Dossier Badiou/Deleuze

Quatre méchantes notes sur un livre méchant

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1 Drôle de livre. Ou plutôt, pas drôle du tout

Il n’est pas ” joyeux “, mais lourd, massif, répétitif. Il pèse sur la pensée du lecteur, comme s’il voulait y vriller une seule vérité obsessionnelle (la philosophie de Deleuze est une métaphysique de l’Un).
Nous sommes loin de l’esprit deleuzien, loin de son mouvement proliférant, inventif, entraînant. Au contraire, il s’agit maintenant, et à chaque fois (à chaque analyse d’un ” nom de l’Être “, le virtuel, le dehors, l’éternel retour), de revenir au point unique en y étouffant toute velléité d’hétérodoxie. Car Alain Badiou veut rétablir l’orthodoxie contre la ” doxa ” qui mythifie Deleuze : aussi écrit-il au nom de la cohérence interne de la métaphysique deleuzienne de l’être qui exige qu’on la pense dans son cadre rigide et statique. Et son martèlement est si rigoureux et si puissant qu’on a parfois l’impression que Deleuze lui-même ne se rendait pas compte des bévues qu’il commettait ; et qu’il lui aurait suffit d’un peu plus de logique pour qu’il abandonnât cet Être-Un qui gâche tout en suscitant des ” embarras ” (p.78). Car, enfin, s’il avait posé, comme Alain Badiou, ” l’univocité de l’actuel comme multiple pur, sacrifiant et l’Un et les images ” (p.79), il ne serait pas tombé dans des difficultés insurmontables concernant le virtuel, par exemple – et pareillement pour les autres noms de l’Être.
Si bien qu’à la fin le lecteur en retire l’idée vague que la vraie philosophie de Deleuze c’est la pensée de Badiou moins quelques divergences certes décisives, et pourtant, pas décisives. Décisives, si l’on insiste sur ce qui manque à la première pour devenir la seconde ; pas décisives, si l’on tient à souligner le côté annonciateur de l’une par rapport à l’autre. (Il est décidément très difficile au narcissisme philosophique de se débarrasser de Hegel).
Y a-t-il donc un système deleuzien dont Badiou dévoilerait les articulations internes ? Non, car tout ne tient que par un seul fil : la thèse de l’univocité de l’Être. Mais c’est par là aussi que tout s’effondre. Alors ?
Alors, la critique de Badiou porte sur le système entier et paraît n’en isoler qu’une mince partie ; attaque l’ensemble de l’architecture et suggère qu’elle en retient l’essentiel pour son propre compte. Comme ces deux sphères ne sont pas bien définies, la question se pose de savoir comment elles s’impliquent l’une l’autre.
Comment s’articulent-ils ces deux aspects du deleuzisme ? Par quels chemins ce qui s’avère inacceptable chez Deleuze fait système avec ce qui prépare la pensée de Badiou ? On ne le voit pas du tout ; car on ne voit qu’une chose, comment Deleuze achoppe sans cesse sur la métaphysique de l’Un, c’est à dire comment son idée de la différence ontologique entre en contradiction avec celle de l’univocité de l’Être. On ne voit donc que ce qui inarticule Deleuze à Badiou, ce qui marque la rupture, l’incapacité inexplicable de Deleuze à devenir Badiou (voilà un devenir-autre qu’il a raté) : le reste est, à quelques rares exceptions près (cas du rapport ” désabritement de l’ensemble clos ” – ” site événementiel “, pp.126-127), laissé dans l’ombre. Il ne reste au lecteur qu’une chose à faire : lire la philosophie de Badiou. Mais n’était-ce pas un livre censé porter sur Deleuze ?
C’est que les deux philosophies sont liées (par une ” collaboration divergente ou contrastante “, p.13). J’insiste, pourtant : il aurait été intéressant de montrer en quoi ce ” reste ” garde une consistance à la fois propre et de système, puisque d’un côté c’est lui qui justifie tant d’éloges prodigués au ” maître ” ; et de l’autre, la mise en contradiction de la thèse de l’univocité ruine tout l’édifice du deleuzisme (mais, encore une fois, n’aurait-il pas pu se défaire de cette univocité sans toucher au ” reste “, cette excroissance du système que seul l’entêtement bizarre de Deleuze légitime ?).
Qu’en est-il donc de Mille Plateaux, de L’Anti-Oedipe, de la sémiologie, de la théorie du désir, de celle du pouvoir, de l’esthétique, de l’éthique, de la thérapie et de la littérature, de l’histoire de la philosophie, de l’extraordinaire profusion de concepts nouveaux que Deleuze et Guattari ont apportée ? Rien, ou presque. En revanche, nous savons tout sur l’Un deleuzien. Mais nous soupçonnons désormais une faille radicale de traverser l’oeuvre entière, bien qu’on nous dise qu’elle (le ” reste “) est admirable. Alors ?
