique dans le fonctionnement des pratiques dans lesquelles elle est prise, engagée, et qui se transmet par participation collective (transmissions de savoir-faire). Ces formes de savoir nous placent au plus près de ce qu’est une individuation en ne distinguant pas le processus de la réalité produite, l’opération de son résultat.
Il n’est donc pas nécessaire de sortir des individuations pour les décrire. Bien au contraire, comme l’indique Simondon dans un passage essentiel de l’Individuation Psychique et Collective :
« Nous ne pouvons au sens habituel du terme, connaître l’individuation ; nous pouvons seulement individuer, nous individuer, et individuer en nous »([[IPC, p. 30).
Nous pouvons étendre ce principe, au-delà de la connaissance, à toute forme de participation à des régimes d’individuation : ils impliquent l’individuation de l’ensemble des éléments qui les composent. Un collectif n’est rien d’autre que la rencontre d’une multiplicité d’individuations psychiques, techniques, naturelles qui se prolongent les unes dans les autres. Le collectif n’est pas une réalité supérieure à l’individu, ni celui-ci le fondement de toute existence collective. Ce qui est premier, ce sont des régimes d’individuation à la fois psychiques et collectifs, humains et non-humains.