L’action du collectif “Avà Basta”L’auteure, qui préside le collectif antiraciste corse Ava Basta, expose la spécificité des formes prises par l’immigration et par son intégration dans une société corse influencée par son insularité et son histoire propre. Elle décrit les formes actuelles d’une immigration essentiellement marocaine et relève le poids particulier de la revendication identitaire-nationaliste corse dans l’expression du racisme et dans les attentats anti-immigrés de la période récente. Elle affirme la nécessité, pour Ava Basta, au-delà de la lutte contre les injustices et la discrimination sur une base universaliste, d’obtenir une clarification du positionnement du nationalisme en faveur de la définition de la nation corse comme une « communauté de destin », excluant toute tentation ethniciste.

Avà Basta, cela signifie « Maintenant, ça suffit ». C’est en 1985 que le collectif antiraciste de Corse a été créé, à la suite de l’incident dit « du bateau tunisien » : 400 élèves, environ, venant de toute la Corse, partaient, pour les vacances de Pâques, en un voyage scolaire de découverte d’un autre pays, d’une autre culture, organisé par la fédération des Œuvres Laïques. Cette année là la destination était la Tunisie et c’est le bateau qui faisait la rotation habituelle Marseille-Tunis qui a fait escale à Ajaccio pour prendre les scolaires corses. Le départ devait se faire vers 23 heures, et à minuit le bateau était encore à quai. En effet, il y avait un malade pris de coliques néphrétiques, et se posait le problème de savoir si on le débarquait à Ajaccio ou à Tunis. Finalement une ambulance est venue le quérir. Pendant ce temps d’incertitude, les familles attendaient le départ sur le quai, et se demandaient pourquoi ce retard. Survint alors un élu régional du Front National (il y en avait trois alors) qui, monté à bord, en redescendit pour clamer « Vos enfants sont en danger, il y a plein d’arabes dans ce bateau ». Il sut si bien faire qu’une panique s’empara des parents qui avaient accompagné leurs enfants, et ce fut tel que le responsable de la Fédération Laïque dut faire débarquer les scolaires, dont pas mal s’étaient déjà endormis…
Scandale, à la révélation des faits, le lendemain. Beaucoup de Corses eurent honte et décidèrent : « cela suffit ». Il y eut des contacts, des rencontres et quarante personnalités signèrent un appel. Ainsi partit Avà Basta en Août 1985. Nous fîmes une étude de presse sur les cinq années précédentes : apparaissaient 18 meurtres racistes avérés, et sur 6 pages serrées des agressions racistes notées chacune en trois lignes… Or, de plus, les uns et les autres avions eu connaissance d’actes graves qui n’avaient jamais affleuré jusqu’à la presse…
Pourquoi ce sursaut venait-il un peu tard ? Il faut se situer dans la fin des années 70 et le début des années 80 dans l’île. Des évènements graves, l’arbitraire de la Cour de sûreté de l’État qui faisait qu’un Corse sur mille était soit en prison, soit au maquis. Répression énorme, couvre-feux, etc., sans que l’écho en apparaisse outre-méditerranée à part quelques articles sur Libération et une revue hebdomadaire du Languedoc, Sud qui, elle, a suivi les événements de près. La Corse se dépatouillait dans une situation grave, et des défilés quasi quotidiens à une certaine époque lors de l’affaire dite « Bastelica – Fesch », par exemple, où, pour interdire une conférence de presse qui dénonçait et prouvait la mise en place d’une opération d’assassinat de quelques autonomistes de Bastelica par les services parallèles, avec la complicité de l’État, une opération militaire d’envergure avec parachutages, chenillettes, etc., encercla et isola le village de Bastelica. À la fin du deuxième jour, quelques voitures forçaient des barrages à toute allure et une trentaine de personnes en armes s’enfermaient dans l’hôtel Fesch, à Ajaccio, autour du duquel, une mobilisation populaire nombreuse, de jour et de nuit empêcha un bain de sang . Finalement, le troisième jour, si je me rappelle bien, le Capitaine BARIL et ses hommes investirent le toit, et une reddition fut discutée et consentie…).
Donc, la conscience citoyenne de l’île était mobilisée dans l’urgence ces années là. Puis les socialistes vinrent au pouvoir. Une amnistie fut déclarée en 81, et un certain apaisement nous permit d’avoir les yeux décillés sur nos propres problèmes de société. Dont le Racisme.

Un collectif antiraciste

Avà Basta se dénomme « Collectif Antiraciste » car c’est une structure transversale ou se trouvent des citoyens d’opinions politiques et religieuses diverses sur une base commune : le respect des Droits Humains et de la vie. S’y sont retrouvés des marginaux de plusieurs formations politiques ou des inorganisés, : gauche, droite, nationaliste, anti-nationalistes, etc.

