Il s’agit là d’un livre utile et important à plusieurs points de vue. En premier lieu, il avance la thématique de la sortie de la société salariale, et va jusqu’à demander aux forces de gauche de la reprendre à leur compte. L’interlocuteur de Gorz est donc ici le mouvement social dans son ensemble et non plus seulement le mouvement écologiste. En second lieu Gorz se fait pour la première fois le propagandiste, à côté des thématiques déjà proposées dans ses précédents ouvrages (changer le travail, libérer le temps, changer la vie), d’un nouveau thème central : garantir le revenu (un revenu universel et inconditionnel qui permette de vivre sans travailler). Après avoir rejeté cet objectif, pendant de longues années, et dans de nombreux ouvrages, Gorz s’est converti à cette idée et la reprend en tant que position-clé du programme d’une gauche qui veut se doter de moyens adéquats d’affronter l’avenir. Gorz s’adresse ici à l’ensemble bigarré composé des militants qui, au cours des trente dernières années, se sont mobilisés sur les mots d’ordre de ” refus du travail ” et ” revenu garanti ” – et que les organisations syndicales et patronales ont considéré et considèrent toujours comme leur principal ennemi. Interlocuteurs secondaires (mais pas moins importants vue la place que Gorz leur accorde) : les théoriciens de ce ” capitalisme rhénan ” qui cherchent des lignes de fuites ” alternatives ” dans l’Europe de la crise post-fordiste. En troisième lieu, enfin, cet ouvrage de Gorz est important parce qu’il introduit dans le débat marxiste en Français un thème théorique marxien, jusque là ignoré ou abandonné à une exégèse minoritaire : le thème du ” General Intellect “, ou encore de l'” intellectualité de masse “. Il récupère en la critiquant cette thématique développée à partir d’un mouvement de relecture des œuvres de Marx, et en particulier des Grundrisse, qui a ses origines dans les lointaines années 60 en Italie (dans les Quaderni rossi) et s’est ensuite largement imposé sur la scène mondiale. (Texas Archive of Autonomist Marxism, University of Austin, offre une bonne documentation, continuellement mise à jour, de ces auteurs y compris sur Internet). De ce point de vue le livre de Gorz sert à déprovincialiser le débat français et contribue à l’introduire dans le mouvement international de retour à la pensée de Marx pour interpréter la crise actuelle.
Ceci dit, même si nous sommes heureusement surpris par cette régénération de sa pensée, il faut ajouter que Gorz reste Gorz. Ce livre, reste en effet, comme les autres, avant tout un ouvrage de sensibilisation politique et de vulgarisation haut de gamme. Comme tel il faut le conseiller aux étudiants en Sciences politiques. Gorz est en outre doté d’un humour cinglant et ravageur, d’un pont de vue de moraliste et d’une culture se traduisant par une profusion de références et de citations, qui souvent déconcertent Et pourtant, comme on le lit d’un seul trait ce diable d’auteur ! Et comme il vous pousse à la discussion et à la polémique! Il se trouve que je suis depuis longtemps complètement d’accord sur l’objectif du revenu universel et inconditionné comme objectif central, qui est au cœur de cet ouvrage de Gorz, et que je le suis à partir de l’herméneutique du ” General Intellect ” marxien et d’une phénoménologie de la crise actuelle. Pourtant l’approche théorique de Gorz du ” General Intellect “, ne me convainc pas du tout, pas plus que son approche politique des luttes de terrain. C’est de ceci surtout qu’il me semble opportun de discuter. C’est pour approfondir et faire avancer la thématique du revenu universel et inconditionné que je me permets, dans ce qui suit, de lui poser quelques questions.