Alors, ce livre provoque un malaise qui tient, précisément, au double registre où il inscrit la philosophie de Deleuze. Double registre insoutenable, car il tend à la condamner sans appel d’une part, et d’autre part à la saluer à l’excès, sans qu’on sache très bien pourquoi. Malaise aussi de ce que c’est au nom de la cohérence interne du deleuzisme qu’on voit celui-ci se retourner contre soi-même et devenir platonisme. D’un geste plus retors encore, on nous montre comment Deleuze est, à certains égards, plus platonicien que Platon lui-même puisqu’il lui reproche de ne pas l’être assez (p.42).
Pourtant, ne voulait-il pas ” renverser le platonisme ” ? Certes, mais Platon ne se laisse pas si facilement renverser (p.68) : logé au coeur du système à l’insu de Deleuze, le platonisme ne cesse de lui jouer des tours, alors même qu’il croit le critiquer.
N’est-il donc pas bon platonicien malgré lui ? Il le serait s’il ne se laissait parfois aller à des simplifications regrettables ( le ” platonisme bricolé “, p.68 ; et sur les simulacres, p.42). Rétablir la vérité du platonisme chez Deleuze, et la vérité du deleuzisme contre Deleuze lui-même, voilà la double tâche , qui n’en fait qu’une, de ce livre. Mais qui ne gagnera sa pleine lumière que de la connaissance de la philosophie de Badiou qui ” relève ” le platonisme à sa véritable hauteur. ” La clameur de l’Être ” est un appel à la lecture des œuvres de Badiou.

2 Comment le rabattement violent de toute la philosophie deleuzienne (en tant que ” métaphysique de l’Un et du fondement “, p.83) sur le discours ontologique a-t-il été possible ?

Le dispositif mis en place comporte plusieurs étapes : il faut d’abord montrer que la question centrale de la philosophie deleuzienne est celle de l’univocité de l’Être : ” La question posée par Deleuze est la question de l’Être. D’un bout à l’autre de son oeuvre, il s’agit, sous la contrainte de cas innombrables et hasardeux, de penser la pensée (son acte, son mouvement) sur le fond d’une pré-compréhension ontologique de l’Être comme Un ” (p.32).
Il faut ensuite réduire la question de la différence ontologique à une ” fiction ” (p.46), à une distinction modale ou formelle, non réelle (pp.40-41), si bien que l’Un s’affirme comme le seul Être, univoque et identique à soi ; on insistera donc sur la nature du simulacre (selon Platon) : ” Si, comme on le doit, on registre au simulacre toute différence qui n’a aucun réel, toute multiplicité dont le statut ontologique est celui de l’Un, le monde des étants est la scène des simulacres de l’Être ” (p.41).
Le tour est joué. Puisque la thèse de l’univocité de l’Être exige ” l’absolue unité de sens ” qui se dit univoquement de tous les étants (simulacres), on ne voit pas comment Deleuze peut encore la soutenir, lorsqu’il pense les ” noms de l’Être “, ces doublets conceptuels qui permettent de penser l’Être à travers ses modalités expressives. Car on ne peut penser l’unique sens de l’Être qu’en ayant recours à deux noms, au moins. ” Pourquoi ? Parce que l’Être doit se dire en un seul sens, d’une part au regard de l’unité de sa puissance, d’autre part au regard de la multiplicité des simulacres divergents que cette puissance actualise en elle-même ” (p.45). Bref, ” pour dire qu’il n’y a qu’un seul sens, il faut deux noms “. Mais qu’il y ait au moins deux noms, ne signifie-t-il pas qu’il y a deux sens dans lesquels l’Être se dit ? Ne faut-il pas en venir à la thèse de l’équivocité ? L’idée même d’un discours de l’univocité (c’est à dire d’une ontologie) n’implique-t-elle pas une contradiction ?
Prenons le cas de la ” paire nominale ” virtuel/actuel. Après avoir exposé la doctrine deleuzienne du virtuel, toujours sous la contrainte de l’univocité de l’Être (” le chant du virtuel “, p.72 sq.), et ayant réduit l’Un au fondement (malgré Deleuze), Alain Badiou écrit : ” Comme fondement de l’objet, le virtuel ne doit pas être pensé en dehors de l’objet même. Si l’actuel a pour être l’actualisation, et si l’actualisation est le processus du virtuel, il faut tenir la conséquence un peu étrange que voici : ” Le virtuel doit être défini comme une stricte partie de l’objet réel – comme si l’objet avait une de ses parties dans le virtuel, et y plongeait comme dans une dimension objective ” (D.R., 269). Si en effet le virtuel était séparé de l’objet actuel nous briserions l’univocité : l’Être se dirait en partage, selon l’actuel objectif et le virtuel inobjectif ” (pp.77-78).