Début 86 survint ce que l’on a appelé « l’Affaire des Trois Marie », du nom de la rue. Deux tunisiens furent abattus dans leur logement, en plein jour. L’assassinat a été revendiqué par le FLNC (Front de Libération Nationale de la Corse). Ce fut une vraie bombe : des nationalistes ont quitté l’organisation définitivement, à cette révélation ; des journaux tiers-mondistes ont dénoncé « une dérive fascisante du front de libération de la Corse », etc. Les clandestins s’en sont vaguement expliqué, alors, au titre d’une lutte anti-drogue ; prétexte qu’une enquête d’Avà Basta parmi les immigrés tunisiens devait trouver infondée d’une part, et, d’autre part, si l’on voulait s’attaquer au problème de la drogue, ce n’était pas de cette manière. De toutes façons Avà Basta se proclamait contre la peine de mort, qu’elle provienne d’un État, d’une organisation, d’un individu…
À cette époque les nationalistes en étaient à la « colonisation de peuplement » et, pour eux, les immigrés participaient de cette colonisation. L’analyse était donc plus que légère : en effet ils n’avaient ni le pouvoir politique, ni économique, ni culturel… Ils étaient par contre exploités par tout le monde !
Avà Basta fit un énorme campagne contre l’assassinat des Tunisiens, ce qui nous valut des menaces très précises. Mais nous avons signifié que nous étions fermes sur nos principes, et, connaissant le terrain Corse, nous ne nous sommes pas toutefois retirés sur l’Aventin de notre bonne conscience, nous avons discuté avec patience. Trois ans après cette grave dérive, les mouvements nationalistes progressaient vers la « Communauté de Destin » : le « Peuple Corse » incluait tous ceux qui vivaient sur cette terre dans l’intelligence et le respect des cultures, quelle que soit leur origine. Et, depuis, toute agression raciste a provoqué leur protestation publique, et, le plus souvent, leur présence dans les manifestations de protestations contre ces actes.

Une association solidaire de l’immigration

Créé en réaction contre le racisme, Avà Basta devait devenir, concrètement sur le terrain, une association solidaire de l’immigration.
Dans une île, montagneuse de surcroît, et en Méditerranée, au confluent d’invasions diverses, la mer a été toujours connotée comme un danger. La Corse a été envahie au long des siècles, et la montagne fut son refuge. La mer apporte donc l’ « ailleurs ». Le gros de la population de l’île s’est située en moyenne montagne, et même plus haut, jusqu’à une époque récente. Une indication de la dévalorisation des rivages se trouve dans le fait que les terrains de bord de mer, dans les familles, étaient légués aux filles.
Dans l’inconscient des îliens, les limites du territoire sont intégrées avec ce que cela peut induire de tendance à l’enfermement. Donc, au cours des siècles, comme l’indique la frise illustrée « 10000 ans de migrations qui ont fait la Corse » publié par Avà Basta, les invasions ont été nombreuses, souvent violentes, mais ont laissé des traces dans la constitutions du peuple Corse. Cette île a un pouvoir certain d’intégration. Prenons l’exemple des juifs, qui, au long des siècles, depuis les persécutions des « Rois très catholiques », sont venus vivre en Corse : les synagogues sont tombées en déshérence, et ce sont de vieilles familles corses avec la désinence en i, qu’a consacré leur absorption définitive : Giaccobi, Adami, etc. Il n’y a pas d’antisémitisme traditionnel en Corse, et l’on n’a pu en faire partir aucun juif vers les camps de déportation lors de la 2ème guerre mondiale.
Les italiens ont souffert le temps de deux ou trois générations avant d’être acceptés comme des familles d’ici.Les maghrébins sont actuellement dans cet espace de temps douloureux, d’autant que le racisme a pris de nouveaux développements, en Corse comme ailleurs, ces dernières années. La situation particulière de la Corse, grevée par une situation économique et sociale délabrée, avec un problème d’identité en perdition, génère des circonstances aggravantes pour la poussée du racisme et de la xénophobie.
Un immigré est une personne née ailleurs que sur la terre d’accueil où elle vit et dont elle ne partage pas la nationalité. Les enfants nés en France de parents immigrés ne font pas partie de la population immigrée. Ils peuvent toutefois garder la nationalité de leurs parents, et rester immigrés.
En 1999 les immigrés représentent 10% de la population de l’île, soit le taux régional le plus élevé après l’Île de France. 26000 immigrés environ sont recensés en Corse. Notons en plus une population fluctuante, saisonnière ou en situation irrégulière, qui, d’après notre expérience du terrain, ne dépasse pas les 1500 personnes. De 90 à 99 le nombre est resté stable, les départs compensant les arrivées et naissances.
L’immigration est essentiellement méditerranéenne. La Corse reste à l’écart des grands courants migratoires issus d’Afrique ou d’Asie. Elle est majoritairement masculine, malgré les naissances et les regroupements familiaux. Contrairement à la population insulaire où la pyramide des âges est inversée, la part des personnes d’âge actif y est prépondérante : deux immigrés sur trois sont actifs entre 20 et 59 ans. La part des hommes est plus importante, aussi (57%).
L’immigration maghrébine a été au départ essentiellement masculine. Ensuite la proportion des femmes a augmenté, comme l’indique l’Atlas des populations immigrées en Corse publié par l’INSEE et le FASILD ; la féminisation s’explique aussi d’une part par le fait de la mortalité des hommes âgés, et, d’autre part, par le départ des hommes seuls qui rentrent au pays retrouver définitivement leur famille, ou partent dans d’autres régions où ils ont cherché et trouvé du travail. Le regroupement familial, et l’accroissement des familles, favorisent cette augmentation de la présence féminine
Au plan du travail le nombre d’actifs immigrés résidant en Corse s’élève à 12% de l’ensemble des actifs de l’île. Ils travaillent principalement dans le bâtiment, l’agriculture, l’alimentaire et la restauration. Ces emplois d’ouvriers ou d’employés ne requièrent pas souvent une qualification notable. En Corse l’emploi le plus important se situe dans les administrations de la fonction publique et organismes qui en dépendent. Il faut la nationalité française pour y prétendre. Les emplois remplis par les immigrés sont souvent précaires et mal rétribués. Le taux de chômage y est plus élevé que pour l’ensemble de la population de l’île.

