Hors-champ 7. Nations meurtrières

Questions à Bertrand Ogilvie

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Premier mai 2001

Mon logiciel Word 2000 n’a aucune hésitation : pour auto-extermination, il me propose autodétermination, rejoignant l’analyse de Bertrand Ogilvie : tout cela c’est de “l’auto-termination”. L’extermination ne serait que la forme achevée de l’assimilation, la destruction du semblable par le même. Elle se serait passée selon des formes plus ou moins violentes, mais aurait concerné toutes les formations nationales : la guerre de Sécession aux Etats-Unis en serait un autre avatar.

Peut-être. Mais il me semble que nous n’avons pas fait Multitudes pour psalmodier la puissance de l’Un, et qu’il serait temps de compléter la description des horreurs de la Shoah par la prise en compte des fuites, des résistances, des dissimulations, de la survie. Contrairement à ce qu’affirme Ogilvie tous les juifs d’Europe n’ont pas été massacrés. Un nombre important d’entre eux, de juifs allemands notamment, ont refusé de laisser Hitler accomplir son macabre dessein, ont milité pour certains au sein des organisations communistes, socialistes, ou d’autres résistances, ou se sont simplement enfuis. Cette fuite a donné naissance à de nouveaux juifs américains, canadiens, latino-américains, anglais, français, puis israéliens. Ces juifs d’Europe se sont agrégés à la diaspora mondiale constituée déjà par des siècles de persécution, et de vie.

La destruction des communautés allemande, polonaise, hongroise, tchèque, de pans entiers des autres communautés européennes, est irrémédiable. Une langue, une musique, une cuisine sont devenues nostalgies ; un humour s’est en partie perdu. Des millions de vies ont été brisées. Mais les Juifs sont toujours vivants en Europe grâce à ces fuites, ces résistances, ces dissimulations, grâce à l’hospitalité des personnes, et non des sociétés ou des Etats, qui les ont accueillis. Hitler n’a pas réussi, et chaque nouvelle journée montre à quel point il a raté : il n’y a pas eu d’assimilation, et de plus en plus de nouveaux citoyens la refusent. Le bourreau n’a pas eu raison de ses victimes parce qu’elles ne formaient pas troupeau, elles ne se hâtaient pas toutes dans la même direction, celle de l’abattoir, que leur aurait indiqué un bon pasteur ; elles n’avaient pas de pasteur unique, pas d’Etat.

Les juifs ne sont pas la part maudite du peuple allemand qui se serait “auto-terminée” pour instaurer la bonne part dans sa gloire comme le suggère Ogilvie. Les juifs débordaient le peuple allemand de toutes parts, le fuyaient d’avance par tous ses pores, avaient d’autres ressources, et c’est cela qui était inadmissible pour le nationalisme besogneux et terrien des adorateurs de grands mâles blonds mythiques. Les juifs allemands étaient déjà une diaspora, aux cousinages lointains, des multicartes, des non-affiliés sauf à leur communauté, et c’est en cela que les immigrés d’aujourd’hui leur ressemblent.

Diaspora avant la Shoah, diaspora après la Shoah, les juifs ont fait triompher une figure originale de composition de la multitude qui fait maintenant école : les Italiens se pensent diaspora depuis peu et proposent de revoir ainsi le peuplement du monde, le Canada se pense comme pays d’accueil de fragments de diasporas et propose d’adapter la gestion de l’Etat à cette nouvelle situation (cf. les travaux du réseau international de recherche sur les migrations : Métropolis).