Briserait-on réellement l’univocité ? Ne vient-on pas d’écrire que, pour Deleuze, ” s’il faut toujours deux noms pour rendre justice à l’univocité, ces deux noms n’opèrent aucun partage ontologique ” (p.53) ? Que veut dire ici ” séparé ” ? Badiou joue sur deux régimes de la ” séparation ” : elle est tantôt modale, tantôt réelle. Dans le premier cas, il affirme la nature fictive du simulacre, et l’univocité deleuzienne est sauvée (mais identifiée à la ” métaphysique de l’Un “, qui seule donne l’unité absolue du sens – et la philosophie de Deleuze comme théorie des multiplicités différentielles s’effondre). Dans le deuxième, il affirme la réalité de la séparation, mais en récusant ce qu’il attribue à la pensée de Deleuze, l’idée de l’actuel comme simulacre (et l’univocité est ruinée au profit de l’équivocité). Dans les deux cas, le deleuzisme est condamné : ou par trop d’univocité, ou par trop d’équivocité. (Dans les deux cas on prend ” simulacre ” selon deux sens différents).
L’alternative en forme d’impasse que Badiou impose à la lecture de Deleuze s’énonce donc ainsi : ou bien Deleuze pose absolument l’univocité – et la métaphysique ; ou bien il affirme la différence – et doit nécessairement affirmer l’équivocité.
La critique de la doctrine du virtuel obéit à cette logique. Deleuze cherche-t-il à définir l’objet comme possédant deux faces, virtuelle et actuelle ? Il les sépare donc – il doit affirmer une double réalité, ” des catégories, des partages équivoques de l’Être “, comme Bergson (p.80). Mais, ” pour conjurer le double spectre de l’équivocité et de la dialectique, Deleuze finit par poser que les deux parties de l’objet, la virtuelle et l’actuelle, sont en réalité impensables comme parties séparées ” (p.80) – il faudra affirmer l’univocité et la métaphysique de l’Un.
Et qu’est-ce que cela donne ? Une ” précaire théorie du Double ” ou de la double image, virtuelle et actuelle, qui constitue les deux faces de l’objet (pp.78-79) ; une idée insoutenable de l’indiscernabilité des deux parties, pourtant distinctes – bref, ” on dira donc que la détermination complète du fondement comme virtuel implique une indétermination essentielle de ce qui est fondé “. Car le ” on ne sait pas laquelle est l’une, laquelle est l’autre “, s’agissant des deux parties de l’objet, désoriente nécessairement toute détermination intuitive ” (p.80). Ou encore : ” le virtuel, comme la finalité, c’est ignorantiae asylum ” (p.81).
Pourtant, qui d’autre que Badiou lui-même a créé l’impasse ? Car il a posé que la seule alternative à la séparation était l’inséparabilité, figeant ainsi les deux concepts dans une opposition catégorielle : aussi la détermination complète du virtuel ne peut-elle que s’opposer à l’indétermination de l’actuel. L’opposition catégorielle (entre virtuel et actuel d’abord ; entre séparation et inséparabilité ensuite ; entre détermination et indétermination, enfin) élargit encore la séparation, rendant de plus en plus difficile l’univocité. Il est alors aisé d’avancer que ” le virtuel ne peut s’ajuster, comme fondement, à l’univocité de l’Être-un ” (p.81).
Et cependant, Alain Badiou venait, dans de très belles pages (les meilleures du livre), de décrire ” la méthode ” deleuzienne, montrant comment elle refuse de s’enfermer dans des ” formes catégorielles ” ; comment elle obéit à un mouvement incessant (” quand on a saisi le double mouvement descendant et ascendant, des étants à l’Être, puis de l’Être aux étants, on a en fait pensé le mouvement de l’Être lui-même, qui n’est que l’entre-deux, ou la différence, des deux mouvements ” (p.63)) ; et comment ce mouvement échappe toujours aux déterminations catégorielles (” le combat propre de Deleuze (…) : faire en sorte que l’apparente traversée d’une analytique qui joue tantôt sur la face univoque de l’Être (activité), tantôt sur celle du multiple équivoque des étants (passivité), ne soit jamais catégorielle. Ne jamais distribuer ou partager l’Être selon ces deux voies ” (p.53).