Avà Basta et le racisme

On le voit, les chiffres fantasmés qui s’affichent quelquefois sur les frontons des ponts et autres murs de « 80 000 arabes qui menacent le peuple Corse » sont loin des réalités démographiques. Ces fausses assertions qui se veulent alarmantes sont répandues pour faire peur et pousser au rejet de l’« autre ».
Sur une population Corse en perte d’identité, et qui ressent cette perte comme une menace de non-être , une petite mort annoncée, ce genre de propagande peut faire mouche dans l’angoisse ambiante. Les propagandistes de la haine en abusent. D’autant que la reprise par certains nationalistes du thème de « la colonisation de peuplement », qui semblait tombé aux oubliettes, entretient une certaine ambiguïté.
Certes la plus part des responsables de mouvements nationalistes s’expriment nettement sur le racisme et la xénophobie pour les rejeter. Mais ils ne contrôlent malheureusement pas leur base où le mal-être se traduit par un besoin de donner un visage au malheur, et c’est forcément celui de qui vient d’ailleurs, l’étranger. La facilité à trouver un bouc émissaire ne s’est jamais usée depuis la Bible, et fait le bonheur des prêcheurs populistes. Certes, il y a du racisme en Corse. Il est en augmentation, comme partout. Mais ici il croît sur certains facteurs favorisants que sont l’insularité, avec le mal-être d’une identité frustrée en perte de repères, une situation économique délabrée, le manque de perspectives d’avenir, une dépolitisation des esprits avec la tradition claniste, et autres…
Avà Basta s’attache au dialogue, au débat sur l’inanité du racisme. Il s’est constitué plusieurs fois partie civile dans des affaires d’agressions en relevant, et a mis le débat dans la société corse, notamment sur le problème de l’immigration. Il y a 18 ans, à notre création, les immigrés se faisaient ombres rasant les murs. Ils existent maintenant en tant qu’hommes et femmes ayant des droits, et des devoirs. Ce qui a changé au sein de la population maghrébine, c’est qu’au début elle était essentiellement masculine. L’arrivée des premiers d’entre eux se situe avec l’implantation en Corse de 17 000 « pieds-noirs » rapatriés d’Algérie, qui ont provoqué une révolution dans l’organisation de l’espace corse agricole en créant de grands domaines, vinicoles principalement. Ils ont fait venir en nombre des marocains pour exploiter ces terres, et, au départ, ce fut un habitat et un régime de plantation pour les ouvriers. L’arrachage des vignes fut une véritable aubaine pour les gros viticulteurs indemnisés par pied arraché. Le départ des plus gros colons qui ont réinvesti le pactole ailleurs, ont fait se déplacer les travailleurs restés sur place vers les agglomérations voisines. Le regroupement familial a favorisé l’augmentation de la présence féminine et la croissance des familles. C’est la présence de la deuxième et troisième génération qui donne une illusion de présence plus nombreuse. Les jeunes nés en Corse sont d’ici et, comme toute jeunesse d’ici, ils ne courbent plus l’échine devant les insultes et les agressions. Ils se rebiffent.
Il y a cinq ans, à la demande de la CODAC (Commission Départemental d’Accès à la Citoyenneté créée par Chevènement nous avions rédigé un rapport qui interpellait sur la montée des tensions intercommunautaires dans la jeunesse, et les nécessité d’un vrai travail sur le « Vivre-Ensemble » pour changer la tendance et éviter les drames. Rien n’a été fait. Les politiques n’ont jamais pris au sérieux les problèmes du racisme (il eût fallu que les immigrés aient le droit de vote pour être pris en compte…) et l’État n’a en rien donné les moyens d’une politique de prévention. Au contraire, il les a réduits tant dans l’Éducation Nationale que dans le travail social.
Aujourd’hui nous recueillons les fruits de ces politiques irresponsables. Irresponsables pour l’ensemble des populations, tant immigrées que nationales. Une illustration patente en est le déficit catastrophique, pour tout le monde, du logement social, et ce phénomène est plus aigu encore pour les immigrés, avec toutes les conséquences familiales de vie qui s’en suivent.
