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Qui a peur des Post Colonial Studies en France ?

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A propos de Paul Gilroy, « L’atlantique noir. Modernité et double conscience », et de Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé, « Les féministes et le garçon arabe » Deux ouvrages récemment parus à la croisée des gender, cultural et post colonial studies, Les féministes et le garçon arabe de Nacira Guénif Souilamas et d’Eric Macé, et L’Atlantique Noir. Modernité et double conscience de Paul Gilroy, contribuent à renouveler la réflexion et le débat public franco-français sur l’immigration en pensant ensemble les identités de genre, de classe et de race dans le jeu de la conflictualité sociale contemporaine.

Deux([[Le titre de cet article s’inspire, en clin d’œil amical, du colloque pionner organisé par Madeleine Akrich, Danielle Chabaud-Rychter, Delphine Gardey, durant l’année 2003, « Qui a peur des gender, cultural studies », à paraître début 2005 (« Politiques de la représentation et de l’identité. Recherches en Gender, cultural, queer studies », Cahiers du genre, L’Harmattan). Cf également M.H Bourcier, Queer Zones 2. Nique la rép, nique ton genre, La Fabrique, à paraître en 2005.) ouvrages récents viennent nous rappeler combien identités de genre, de classe et de race doivent plus que jamais se penser ensemble dans le chœur de la conflictualité sociale contemporaine. Pour ce faire, ils s’inscrivent dans l’agenda intellectuel des études culturelles anglo-américaines, dont nous voudrions montrer le caractère heuristique pour repenser la question de l’ « immigration » dans la France post-coloniale.

La fille voilée, le garçon arabe, le queer : triptyque d’une France post-coloniale

Les féministes et le garçon arabe de Nacira Guénif-Souilamas et d’Eric Macé([[Les féministes et le garçon arabe, éditions de l’Aube, 2004.), s’inscrit clairement dans l’actualité du débat sur la laïcité dans les écoles de la république française » Il propose une analyse tout à fait alternative du débat sur le voile qui a nous été imposé dans la presse au cours de l’année 2004. En revendiquant une approche queer des identités de genre([[Cf Multitudes n°12. « Féminismes, queer, multitudes », printemps 2003.), c’est à dire en développant une conception définitivement anti-naturaliste du féminisme, les auteurs s’intéressent de façon stratégique aux protagonistes masculins du débat, les « garçons arabes voileurs. »
La figure du «garçon arabe » s’est trouvée érigée en « nouvel ennemi principal » par les amies de la République, tel le mouvement « Ni Putes Ni Soumises ». Pour Nacira Guénif Souilamas, cette figure soit disant typique de la « jeunesse mâle arabe », pourrait plus justement être redécrite comme un « ultime enfermement dans une identité réduite à sa seule enveloppe corporelle, à sa stricte dimension virile, à son expression la plus étriquée : le sexe, substitut physique de l’impuissance sociale, érigée en frontière civilisationnelle. » Le facteur explicatif décisif d’un tel repli identitaire viriliste relève moins, selon la sociologue, d’une question naturelle de distribution des rôles masculins et féminins dans la culture musulmane, que des conditions sociales d’existence des enfants de migrants : en raison d’«une lente décomposition des rapports sociaux aux marges de la cité », les fils d’immigrants arabes ont perdu tous « leurs attributs sociaux, ont vécu un rétrécissement progressif de leur horizon social, voyant du même coup tarir leur gisement de définition identitaire jusqu’à n’être plus que des corps sociaux indexés sur leur seul sexe, phallus menaçants et obscènes pour notre imaginaire collectif ». Le « garçon arabe » apparaît alors comme le strict envers de sa sœur, «la fille voilée », et leur face à face, «ainsi rejoué, renouvelle la mise en concurrence des filles et des garçons en régime de ségrégation urbaine ».
Et c’est au nom de ce féminisme oublieux des hiérarchies sociales du genre et de l’appartenance ethnique, que certains républicains ont pu justifier l’exclusion de jeunes filles voilées de l’école au double titre du respect des principes de laïcité et d’égalité des sexes. L’ouvrage propose une déconstruction brillante de la posture argumentative du féminisme naturalisant de « Ni Putes Ni Soumises ». Une telle déconstruction permet de déplacer de façon tout à fait nécessaire le cadre d’intelligibilité d’un débat où les questions de classes n’étaient plus posées et celles d’identités plus questionnables. Ce nouveau cadre a été fécondé par l’approche post-féministe des identités de genre et leur conceptualisation hyperconstructiviste([[Cf J.Butler, Le pouvoir des mots, ed Amsterdam, 2004.). Dans ce nouveau cadre, « Ni Putes Ni Soumises » n’apparaît comme « pensable et possible que dans un monde hétérosexuel, il est produit et produit à son tour une vision culturaliste et renaturalisée des filles et des garçons qui renforce la partition engagée voici deux décennies dans la hiérarchie entre femme et homme, migrants post-coloniaux et parmi leurs descendants ».
Une telle conceptualisation queer des identités de genre balise une voie de sortie de ce débat franco-français où des féministes ont pu se fourvoyer dans un « racisme vertueux ». Alors qu’en considérant le trio formé par les figures du queer, du garçon arabe et de la fille voilée comme « non pas les ennemis de la modernité mais les acteurs incandescents de l’hypermodernité individualiste et démocratique contemporaine », il devient concevable que le « port du voile islamique puisse être une façon queer de repolitiser les questions des féministes, de l’individuation et de l’identité post-coloniale.»
Cette mobilisation de la figure du queer provoquant un « estrangement » réciproque de l’arabité, de la féminité et de la masculinité permet d’entrevoir, en effet, de façon plus empiriquement valide, des bricolages identitaires contemporaines en régime post-migratoire. Elle peut être encore justifiée historiquement en référence à l’expression de la masculinité dans la culture pré-mulsumane : « à l’évidence, ces dignes héritiers de leurs racines méditerranéennes, les Arabes, s’accompagnent bien plus aisément des qui érodent la frontière entre les sexes que ne le font leurs contemporains chrétiens. Queer avant l’heure, peut être, prémunis contre l’amnésie plus sûrement. »
« Queer avant l’heure » peut-être, mais est-ce bien tout à fait le fin mot de l’affaire ? Ici, on peut se demander si le positionnement post-féministe queer de l’ouvrage ne demanderait pas à être complété plus pertinemment par une référence aux travaux issus des études dites post-coloniales afin de mieux dévoiler encore les stratégies identitaires en régime post-migratoire.