Lorsque la pensée ” prend appui ” sur ces oppositions catégorielles, ” c’est que le mouvement de cette pensée est encore inachevé, incomplet, mutilé. Elle ne sera assurée d’elle-même que parvenue au point neutre où, actif et passif étant soumis à la distribution ontologique d’un sens impartageable, le simulacre (l’étant) est restitué à son errance égalitaire, laquelle neutralise en lui toute opposition dialectique, et le soustrait à tout rapport intériorisé (et donc à toute passivité, comme à toute activité) ” (pp.53-54). Voilà qui décrit parfaitement le travail de Badiou sur l’oeuvre de Deleuze : il la réduit à des formes catégorielles en opposition figée, en mutilant et en arrêtant le mouvement de pensée deleuzien.
Avec des variantes, et dans la mesure même où elles dépendent de la question du virtuel, on peut repérer la même opération sur les autres paires conceptuelles qui disent l’univocité de l’Être ( ” le temps et la vérité “, ” éternel retour et hasard “, ” le dehors et le pli “. Par exemple, pour le dehors : ” Si la limite n’est pensable que comme trace mobile affectant le dehors, il n’est pas sûr que nous puissions sauver l’univocité. Car l’Être se dira encore selon deux sens, le dehors et la limite, l’espace et la trace, l’être et l’événement… ” (p.132)). Toujours Badiou ramène le mouvement des concepts à des tensions très courtes entre pôles contraires, les obligeant à se heurter et à se nier selon la bonne vieille logique des concepts – comme si ce mouvement émanait de la nécessité interne de la doctrine de l’univocité. A croire que Deleuze soutenait la thèse de la double face virtuelle et actuelle de l’objet, ou celle de l’affirmation du hasard en un seul Grand Lancer, pour sauver l’univocité expressive de l’Être (ou sous la pression de la ” terrible loi de l’univocité de l’Être “, p. 142). Comme s’il s’agissait d’une affaire de pure logique qui recouvrirait la logique du sens et la logique de l’ontologie. Comme si l’ontologie se réduisait à une axiomatique.

3 Il y a, chez Deleuze, deux régimes de pensée ou, plus précisément, deux régimes des mouvements du concept, qui correspondent à deux régimes d’écriture : avant et après L’Anti-Oedipe. Avant, comme l’indique Deleuze lui-même, ” je travaillais uniquement dans les concepts, et encore de façon timide ” (Pourparlers, p.24

Il faut voir un rapport étroit entre cette indication et le constat de quasi-échec de l’entreprise ontologique que dressent les dernières pages de Logique du Sens : c’est vers l’art et non vers la philosophie ou la psychanalyse que Deleuze se tourne lorsqu’il entrevoit la possibilité de réduire l’équivocité mise à nu par la sexualité, et la dualité du processus primaire et du processus secondaire ; ou encore, par l’impossibilité où se trouve la psychanalyse de faire monter les actions des corps – et du corps schizophrène, en particulier – à la surface du langage. Autrement dit, de transformer l’Untersinn de l’intérieur des corps dans des événements sensés, redevables d’une logique de l’événement, telle que Deleuze venait de l’élaborer tout au long de son livre (ce que la ” surface métaphysique ” devrait réaliser sur le plan philosophique : mais de quelle manière ? Deleuze, à ce moment-là, n’en a pas les moyens).
C’est le concept de plan d’immanence qui lui manque. Plus profondément, c’est peut-être l’expérimentation de l’immanence dans la pensée que Deleuze va faire, et qui lui permettra d’avoir une autre idée de l’ontologie, en travaillant autrement que ” dans les concepts “. Désormais, le mouvement des concepts ne pourra plus être enfermé et totalement pensé par des concepts ; mais il faut que ceux-ci se laissent irriguer et déborder par le mouvement qui les fait naître et qui vient d’ailleurs, et auquel ils impriment des directions et des vitesses. Bref, on n’aura accès à l’immanence, qui est plus qu’un concept, qu’en la pensant-expérimentant (dans la ” vie “, qui deviendra ” une vie ” dans son dernier texte).
C’est une autre idée de l’ontologie qui se trouve ainsi explicitée. Le plan d’immanence, voilà qui permet cette étrange réversibilité du mouvement ontologique de pensée, mouvement d’un aller-retour simultané (” Quand la pensée d’Héraclite se fait polémos, c’est le feu qui revient sur elle “, Qu’est-ce que la philosophie ?, p.41).
Or, l’immanence assure l’univocité. Il vaut même mieux parler dorénavant d’immanence, pour ne pas rappeler les vieilles disputes autour du discours ontologique. En un sens, le tournant que le régime de pensée de Deleuze a opéré après Logique du Sens vint de ce que l’effectuation de l’ontologie, dans ce livre, butait sur les limites du régime trop conceptuel (et peut-être encore trop discursif) de la pensée de l’univocité. Deleuze cherchait un autre régime où, comme dit Guattari se référant à l’écriture de L’Anti-Oedipe dans ce même texte de Pourparlers, ” les opérations logiques soient comme des opérations physiques “.