Ogilvie finirait par nous arracher des larmes pour ces pauvres nazis qui ont exterminé la condition de leur identité en exterminant leur autre, au lieu de le supporter comme on le fait avec les femmes et les enfants. Ils auraient scié la branche sur laquelle était assis le peuple allemand : sa coexistence avec les juifs. Le peuple allemand ne s’en est pas si mal tiré pourtant ! À considérer l’autre comme la possibilité de soi-même – ma femme tient mon ménage et je peux être ouvrier, intellectuel, me reproduire – on l’instrumentalise, on refuse son hétérogénéité, on se réserve la possibilité de le détruire si on trouve meilleure condition de possibilité, meilleur gibier à dominer. Je trouve suffisante (au sens de méprisante), et pas nécessaire, l’idée que chaque peuple aurait besoin de supprimer son autre pour se constituer en nation (p. 14). Il ne s’agit plus d’une possibilité de comparaison mais d’une obligation ontologique d’extermination.

Certes l’histoire semble donner raison à Ogilvie : un massacre de grande ampleur serait indispensable à la constitution de l’unité nationale, le massacre des juifs par les allemands, des Indiens puis des sudistes par les américains, des Bosniaques, croates, kosovars par les serbes, des Bretons et vendéens par les français, des koulaks par les soviétiques, des contre-révolutionnaires par les chinois, des Cambodgiens par Pol-Pot, des Tutsis par les Hutus. Dans tous ces cas, les descendants des victimes sont toujours là pour faire resurgir la multitude.

Mais Ogilvie adopte délibérément le point de vue des bourreaux, le seul dont on puisse donner raison par la comparaison. L’autre, condition de
possibilité pour être soi, doit être anéanti pour que la condition s’invisibilise et que le soi triomphe. Cette pensée est évidemment mortifère, non seulement pour l’autre, mais pour soi, et en raison, devrait s’abstenir de tuer l’autre. Si l’autre est la condition de l’être, ceux qui tuent l’autre, tuent l’être, donc pèchent contre la raison. Ogilvie désigne ce faisant le nouvel autre à tuer la prochaine fois : le fou, minorité de plus en plus encartée de nos jours, d’autant plus qu’elle vit davantage en liberté.

Ce qui me semble important dans la Shoah c’est, autant que les millions de morts, la puissance de vie de l’Autre, le fait que malgré le projet d’extermination, il reste toujours des juifs pour faire repère, fécondité, générosité, présence inaltérable de l’altérité. Malgré toutes les humiliations programmées par le pouvoir nazi, malgré tout l’avilissement mis en ouvre dans les camps, des hommes et des femmes sont morts et d’autres ont survécu dans la dignité. Cette puissance de l’Autre, du juif et/ou du résistant, n’apparaît absolument pas dans le texte d’Ogilvie qui nous propose les nazis comme notre autre, notre condition de possibilité pour reprendre ses termes, une figure inadmissible de l’humain à laquelle nous devrions nous assimiler par la comparaison. Pourquoi vouloir l’assimilation ? Pourquoi vouloir toujours boucher les trous noirs au risque de tomber dedans, au lieu de “rhizomatiser” à leur pourtour en s’en écartant délibérément (cf. G.Deleuze et F.Guattari, Mille Plateaux) ? La vie et la joie ne se trouvent que dans cette seconde stratégie.

Le massacre n’est pas l’avenir de l’homme et la nation n’est pas le seul
avenir de la communauté. Il n’est pas nécessaire qu’il n’y ait qu’un seul code de la famille et des règles restreintes à une seule possibilité ethnique. Le pouvoir judiciaire rend possible de composer et de négocier s’il est distinct des pouvoirs législatifs, exécutif et policier ; bref il peut exister un gouvernement adéquat à la réalité des multitudes, au développement d’altérités multiples et non binaires. Le problème, c’est de se constituer comme autre au milieu des autres, dans un commun qui est une co-construction pragmatique et quotidienne, abstraite et politique. Le mot république a là une certaine valeur s’il se veut un projet et non une quasi-corporéité une et indivisible. En travaillant à ce que les richesses mineures, que les tueurs cherchent à s’approprier par la mort, se disent, s’organisent, s’offrent en partage aux uns et aux autres, en constituant des multiplicités de points de vue subjectifs qui pullulent et s’échangent sur l’espace public et non dans ses marges, on se donne autre chose à faire et à penser que l’attente d’un prochain massacre.

