1. Dans les westerns, le héros quand il doit faire face à un dilemme tout ce qu’il y a de plus concret, cite souvent un passage de l’Ancien Testament. Les paroles des Psaumes ou du livre d’Ezéchiel, extraites de leur contexte, entrent tout naturellement dans le cadre contingent où elles sont prononcées. Les préoccupations philologiques ne sont pas de mise quand claquent les coups de feu ou quand on poursuit l’injustice. La citation biblique fait court-circuit avec une urgence pratique. C’est ainsi qu’on a lu et cité le « Fragment sur les machines » de Karl Marx depuis le début des années soixante (texte extrait des Grundrisse der Kritik de Politischen Ökonomie, 1857-1858, traduction française Maximilien Rubel, in Karl Marx, OEuvres, vol. II, Bibliothèque de la Pléiade. Paris, 1968, pp. 304-316). C’est pour se repérer comme on pouvait face à la qualité inédite des grèves ouvrières, à certains comportements de la jeunesse, à l’introduction des robots sur les chaînes de montage et des ordinateurs dans les bureaux, qu’on s’est si souvent réclamé de ces pages écrites quasi en apnée en 1858. L’histoire des interprétations successives du « Fragment » est une histoire d’avancées et de crises.
2. Soyons clair : il est stupide de considérer que c’est là et seulement là que l’on trouve le « vrai » Marx. C’est aussi stupide que si l’on snobait la Critique de la Raison pure, pour ne s’intéresser qu’à l’Opus postumum de Kant. Toutefois, on ne peut pas nier que ce texte renferme une réflexion sur les tendances fondamentales du développement capitalistique que l’on ne peut retrouver nulle part ailleurs, et qui sonne aussi tout autrement que les habituelles rengaines.
Que soutient Marx dans le « Fragment » ? Une thèse fort peu « marxiste » : le savoir abstrait – le savoir scientifique en premier lieu, mais pas seulement – tend à devenir, en vertu précisément de son autonomie par rapport à la production, ni plus ni moins que la principale force productive, reléguant dans une position marginale le travail parcellisé et répétitif. Il s’agit du savoir objectivé dans le capital fixe, qui s’est incarné (ou mieux est devenu fer) dans le système automatique des machines. Marx recourt à une image assez suggestive pour désigner l’ensemble des connaissances abstraites (de « paradigmes épistémologiques », dirait-on aujourd’hui), qui, tout à la fois, constituent l’épicentre de la production sociale et organisent tout le contexte de la vie : il parle de general intellect, d’un « cerveau général ». (Faisons remarquer au passage qu’il est possible que cette expression soit comme un écho plus ou moins conscient du Nous poïetikos, de l’intellect productif distinct et impassible dont nous parle Aristote dans la De anima).
La prééminence tendancielle du savoir fait alors que le temps de travail n’est plus qu’une « base misérable » : désormais l’ouvrier se situe à côté du procès de production, tout en en étant l’agent principal. Ce que l’on appelle loi de la valeur (la valeur d’une marchandise étant déterminée par le temps de travail qui lui est incorporé), que Marx considère comme l’architrave des rapports sociaux actuels, est cependant érodé et réfuté par le développement capitalistique même. Le capital n’en continue pas moins imperturbable, à « mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées à l’aune du temps de travail » (attention, Marx dit bien : le capital ; mais nous pourrions ajouter que le mouvement ouvrier organisé lui aussi fait de la centralité du travail salarié sa propre raison d’être).
C’est sur ce point que Marx avance une hypothèse d’émancipation très différente de celles qu’il expose dans d’autres textes et qui sont les plus connus. Dans le « Fragment sur les machines » l’origine de la crise n’est plus imputée aux disproportions inhérentes à un mode de production réellement fondé sur le temps de travail concédé par les individus (elle n’est donc plus imputée aux déséquilibres liés à l’existence pleine et entière de la loi de la valeur, par exemple la chute tendancielle du taux de profit). C’est au contraire la contradiction déchirante entre un procès de production qui s’appuie désormais directement et exclusivement sur la science, et une unité de mesure de la richesse qui coïncide encore avec la quantité de travail incorporée dans les produits, qui apparaît aujourd’hui au premier plan. L’élargissement progressif de cet écart conduit, selon Marx, à l’« effondrement de la production basée sur la valeur d’échange » et, donc, au, communisme.
3. Dans les années 60, la lecture du « Fragment » a servi à démasquer la prétendue neutralité de la science et du savoir en général. Elle permit de montrer l’impossibilité de dissocier technique et « commandement », machines et hiérarchie, et de dénoncer les mensonges éhontés des progressistes et des théoriciens des « relations humaines ».