Le problème de la jeunesse est tel que les familles qui quittent la Corse actuellement sont principalement celles qui comptent des adolescents. Craignant les affrontements entre jeunes immigrés et corses, après les incidents de Bastia et autres, elles ont le souci de préserver l’avenir de leurs enfants. D’autant, il faut le dire, que se greffent des considérations économico-sociales : une chaîne de migration s’est constituée à partir de ceux qui sont déjà partis, notamment dans le sud de la France (régions de Montpellier, Nîmes, Toulouse) où des chantiers se sont ouverts. On trouve travail, logement (et de plus les enfants ont sur place la possibilité de continuer des études) pour ceux qui doivent arriver. N’oublions pas que les conditions du logement sont trop souvent pénibles en Corse, que la zone des salaires y est la plus basse de France, tandis que la vie y est la plus chère.
Nous avons été confrontés aux discriminations envers les travailleurs étrangers dans le fonctionnement global de la société – ainsi ses administrations qui ne sont pas adaptées à ce public. Nous faisons un accueil social quotidien à Bastia et Ajaccio et des permanences ponctuelles en micro-régions. Nous aidons à la constitutions des dossiers divers : santé, droits du travail non respectés, C.A.F., logements, retraites, regroupement familial, scolarité, etc. Objectivement se crée le suivi de familles, notamment des femmes et des primo-arrivants.
Les sans papiers ont recours à nous depuis la première loi Chevènement de 1997 et, depuis, nous avons participé à la régularisation de quelques centaines d’entre eux. En 2003, nous avons traités, globalement, 1797 dossiers à l’Accueil. Si vous mettez une moyenne de 8 visites pour chacun, cela fait un nombre quotidien de contacts impressionnant.
Avà Basta a été à l’origine du rassemblement de Corte en réaction à la montée du racisme et de la xénophobie, projet auquel se sont ralliés la Ligue des Droits de l’Homme et Amnesty International. Nous travaillons aux suites de ce succès, notamment avec la manifestation du 23 octobre à Ajaccio. Malgré menaces et difficultés, nous ne dérogeons pas à la ligne de conduite tracée.
En résumé, Avà Basta n’a cessé de dénoncer les actes de xénophobie et de racisme, de tous les racismes : anti-corse, anti-français, anti-arabe, antisémite, etc., et d’informer les citoyens sur leurs droits et devoirs, de créer des passerelles entre les cultures et les peuples.
Avà Basta travaille sur plusieurs fronts :
– Un travail de médiation antiraciste avec l’information sur les droits des personnes des personnes victimes de discrimination, et Avà Basta, dans certains cas, doit se porter Partie Civile.
– Un travail d’animation auprès des jeunes (scolaires, partenaires associatifs, etc.) avec des documents, des expositions, des débats, basés sur la notion de respect de l’Autre.
– Un travail d’animation auprès d’un plus large public : Stand dans différentes Foires, partenariat internationaux et rencontres interculturelles.
– Accueil Social, expression de solidarité avec les étrangers et les personnes défavorisées par un service qui fonctionne tous les jours à Ajaccio et Bastia et par des permanences à Ghisonaccia, Porto-Vecchio, Ile Rousse.
– Un pôle administratif et de gestion impliquant contacts avec les services de l’État et différents partenaires sociaux.
– Soucieux du respect des cultures différentes, Avà Basta le prouve par ses publications bilingues Corse et Français.

Le Collectif Antiraciste de Corse est à l’écoute de toutes les propositions en partenariat avec d’autres et essaie de promouvoir les actions qui prennent en compte le respect de toute personne.
Tout être humain est l’égal de tout autre. Notre attitude s’inscrit dans le cadre d’une conception universelle du respect de tout être humain, de ses droits et de ses devoirs.