(La présence singulière du ” mouvement ” dans la pensée de Deleuze, tant de fois signalée, – si vivante dans ses cours -, tient à l’immanence, et à ce qu’elle ouvre vers le dehors, par delà le jeu strict des concepts).
Alain Badiou fait comme si ce tournant si important et si évident dans l’oeuvre de Deleuze, n’existait pas. Il prend cette oeuvre en bloc, réduit le deuxième régime de pensée au premier, puis réduit Différence et Répétition et Logique du Sens à une combinatoire de concepts qui obéit au principe de contradiction.
Or, la problématique de l’univocité chez Deleuze ne s’arrête pas à ces deux livres. Au contraire, elle y énonce ses conditions d’effectuation ; et échoue à passer des conditions à l’effectuation (” tracer le plan d’immanence “). Cependant, ces deux ouvrages préparent le tournant qui va venir (précisément, l’Evénement de l’oeuvre de Deleuze où communiquent tous les événements) : ils exigent déjà le dépassement du niveau pur du sens exprimé dans le discours philosophique tel qu’il se déploie encore dans ces écrits-mêmes. C’est dire la violence du geste qui définit chez Deleuze avant L’Anti-Oedipe, une ontologie toute constituée, toute discursive (selon l’ancien régime), achevée.
On peut, désormais, effectuer la deuxième réduction : comment Alain Badiou réussit-il toujours, à propos du virtuel, de l’éternel retour, du dehors, à enfermer la pensée deleuzienne dans des impasses logiques ? Précisément, en faisant de l’Un l’opérateur de la clôture des concepts dont le mouvement, chez Deleuze, s’ouvre sans cesse vers d’autres plans. Ouverture qui devient la condition même de l’immanence et de l’univocité (alors que Badiou fait de la clôture la condition de la consistance de la thèse de l’univocité).
Et comment l’Un devient-il l’opérateur de la clôture du mouvement des concepts ? En en faisant un concept, le Concept des tous les concepts ; en prenant son unité et son identité au sens de la logique de la contradiction – et non selon la ” logique du sens ” telle que Deleuze a cherché à l’élaborer. Celle-ci, contrairement à celle des prédicats qui définit la disjonction comme exclusion, décrira un autre type d’unité et d’identité, à partir des ” synthèses disjonctives ” où des séries divergentes résonnent l’une sur l’autre par leur distance, c’est-à-dire par leur différence. ” Ainsi, le centre idéel de convergence est par nature perpétuellement décentré, il ne sert qu’à affirmer la divergence ” (L.S., p.204).
En fait, Alain Badiou ne tient pas compte de cette logique, la rabattant sur un jeu classique sur les concepts. L’Un comme unité d’un concept résulte donc d’un travail complexe, mais dont le texte même du livre de Badiou porte des traces en surface. En voici une : le peu d’importance qu’il accorde à l’affirmation de la différence. Comment y parvient-il ?
Il suffit d’insister sur un seul aspect de l’énoncé de l’univocité, celui qui affirme l’unité, l’identité, l’unicité du sens ou de l’événement, quitte à omettre le reste du texte où la différence est aussi fortement affirmée. Par exemple, dans Logique du Sens (p.210), Badiou cite (p. 39) : ” L’univocité de l’être ne veut pas dire qu’il y ait un seul et même être : au contraire, les étants sont multiples et différents, toujours produits par une synthèse disjonctive, eux-mêmes disjoints et divergents, membra disjoncta ” (la citation de Badiou se termine ici, bien que le texte soit reproduit en entier dans le ” Choix de textes “, à la fin du livre).
En s’appuyant uniquement sur la partie citée, Badiou privilégie l’Un comme Même. Mais le texte continue ainsi : ” L’univocité de l’être signifie que l’être est Voix, qu’il se dit, et se dit en un seul et même ” sens ” de tout ce dont il se dit. Ce dont il se dit n’est pas du tout le même. Mais lui est le même pour tout ce dont il se dit. Il arrive donc comme un événement unique pour tout ce qui arrive aux choses les plus diverses, Eventum tantum pour tous les événements, forme extrême pour toutes les formes qui restent disjointes en elles, mais qui font retentir et ramifier leur disjonction ” (p. 210).
Comme par hasard, dans sa citation de ce texte, Badiou ne s’intéresse jamais à l’affirmation de la différence (” ce dont il se dit n’est pas du tout le même “) : il la ramènera au ” formel ” et au ” modal “, c’est à dire, comme on l’a vu, au simulacre.