Double conscience, performance et diaspora : le nouveau réseau conceptuel de l’identité post coloniale

La traduction française de L’Atlantique noir de Paul Gilroy([[L’atlantique noir. Modernité et double conscience, Kargo, 2003), réellement habité par la littérature et la musique noires, constitue une heureuse nouvelle pour l’introduction en France des recherches en post colonial studies mais qui ne peut que faire regretter la non édition de certains ouvrages et auteurs (Stuart Hall, Donna Haraway…) à partir desquels Gilroy déploie son travail de brillant dialecticien inventif sur les cultures expressives noires.
Dans cet ouvrage, Paul Gilroy, qui enseigne la sociologie à Yale (USA), étudie la façon dont les auteurs noirs envisageaient leur insertion dans le monde moderne. Pour ce faire, il va croiser et dépasser les problématiques issues des cultural et post-colonial studies. Il traite ainsi de ce que dans le champ des post colonial studies, avec Homi K. Bhabha([[Cf. Homi K. Bhabha, «Of mimicry and man, the ambivalence of colonial discourse », in The Location of Culture, Londres et New York, Routledge, 1994, pp. 85-92. ), on désigne par la mimicry, notion qui vient rendre compte des ambivalences vécues des colonisés vis-à-vis des colonisateurs. Le sous-titre de l’ouvrage, mentionnant la «double conscience» théorisée par Frantz Fanon, est aussi un hommage explicite à cet activiste pionnier. De même, la problématique de « l’hybridité » développée par Bhabha est mobilisée par Gilroy pour décrire finement les agencements symboliques transculturels qui s’articulent dans un «troisième espace énonciatif », espace propre de la subjectivité post coloniale issue de ces relations ambivalentes d’interdépendance des colonisés et colonisateurs([[Cf H. K Bhaba, op.cit, p.37.).
Gilroy s’intéresse à tout le spectre de cette mimicry en pistant « les dangereuses obsessions de pureté < raciale > » qui circulent à l’intérieur et à l’extérieur de la culture noire et de sa politique, par exemple le panafricanisme. Et ceci afin de se prémunir contre le « verrouillage des catégories qui nous servent à conduire nos vies politiques » et nous enseigne plutôt « l’instabilité et la mutabilité des identités, lesquelles sont toujours à refaire, toujours incomplètes.»
Pour rendre compte de ces paysages d’identités ou de ces « chronotopes » non respectueux des frontières spatiales et de l’histoire des États-Nations modernes, Gilroy adopte, en lecteur doué de Donna Haraway et de ses critiques de la ventriloquie scientifique([[Cf. Donna Haraway, « The promesses of monsters : a Regenerative Politics for Inappropriate/d Others » in Lawrence Grossberg, Cary Nelson, Paula A. Treichler, eds., Cultural Studies, Routledge, N.Y, 1992 , pp. 295-337.), une position de recherche adéquate : celui d’un navigateur au cœur de l’Atlantique. Les navires traversant l’Atlantique de l’Afrique à l’Amérique, renvoient, en effet, à un « système en mouvement, micropolitique, microculturel et vivant.(…) Les navires attirent immédiatement l’attention sur le , sur les différents projets d’une retour rédempteur à la patrie africaine, sur la circulation des idées et des activistes ainsi que sur les déplacements d’objets culturels et politiques fondamentaux : tracts, livres, disques et chœurs. »