Au cours des années 70, on brandit le « Fragment » pour critiquer le socialisme : pas seulement Husak, mais aussi le socialisme idéal et ses mythologies du travail et de l’état. On discerna dans ces pages l’indice de l’actualité du communisme : abolition de la prestation salariale et dépérissement de l’état. Dans le fait que le travail devient quantité négligeable dans la production des richesses, on entrevit la possibilité pour les ouvriers de se débarrasser de leur condition de marchandise comme force de travail. à l’affirmation du general intellect semblait correspondre la formation d’une puissante subjectivité antagonique.
Aujourd’hui, au début des années 90, une interprétation tout à fait différente du « Fragment » est devenue nécessaire : car tel du papier de tournesol, il prend aujourd’hui une autre coloration au contact de notre réalité actuelle. Ce qui saute aux yeux, désormais, c’est la complète réalisation dans les faits de l’évolution tendancielle décrite dans les célèbres pages des Grundrisse, sans pourtant aucun renversement dans une perspective d’émancipation, ou seulement de conflictualité. La contradiction in progress spécifique, à laquelle Marx liait l’hypothèse d’une révolution sociale radicale, est devenue composante stable du mode de production existant. De même, la disproportion entre le rôle assumé par le savoir objectivé dans les machines et l’importance décroissante du temps de travail, qui constituait un foyer de crise, a donné lieu à des formes nouvelles et solides de domination. Le « Fragment » est bien davantage une boite à outils pour le sociologue qu’une incitation au dépassement de l’existant. C’est le dernier chapitre d’une « histoire naturelle » de la société. Il décrit une réalité empirique que nous avons tous sous les yeux. C’est une carte topographique du présent, non pas une échappée vers un communisme brillant de tout son éclat.
Dans cette situation, deux tâches me paraissent essentielles. La première consiste à définir ce qui constitue le trait saillant d’une capitalisme basé essentiellement sur le general intellect ; ou encore à dessiner les contours, la « silhouette », du mode de productivité qui, bien loin d’en être bouleversé, trouve carrément son dynamisme dans la « disproportion qualitative entre le travail (…) et la puissance du procès de production que celui-ci se contente de surveiller ». Mentionnons-en ici à ce propos deux aspects : a) la sortie de la société du travail ; b) les nouvelles abstractions réelles. La seconde tâche, celle qui est véritablement importante, consiste à retrouver le fil conducteur de la conflictualité et de la critique radicale au moment où le « Fragment » s’est pleinement réalisé en tant que domination. C’est là qu’il faudra aborder le thème de l’intellectualité de masse.
4. La sortie de la société du travail est la tendance qui a dominé les sociétés occidentales au cours de ces deux dernières décennies. La réduction du temps de travail commandé à une part virtuellement négligeable de la vie, la possibilité de concevoir la prestation salariale comme l’un des moments de l’existence et non pas comme des travaux forcés ni comme la source d’une identité durables, c’est cela la profonde mutation dont nous sommes les acteurs souvent inconscients, et les témoins pas toujours dignes de foi.
Comme l’avait diagnostiqué le « Fragment », le temps de fatigue dépensé et concédé est devenu un facteur productif marginal. La science, l’information, le savoir en général, la communication linguistique, se présentent comme « le pilier central » qui soutient la production et la richesse, eux, et non plus le temps de travail. Toutefois ce temps, ou plutôt le « vol » de ce temps, continue de valoir en tant que paramètre éminent du développement et de la richesse sociaux. Aussi la sortie de la société du travail est-elle le théâtre d’antinomies féroces et de paradoxes déconcertants.
Le temps de travail est l’unité de mesure en vigueur, mais ce n’est plus l’unité vraie. Les mouvements des années 70 ont pointé ce mensonge pour essayer de l’ébranler et de l’abolir. Ils ont voulu imposer une version, éminemment conflictuelle, de la tendance objective : revendiquant le droit au non-travail, provoquant une migration collective, hors de l’usine, révélant le caractère parasitaire de l’activité sous domination patronale Au cours des années 80, le système établi a prévalu malgré son caractère fallacieux. Si bien qu’on peut dire, sous forme de boutade – des plus sérieuses – que le dépassement de la société du travail advient dans les formes prescrites par le système social basé sur le travail salarié. Ce cours des choses rappelle tout à fait ce qu’écrivait Marx à propos des sociétés par actions ; on assiste avec elles au dépassement de la propriété privée sur le terrain même de la propriété privée. Ici aussi, le déplacement est réel, mais le terrain sur lequel il s’accomplit ne l’est pas moins. Penser conjointement les deux aspects, sans réduire le premier à une pure virtualité ni le second à une simple « écorce » extrinsèque, voilà la difficulté que l’on ne peut éviter.