Même opération sur les textes de Différence et Répétition (p. 53) ; Badiou cite (p. 41) : ” Dans la proposition ontologique […, c’est aussi le sens qui est ontologiquement le même pour les modes individuants, pour les désignants ou les exprimants numériquement distincts ” (la citation de Badiou se termine ici, mais le texte se retrouve en entier dans le ” Choix de textes “).
La phrase tronquée est : ” Dans la proposition ontologique, ce n’est donc pas seulement le désigné qui est ontologiquement le même pour des sens qualitativement distincts, c’est aussi… “. Et le texte se continue ainsi : ” En effet, l’essentiel de l’univocité n’est pas que l’Être se dise en un seul et même sens. C’est qu’il se dise, en un seul et même sens, de toutes ses différences individuantes ou modalités intrinsèques. L’Être est le même pour toutes ces modalités, mais ces modalités ne sont pas les mêmes. Il est ” égal ” pour toutes, mais elles-mêmes ne sont pas égales. Il se dit en un seul sens de toutes, mais elles-mêmes n’ont pas le même sens. Il est de l’essence de l’être univoque de se rapporter à des différences individuantes, mais ces différences n’ont pas la même essence, et ne varient pas l’essence de l’être – comme le blanc se rapporte à des intensités diverses, mais reste essentiellement le même blanc “.
On voit comment Badiou traite négligeament les ” différences individuantes ” – ce qui lui permet de poser l’Un, chez Deleuze, comme unité, au lieu d’y voir l’Être comme différence interne et processus de différenciation (C’est toute la conception de l’intensité comme emboîtement fractal de différences de potentiel qui est ainsi oubliée). Bref, on déplace l’accent sur le sens de l’Un comme unité d’une pluralité (le multiple), au lieu de s’attacher à sa puissance de production différencielle (de multiplicités). Ensuite on fait jouer l’Un comme Concept subsumant tous les concepts dans des oppositions catégorielles (virtuel/actuel ; dehors/pli, etc.). En insistant ainsi sur la mêmeté de l’Un, on fige ses contours (que la majuscule renforce), on en fait une Idée.
Tout est désormais possible, même la caricature perverse (parce qu’intelligente) des mouvements de l’immanence : ” Quand la pensée parvient à construire, sans catégories, le chemin en boucle qui mène, à la surface de ce qui est, d’un cas à l’Un, puis de l’Un au cas, elle intuitionne le mouvement de l’Un lui-même. Et comme l’Un est son propre mouvement (puisqu’il est vie, ou virtualité infinie), la pensée intuitionne l’Un. Par quoi, comme le disait magnifiquement Spinoza, elle parvient à la béatitude intellectuelle, laquelle est jouissance de l’Impersonnel ” (p. 63). Le but de la philosophie de Deleuze serait-il ” d’intuitionner l’Un ” ?
Ou bien, on transforme l’Evénement où communiquent tous les événements, dans une Idée platonicienne : ” Cet Evénement majuscule serait-il le Bien de Deleuze ? ” (p. 44). Comment peut-on oublier ainsi la différence interne qui définit l’Evénement (et l’Un) ? Par exemple, dans ce texte de Logique du Sens : ” Plus rien ne subsiste que l’Evénement, l’Evénement seul, Eventum tantum pour tous les contraires, qui communique avec soi par sa propre distance, résonant à travers toutes ses disjonctions ” (p. 207).
Ou encore, on identifie le sens de ” l’éternel retour est l’Un comme affirmation du hasard ” avec ” le hasard est l’Un comme éternel retour ” (p. 113). Mais la première proposition n’afirme-t-elle pas le chaos et le différence comme ce qui revient, tandis que la deuxième enferme le hasard dans l’Un qui revient éternellement, puisque c’est l’identité de l’Être qui est ainsi désignée comme l’Un ? Pour passer de l’une à l’autre, il a suffi de faire du retour éternel le mouvement même de l’Un, c’est à dire de l’Unité. Dès lors, ce qui revient ” c’est la puissance active unique, comme virtualité générique, soit le Grand Lancer originel ” (p.113) ; bref, ce qui revient c’est le même, l’unique Coup, l’Un.
On insiste ainsi sur l’aspect unique et unitaire de la puissance qui revient (dont l’aspect différenciant et disjonctif fait pourtant toute la nouveauté de l’interprétation de Deleuze). Alors, ” on pourra dire : dans tout événement du sens, revient éternellement qu’il fut produit par le non-sens ” (p. 113), et c’est cela l’unité du sens de l’Un (” … pour Deleuze, prise sous la loi de l’Un, la contingence s’accomplit d’un seul tenant “, p. 116). Voilà comme on fait subtilement plier la logique du sens aux règles de l’identité et de la contradiction.