Dans ces différents voyages, aller-retour imaginaires, d’un continent à l’autre, dans lesquels Gilroy embarque son lecteur à chaque chapitre, s’esquisse « une structure fractale et rhizomorphique de cette formation internationale et transculturelle que j’appelle l’Atlantique Noir. » À travers les romans connus de Toni Morrison ou ceux, méconnus, de la période européenne de Richard Wright, la soul music ou les negro spirituals, il explore ainsi la complexité des cultures expressives noires en traçant une voie d’analyse singulière dépassant les impasses des théories essentialistes ou anti-essentialistes de l’identité noire. Dans un chapitre magistral consacré à « la musique et à la culture pop » (« Les bijoux rapportés de la servitude ), Gilroy met en avant le « caractère insolemment hybride de ces cultures de l’Atlantique noir qui fusionne continuellement toute conception (essentialiste ou non essentialiste) du rapport qu’entretiennent l’identité raciale et la non-identité raciale, l’authenticité de la culture traditionnelle et la trahison par la culture pop. » Avec le souci descriptif de rendre compte de « la place de la musique dans l’Atlantique noir », c’est à dire de « la conception d’eux-mêmes qu’ont articulée les musiciens qui l’ont créée. », il met en balance les limites analytiques posées «autant par l’essentialisme, au nom de l’authenticité et de l’unicité de la culture africaine, celle qui fait vendre la world music, que par l’anti-essentialisme. » Selon lui l’anti-essentialisme est problématique puisque si le particularisme noir est une construction sociale et historique, il faut encore donner une place au fait « que l’identité noire est aussi vécue comme un sentiment cohérent (si ce n’est toujours stable) de l’expérience du moi et qui, bien que n’étant pas une réalité naturelle et spontanée, produit une activité pratique, dans les gestes, langage signes corporels.»
La voie alternative proposée par Gilroy est étayée par les concepts « d’hydridité », de « diaspora » et de « performance » que la musique noire et ses rituels symbolisent et particulièrement le Hip Hop. Formellement hybride, le Hip Hop est dans la pratique performée comme un symbole puissant de l’authenticité raciale et par conséquent fournit de puissantes ressources identitaires.
Depuis une telle posture de recherche océanique, la pensée identitaire s’ouvre à l’ambivalence et à l’hybridité, à travers les notions de « diaspora », « rhizome », « chronotope » et « performance ». Gilroy déploie ainsi une conception dé-territorialisée des identités culturelles, dans la lignée de la notion « d’ethnoscape » d’Appadurai, rare ouvrage traduit en français s’inscrivant lui aussi dans ces réflexions sur l’identité post coloniale.

Intensifier le trafic conceptuel transnational

Il existe une grande proximité, en termes de « politique des identités », de ces deux ouvrages. La perspective analytique de la mimicry pourrait ainsi s’appliquer au mouvement « Ni Putes Ni Soumises ». De même, en se focalisant sur un personnage mythifié lors du débat sur le voile en France – le garçon arabe – , Nacira Guénif-Souilamas nous prouve que, comme l’écrit Paul Gilroy dans le prolongement de la remarque de Stuart Hall, « le genre constitue la modalité dans laquelle la race est vécue. Une masculinité amplifiée exagérée est devenue la pièce centrale d’une culture de la compensation qui soulage par une certaine arrogance la détresse des individus faibles et subalternes. Ces identités sexuelles en viennent à illustrer les immuables différences culturelles qui surgissent apparemment du caractère absolu de la différence ethnique. »([[Paul Gilroy, op.cit, p.122.
)
Et dans ce jeu de miroirs, d’une rive à l’autre et au sein de traditions disciplinaires différenciées, se renouvelle le cadre d’intelligibilité de l’immigration : c’est pourquoi il importe d’intensifier le trafic conceptuel transnational au profit de la recherche du régime migratoire post colonial.