Le temps de non-travail, qui est une richesse potentielle, se présente dans le système établi comme une perte, une pénurie : chômage dû tout aussi bien aux nouveaux investissements qu’à leur absence ; « cassa integrazione » de longue durée ; réédition d’infrastructures productives « primitive » côtoyant des secteurs novateurs et dynamiques ; rétablissement d’archaïsmes disciplinaires pour contrôler des individus qui ne sont plus soumis au régime de l’usine. A l’époque du general intellect, toute la force de travail occupée vit en permanence la condition de l’« armée industrielle de réserve ». Même quand elle subit des horaires d’équipes meurtriers et qu’elle est astreinte à faire des heures supplémentaires. La description empirique de toute la force de travail, y compris la plus « garantie », peut se faire à l’aide des catégories utilisés par Marx pour la « surpopulation » fluide (pré-retraités, turn-over, etc. . . ) ; latente (là où l’innovation technique intervient à des intervalles de plus en plus rapprochés) ; stagnante (travail « souterrain », précaire, etc.).
La question décisive ne réside plus dans la contradiction globale portant sur les heures de travail, puisqu’il s’agit d’une tendance déjà explicitée, d’un fonds commun aussi bien aux pratiques de domination qu’aux éventuelles instances de transformation radicales de l’existant.
Comme le fait remarquer l’analyse sociologique du « Fragment », il y aura toujours du temps en trop : c’est la forme que prendra cette excroissance qui constitue la mise. La gauche politique, elle, est totalement inapte à jouer un rôle dans ce jeu-là, car elle trouvait sa raison d’être dans la permanence du salariat, dans les confits internes à cette articulation de la temporalité. La sortie de la société du travail et la possibilité qui en découle d’une bataille ayant pour enjeu le temps sanctionnent la fin de la gauche. Il faut en prendre acte, sans complaisance, mais aussi sans regrets.
5. En tant qu’il organise effectivement la production et le « monde de la vie », le general intellect est bel et bien une abstraction, mais une abstraction réelle dotée d’une opérativité matérielle. Mais du fait qu’il est composé de paradigmes, de codes, de procédures formalisées, d’axiomes – en somme de concrétisations objectives du savoir -, le general intellect se distingue très nettement des « abstractions réelles » typiques de la modernité : à savoir celles qui s’inspirent du principe d’équivalence.
Tandis que l’argent, « l’équivalent général », incarne justement par l’indépendance de son existence la commensurabilité des produits, des travaux, des sujets, le general intellect établit au contraire les prémisses analytiques de toutes les praxis. Les modèles du savoir social ne peuvent être assimilés aux différentes activités de travail, mais se présentent eux-mêmes comme « forces productive immédiate ». Ce ne sont pas des unités de mesure, ils constituent plutôt le présupposé sans mesure à des possibilités opératives hétérogènes. Ce n’est pas un « genre » existant en dehors des « individus » qui en font partie, ce sont des règles axiomatiques, dont la validité ne dépend absolument pas de ce qu’elles reflètent. Ne mesurant, ni ne représentant rien, les codes et les paradigmes technico-scientifiques se manifestent en tant que principes constructifs.
Cette mutation dans la nature des « abstractions réelles » – mutation selon laquelle c’est le savoir abstrait plutôt que l’échange d’équivalents (seul) qui régente les relations sociales – implique de profondes modifications sur le plan de l’ethos. L’autonomie irréversible de l’intellect abstrait, et donc une nouvelle relation entre « vie » et savoir, est à l’origine du cynisme contemporain.
Le principe d’équivalence, qui est pourtant au fondement des hiérarchies les plus intransigeantes et des inégalités les plus féroces, garantissait malgré tout une certaine visibilité des liens sociaux, une commensurabilité, un système de convertibilités proportionnées. Tant et si bien que les aspirations à une réciprocité sans contraintes de la reconnaissance, l’idéal d’une communication linguistique universelle et transparente se sont tournés vers lui, sur un mode bien évidemment idéologique et contradictoire. à l’inverse, le general intellect, en détruisant la commensurabilité et les proportions, donne l’impression de rendre les « mondes vitaux » intransitifs, tout comme les formes de communication. Il n’offre pas l’unité de mesure qui permet la comparaison, il empêche toute représentation unitaire du processus social productif, il bouleverse les bases mêmes de la représentation politique. Le cynisme d’aujourd’hui reflète passivement celte situation, faisant de nécessité vertu.