À tous les coups on pose l’Un comme principe d’unité (du multiple et non, comme le veut Deleuze, des multiplicités ; du sens ; de la puissance expressive de l’Être ; de l’éternité du vrai) : voilà comment on construit l’image d’un Deleuze classique (p. 91) (qui a ” l’intuition ” pour méthode ; qui ne vise qu’à bâtir une métaphysique du ” fondement ” ; préoccupé par les ” noms de l’Être ” ; ” ascétique “, etc.), bref, d’un platonicien.

4. Il est impossible de ne pas évoquer la stratégie narcissique – rhétorique de la critique de Deleuze par Badiou. Car elle conditionne son agencementdiscursif

Il s’agit de construire un scénario.
Dès la première ligne le lecteur est convoqué de force sur une scène où il n’avait pas demandé à entrer : celle des rapports, ou des pseudo-rapports de l’auteur avec Deleuze.
Quels rapports ? S’agit-il d’une collaboration, d’un travail en commun, d’échanges entre deux philosophes ? C’est tout cela semble-t-il, mais à la manière même de Deleuze : la Préface décrit un ” non-rapport ” historique.
Voilà qui est fait pour séduire le lecteur deleuzien : il s’apprête à voir se dérouler devant lui le jeu des multiplicités divergentes, l’écho réciproque de deux séries de pensées qui se croiseraient sans cesse dans leurs différences… (Au lieu de quoi, il assiste au jeu de massacre de l’ontologie deleuzienne.) On lui raconte le non-rapport du jeune Badiou, puis l’étrange cheminement divergent qui débouche enfin sur une correspondance (à la manière de ces grandes ” controverses classiques ” qui jalonnent l’histoire de la philosophie, p. 13) – bref, le lecteur a tout intérêt à s’initier à la pensée deleuzienne à travers le non-rapport Badiou-Deleuze.
Non-rapport : voies divergentes et pourtant parallèles : ” ses références… étaient à l’opposé des miennes (…) son goût allait au calcul différentiel, aux espaces de Riemann (…) Je préférais l’algèbre, les ensembles ” ; à l’occasion, même, convergentes : ” Nous nous croisions sur Spinoza ” (pp. 7-8). (” Nous ” : Deleuze se croisait-il avec le Spinoza de Badiou ? D’autant que ” ” son ” Spinoza était pour moi (est encore) une créature méconnaissable “). Voies enfin politiquement divergentes mais prises dans une sorte de capture spéculaire : deux pratiques politiques, celle de Badiou et celle de Deleuze, également extrémistes et dogmatiques : ” ” Bolchévik ” contre ” fasciste ” : nous voilà bien ! ” (p.9)
On le voit : tout était fait pour qu’ils s’entendent, c’est à dire pour qu’ils forment un ” tandem paradoxal ” : la ” correspondance ” commence, où Badiou vient à la place (croit-il) inverse mais symétrique, divergente mais collaborante, de Guattari (qui travaillait avec Deleuze, nous dit-on, dans une perspective ” quasi-fusionnelle ” (p.12)).
Voilà la scène montée : grâce à une narration, l’acteur lui-même construit l’histoire. Un psychanalyste primaire y chercherait des fantasmes classiques. Un nietzschéen aiguiserait sa ” fine ” psychologie. Constatons seulement l’effet le plus prégnant de cette construction : Badiou se situe au même ” niveau ” que Deleuze. Emanant naturellement de la scène badioutienne, cette évidence s’impose d’emblée à tous les lecteurs de la ” Clameur de l’Être “.
Guattari était-il à ce même niveau ? En tous cas, pas les ” deleuziens ” – lesquels ? Les ” disciples “, ceux qui répandent la doxa deleuzienne la plus fausse, la plus pauvre : que c’est une philosophie des désirs anarchiques, de la vie, etc, etc. ” On pense “, ” on pense ” (p. 17) des tas de contresens sur Deleuze ; nous sommes loin de sa vraie philosophie, voire de la philosophie tout court.