Ce qui me paraît le plus inadmissible chez Ogilvie c’est de parler des juifs comme Un et non multiplicité. C’est cette multiplicité qui a été capable de se soustraire, pour partie, au projet de mort nazi. Ogilvie laisse entendre que ce sont les occidentaux qui ont fait échouer le projet de mort. Ils ne l’auraient pas fait s’ils n’avaient été avertis par des témoins, par ceux qui s’étaient soustraits, avaient été soustraits, d’un bord ou de l’autre, à l’horreur. Les juifs d’aujourd’hui ne sont pas seulement les survivants des camps, et de la Shoah, une sorte de nouvelle incarnation du fantasme de la mort vivante, et vengeresse. Ils sont les descendants de toute une histoire dont celle-là, qui malgré son horreur n’est que partielle ; partielle certes parce que les nazis ont été obligés de s’arrêter en chemin, mais aussi parce que des juifs, allemands notamment, ont refusé de prêter leurs corps à cette histoire-là, ont rejoint les juifs qui existaient déjà ailleurs.

Les juifs formaient déjà multitude à l’époque de Spinoza, après leur expulsion d’Espagne et leur massacre par l’Inquisition. La communauté désobéissante, la communauté dissidente, la communauté dispersée, est la communauté vivante, celle qui cherche à se retrouver dans la joie, une et divisible, avouable.

22 Octobre 2001

Le texte de Bertrand Ogilvie va paraître dans Multitudes. L’incomparable a surgi le 11 Septembre à New York. 6000 personnes ont brûlé vives dans les Twin Towers. Un nouvel holocauste a été produit par une volonté de pouvoir démente, une volonté d’anéantissement. Une volonté qui se dresse en sœur jumelle, copie morbide, de la volonté américaine de régenter le monde et de le mettre à son service. L’esclave ne vit pourtant pas en tuant le maître ; d’autres maîtres veillent. Il signe sa propre déchéance, son arrêt de mort. La liberté, cela se conquiert à deux, ensemble, dans le mouvement d’échapper à la binarisation spéculaire qui est le propre de l’assujettissement.

La religion musulmane, sous une multitude d’acceptions, rend chaque jour sa présence au monde plus efficace. Mais certains croient pouvoir s’arroger une maîtrise archaïsante sur un tel processus, en coiffant la modernité cosmopolite au poteau, en la détruisant dans ses symboles les plus puissants. Il ne s’agit pas de constituer une nation, mais une chefferie, de prétendre se poser en commandeur des croyants, de s’approprier la première place au paradis, de devancer tous les autres de son mépris. Il ne s’agit pas de fonder sa pratique sur l’islam, mais sur ses frustrations et sur l’usage pervers des technologies. Il s’agit d’un véritable mime grimaçant, d’un assujettissement infernal, toujours possible certes, mais qui n’a rien d’intéressant pour vivre, comme en témoigne le sort réservé aux femmes afghanes et à leurs enfants.

S’identifier aux victimes d’un tel drame pétrifie, méduse. La concentration de violence a même aboli l’espace pour les conduites de fuite dont je soulignais les mérites en mai. Le spectacle est total, comme en a jubilé le musicien Stockhausen, dévoilant brutalement l’affinité odieuse que peut avoir le projet artistique de certains avec la pratique terroriste.

Je persiste et signe : l’extermination n’est pas le fil d’une pensée du vivant. Même critique, la pensée de l’extermination reste unilatérale. Les exterminés ne sont pas là pour témoigner, comme l’a très bien montré Jean François Lyotard dans Le différend (éd. de Minuit). On ne peut pas les remplacer. Une blessure irréparable a été faite à la multitude. Son tissage doit repartir d’autres points, de multiples points, pas du trou noir, vide et brûlé, laissé par les bourreaux. La multitude vient de l’horizon.