Le cynisme révèle, dans le contexte particulier dans lequel il agit, le rôle prépondérant tenu par certaines prémisses épistémologiques et l’absence simultanée d’équivalences réelles. Il bloque par avance toute aspiration à une communication dialogique transparente. Il renonce d’emblée à la recherche d’un fondement intersubjectif à sa praxis, tout comme il renonce aussi à la revendication d’un critère commun d’évaluation morale. L’effondrement du principe d’équivalence, si intimement lié à l’échange et à la marchandise, se donne à voir, dans le comportement du cynique, comme l’abandon « sans douleur » des instances d’égalité. Au point même que l’affirmation de soi se fera justement à travers la multiplication et la fluidification des hiérarchies et des inégalités que semblent impliquer l’avènement de la centralité du savoir dans la production. L’adhésion immédiate à tel ou tel ensemble de règles conventionnelles, la réduction au minimum de l’élaboration des contenus vitaux : telle est la forme que prend l’adaptation réactive au general intellect. C’est toutefois dans l’absolue négativité même du cynisme contemporain, dans cette adaptation opportuniste à une nouvelle relation entre « Vie » et savoir, qu’il faut saisir une sorte d’apprentissage de masse des nouvelles conditions du conflit.
6. Pour en réactiver la puissance politique, il importe de mettre en oeuvre une critique de fond du « Fragment ». Ce sera celle-ci : Marx a identifié totalement le general intellect (ou encore le savoir en tant que principale force productive) au capital fixe, négligeant ainsi le côté sous lequel le même general intellect se présente au contraire comme travail vivant. Ce qui est précisément aujourd’hui l’aspect décisif.
La connexion entre savoir et production, en effet, ne s’épuise pas dans le système des machines, mais s’articule nécessairement à travers des sujets concrets. Aujourd’hui, il n’est pas difficile d’élargir la notion de general intellect bien au-delà de la connaissance qui se matérialise dans le capital fixe, en y incluant aussi les formes de savoir qui structurent les communications sociales et innervent l’activité du travail intellectuel de masse. Le general intellect comprend les langages artificiels, les théories de l’information et des systèmes, toute la gamme des qualifications en manière de communication, les savoirs locaux, les « jeux linguistiques » informels et même certaines préoccupations éthiques. Dans les processus de travail contemporains, il y a des constellations entières de concepts qui fonctionnent par elles-mêmes en tant que « machines » productives, sans avoir besoin ni d’un corps mécanique, ni même d’une petite âme électronique.
Nous appelons intellectualité de masse le travail vivant en tant qu’articulation déterminante du « general intellect ». L’intellectualité de masse – en son ensemble, en tant que corps social – est dépositaire des savoirs non divisibles des sujets vivants, de leur coopération linguistique. Ces savoirs ne constituent en aucune manière un résidu, mais une réalité produite justement par l’affirmation inconditionnée du « general intellect » abstrait. C’est précisément cette affirmation inconditionnée qui implique qu’une part importante des connaissances ne peut se déposer dans les machines, mais doit se manifester dans l’interaction directe de la force de travail. On se trouve face à une expropriation radicale, qui ne peut pourtant jamais se résoudre en une séparation complète et définitive.
C’est une erreur que de comprendre seulement ou surtout l’intellectualité de masse comme un ensemble de fonctions : informaticiens, chercheurs, employés de l’industrie culturelle, etc. Par cette expression on désigne plutôt une qualité et un signe distinctif de toute la force de travail sociale de l’époque post-fordiste, c’est-à-dire l’époque dans laquelle l’information, la communication jouent un rôle essentiel dans chaque repli du procès de production ; bref, l’époque dans laquelle le langage même a été mis au travail, dans laquelle il est devenu travail salarié (tant et si bien que « liberté de langage » signifie aujourd’hui ni plus ni moins qu’« abolition du travail salarié »). L’intellectualité de masse, ce sont les nouveaux embauchés de la Fiat, scolarisés et déjà socialisés avant d’entrer dans l’atelier ; les étudiants qui, bloquant les universités, remettent en question la forme même des forces productives avec une volonté d’expérimentation et de construction ; les immigrés, pour qui la lutte sur les salaires n’est jamais séparable d’une confrontation, voire de frictions, entre les langues, les formes de vie, les modèles éthiques.
L’intellectualité de masse se trouve au centre d’un paradoxe assez instructif. On ne peut repérer ses principales caractéristiques par rapport aux différentes fonctions dans le travail, mais avant tout au niveau des habitudes métropolitaines, des usages linguistiques, de la consommation culturelle. Toutefois, c’est précisément quand la production ne semble plus offrir une identité qu’elle se projette sur n’importe quel aspect de l’expérience, se soumettant alors les compétences linguistiques, le penchants éthiques, les nuances de la subjectivité. Difficile à décrire en termes économico-productifs, l’intellectualité de masse est pour cette raison même (et non malgré elle) la composante fondamentale de l’accumulation capitalistique d’aujourd’hui. Elle expérimente sur elle-même les formes contradictoires de sortie de la société du travail et les nouvelles abstractions réelles. Son existence matérielle même impose une reprise radicale de la critique de l’économie politique. qui puisse rendre compte de la fusion complète entre culture et production, « structure » et « superstructure ». Elle impose donc une critique non économique de l’économie politique.
Traduction de l’italien par Gisèle Donnard.