Il faut éliminer ces erreurs afin de rendre crédible la ” Scène ” (appelons-la désormais ainsi, en hommage au Kitsch léger et auto-complaisant qui monte de ce livre, plein de ” cantiques à la mort “, de ” chants “, de ” polémiques intimes “, de rencontres manquées : ” ni dîner en ville, ni visite au domicile, ni pot, ni promenade causante “). On montrera donc que Deleuze est un ” ascète ” qui pense ” contre soi ” (p. 22) ; qu’il a construit une ” philosophie de la mort ” (p. 24) ; que, loin d’être un inventeur de concepts ses productions sont ” monotones “, dans ” un régime très particulier de l’insistance, de la reprise presque infinie d’une étroite batterie de concepts, et aussi à la variation virtuose des noms, là où ce qui se pense sous cette variation demeure essentiellement identique ” (pp. 26-27). Ce pourquoi le livre de Badiou ne référera qu’un très petit nombre de concepts deleuziens. Mais n’écrira-t-il pas plus loin qu’il utilise ” une batterie assez ample de concepts appariés ” (p. 46) – peut-être ne sont-ce pas de concepts nouveaux… car pour Badiou très peu de concepts sont nouveaux chez Deleuze. En tous cas, pas comme on croit…
Il serait aisé de montrer qu'” ascèse “, ” mort ” et ce que Badiou appelle la ” monotonie ” des concepts deleuziens ont des sens et des fonctions très différents de ceux qu’il leur attribue. (Par exemple, la ” monotonie ” : tout tient à ” l’alphabet de pensée ” de Différence et Répétition, et à la façon dont sa mise en pratique dans la production de Deleuze crée des concepts).
Une fois écartés les disciples (dont Deleuze a été la victime complaisante, p. 140), et leur doxa, la critique peut commencer. Elle transforme la collaboration divergente de la Correspondance – à ce qu’on nous dit, mais il paraît que Deleuze avait interdit qu’on nous le dise -, en critique implacable de la philosophie deleuzienne ; après quoi on revient, sur des ” rivages apaisés “, (pp. 135-137) à la divergence entre pairs, au même niveau. Enfin, on dresse un bilan, on case Deleuze dans l’histoire de la philosophie, à la suite de Bergson et de Spinoza, assurant la filiation du premier et la ” religion ” du second. Bref, on l’enterre. La scène est désormais libre (pp. 145-146).
Voilà qui laisse le lecteur de Deleuze perplexe. On l’enterre déjà ? Mais cette pensée, dont le destin historique ne fait que commencer, qui a très peu ” compté en France pendant ces [deux dernières décennies ” (p.142) contrairement à ce qu’affirme Badiou, n’a pas connu le temps ” normal ” de son développement et de son expansion (comme celles de Foucault, ou de Derrida, p. ex.) – et déjà des jugements définitifs sont portés sur l’oeuvre, déjà on la veut morte, appartenant au passé ?
On comprend alors la fonction de la scène : empêcher que cette oeuvre se mette à vivre après la mort de Deleuze, empêcher qu’elle vive avant même d’avoir vécu. C’est une étrange entreprise de mort que ce livre : ça parle du passé, ça parle d’un Deleuze qui a parlé. Il identifie la philosophie à l’homme à travers la mort de Deleuze. La mort de l’homme devient la mort de sa philosophie.
Voilà pourquoi on ne peut pas articuler le ” reste ” (note 1.) avec la philosophie de Badiou : parce qu’il est mort, ou plutôt parce qu’il faut l’enterrer. Voilà pourquoi on attaque cette pensée, et pourquoi on la salue : dans les deux cas, ce sont des rites d’enterrement.
Certaines phrases de la Préface prennent alors un sens clair : ” Soudain, la mort. Elle change ces lettres en un trésor privé, un Tombeau, une générosité ultime ” (p.15). Une générosité, alors que Deleuze les avait reniées ? Certes, un Tombeau : toute la fonction de la Correspondance est là, dont ce livre ” est comme une grande et ultime lettre posthume ” (p. 15).
Lettre qui appartient à la Correspondance et qui pourtant la contient sans la contenir, puisqu’elle l’évoque sans cesse mais ne la cite jamais textuellement. Entre la lettre et la Correspondance s’ouvre ainsi une distance et un jeu se tisse visant à combler les lacunes de la première – comme si la deuxième se tenait sur un horizon obscur, un arrière-fond cautionnant toute la critique de Badiou, puisqu’elle conserve le dernier mot, la dernière vérité de Deleuze – adressée à Badiou (correspondance secrète, intime).
La lettre-livre clôt la correspondance-Tombeau : celle-ci assure celle-là de la légitimité de la place qu’elle veut occuper, c’est-à-dire d’une analyse de l’œuvre entière à travers une ” lettre ultime “, en présentant (même si telle n’est pas l’intention de l’auteur) la philosophie deleuzienne par le biais du ” non-rapport ” Deleuze-Badiou. Du même geste, ce ” non-rapport ” arrive à son terme : la dernière lettre est un adieu.
Une autre scène commence (” Mais cette fois, c’est à l’autre tradition qu’il faut recourir. Celle qui, par-delà les maîtres français, remonte, non pas à Nietzsche et aux stoïciens, mais à Descartes et à Platon “, p.146) qui, ” cette fois “, écarte définitivement Deleuze.

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