1. La première question concerne l'” exode ” capitaliste du travail. Gorz en fixe le début, comme beaucoup d’autres, en l’occurrence l’opéraïsme italien in media res, dans la première moitié des années 70, au moment de la crise du dollar (le chef-d’œuvre du gouvernement Nixon-Kissinger) et du document de la Trilatérale sur les ” limites de la démocratie “. Gorz admet aussi que l’initiative capitaliste naît comme réponse au cycle de luttes des années 60. Il faut en déduire que le capitalisme réagit aux luttes ouvrières avec une stratégie de réponse technologique, bien décrite par Gorz dans ses différentes phases : de la décentralisation périphérique du fordisme au développement de l’informatique et de l’automation, de la réorganisation progressive du marché mondial à la construction sociale des modèles post-fordistes de production. Ce qui surprend, dans la description que Gorz fait de cette mutation, c’est d’une part l’isolement dramatique du capital, et de l’autre la totale impuissance de ceux qui, pris dans ces transformations, ” se laissent faire “, avec une stupidité et une nonchalance inégalables, c’est-à-dire les ouvriers (qui pourtant, avaient déterminé par leurs luttes la crise de la production, et par l’exercice du contre-pouvoir la crise politique du capital). Dans une belle page de son livre Gorz décrit le caractère insupportable du travail salarial pour l’ouvrier fordiste ainsi que (suivant en cela Reiner Zoll) des prisons fordistes du Welfare pour les jeunes, et l’angoisse qui pousse l'” ouvrier masse ” à s’élever au-dessus de sa condition salariale. Et pourtant il n’en est plus question au cours développement de la crise, tout ceci disparaît dans une sorte d'” auto-dissolution ” du prolétariat. Devant l’offensive du capital, pendant que s’effectue la mutation, la classe ouvrière n’existe plus : la défaite se traduit par l’inexistence. Il me semble toutefois que les chercheurs les plus curieux ne se sont pas contentés de rendre compte de la stratégie capitaliste, et de la défaite ouvrière mais surtout de ce qui se passe entre l’une et l’autre, dans l’une et dans l’autre, – ce qui n’est pas dénué d’intérêt pour comprendre la phase suivante, considérée justement comme caractérisée par la domination du ” General Intellect “. Cette analyse a aussi son importance du point de vue historiographique parce qu’elle situe, aux alentours de 68 ce ” bref moment ” de l’histoire du ” long XXème siècle “, ce point focal qui lui donne sens pour l’a-venir. La négligence de Gorz face à cette thématique de la transformation en acte semble être liée à son postulat de la subjectivité. La subjectivité pour lui n’existe que comme ” autonomie “, opposée à l'” hétéronomie “. Pour comprendre ce que signifie cette opposition il faut aller la chercher dans la ” raison pratique ” de Kant (où cependant la distinction est assez complexe) et chez les moralistes néo-kantiens du début du siècle – plus accessibles – où la distinction est caricaturale. On peut ensuite suivre l’histoire de cette opposition dans ces courants pseudo-marxistes qui ont confondu en permanence ” subjectivité-autonomie-valeur d’usage-action ” (et aujourd’hui aussi ” communication “). La ” digression 2 ” de Gorz sur Touraine est de ce point de vue exemplaire. Ma question devient alors la suivante : dans l’exode capitaliste du travail y avait-il, ou non, quelque chose d’autre au delà du capital ? De la même manière que les luttes avaient déterminé la crise de l’ordre fordiste, n’auraient-elles pas accompagné, conditionné, préfiguré même les bases technologiques, culturelles et politiques de la transformation ? N’est-il pas vraiment possible de concéder un peu d’autonomie (peu importe si elle est un peu ” sale “, assurément moins candide que celle de ces belles âmes kantiennes que nous promet l’utopie gorzienne) même aux comportements de la classe ouvrière, un peu d’intelligence même à la ” vieille taupe ” ?
2. À l’autonomie absolue du capital fait suite l’hétérogeneïté totale du prolétariat sous le régime du General Intellect. Adieu… Nous nous trouvons ici devant une multitude asservie. Par ailleurs, quand on part d’une conception de l’autonomie ainsi restreinte et par conséquent d’une unidimensionalité des processus de transformation ainsi rigidifiées, il n’est pas possible d’éviter le catastrophisme. Gorz reprend les pages des Grundrisse sur le ” General Intellect ” et en développe le noyau essentiel (la réappropriation de la loi du développement par les forces intellectuelles productives). Sa conclusion est que le passage du fordisme au postfordisme (régime productif du ” General Intellect “) entraîne l’asservissement des forces intellectuelles productives au capital. Pour arriver à cette conclusion il faut confondre la subsomption (subordination) de la société productive au capital avec la régression des règle sociales de l’exploitation à des niveaux pré-modernes ; il faut opérer une mystification du concept de forces intellectuelles productives au point d’en faire une projection du commandement capitaliste ; il faut concevoir les langages qui parcourent aujourd’hui la production comme des schémas techniques hétéronomes. Actuellement, personne ne niera l’extraordinaire pouvoir que (au sein des processus d’automatisation et d’informatisation, à travers la dissolution des bastions et des espaces de la classe ouvrière fordiste, grâce à la très haute recomposition – au niveau du marché mondial – des valeurs et des hiérarchies du commandement) le capital a réussi à reconstruire après la crise des années 60-70. Mais considérer ce passage comme une simple réforme régressive de la société salariale et non comme un processus qui implique la transformation du travail (c’est à dire de la nature de la force de travail) est une offense au bon sens. Gorz cite quelques pages de Paolo Virno dans lesquelles il décrit l’asservissement du langage à travers l’exploitation : il oublie de dire que, d’après le Marx des Grundrisse et Paolo Virno, cette exploitation survient sur une base modifiée structurellement : c’est à dire sur laquelle le fait de produire à travers le langage implique la reconnaissance d’une nouvelle, ” énorme ” (C’est Marx qui souligne) puissance du travail. Gorz cite certaines pages de Sergio Bologna sur l’augmentation de l’horaire de travail des ouvriers socialisés : il lui suffirait de parcourir les Scenari du post-fordisme du même auteur (Feltrinelli 1997) pour comprendre quelle extraordinaire ” implication ” détermine la logique de l’exploitation capitaliste sur le travail socialisé. Mais surtout ce que Gorz oublie complètement, (au sens où la question ne l’effleure même pas) c’est que le ” General Intellect ” marxien, et la révolution qu’il entraîne, n’est pas un ” fait technologique ” mais constitue un ” dispositif biopolitique “. Par sa nature révolutionnaire (utopique chez Marx quand il en enregistrait la tendance), le ” General Intellect “, précisément, ne produit pas de marchandises, mais des marchandises à travers le langage ; il ne produit pas de langage mais du langage à travers la subjectivité. Le ” General Intellect ” produit donc de la subjectivité : subjectivité ” sale ” faite d’intelligence, de langages, d’émotions, d’affects qui interviennent comme tels dans la production et la reproduction du monde des marchandises – parmi lesquelles, il y a cette marchandise très spéciale, fondamentale et désormais totalement transformée, qui s’appelle la force de travail. Ma question est alors la suivante : où se trouve et que fait le sujet au sein de l’asservissement général du ” General Intellect ” à la règle capitaliste de production ? Peut-être ne consiste-t-il plus que dans l’alternative autonome éthique ? Gorz accuse les opéraïstes, ou encore les théoriciens de l’Intellectualité de masse, de concevoir dans leur ” délire terroriste ” la subjectivité déjà réalisée : quand bien même cela serait (et çà ne l’est pas) ne serait-il pas beaucoup plus délirant de croire que les belles âmes demeurent indemnes, et autonomes, et ont une capacité de subjectivation indépendante, au milieu du fracas et du tumulte de cette transformation ? N’est-il pas insensé, comme le prétend Gorz, de proposer une utopie sociale plausible, en partant d’une phénoménologie dans laquelle le sujet productif n’est plus que le spectre d’une machine d’asservissement ?
3. On peut poser une autre question à Gorz : elle concerne la ” relation de service “. Si dans la société post-fordiste, la marchandise est produite par le langage – ce que Gorz accepte -, ce n’est possible que parce que la marchandise est devenue relation et/ou service. Mais Gorz n’accepte pas cette idée-là , surtout quand il s’agit de service aux personnes, c’est à dire entre les personnes, c’est à dire quand la valeur se détermine dans l’implication réciproque (intellectuelle et/ou affective) entre les sujets qui participent à la production de service. C’est inacceptable parce que, de deux choses l’une : ou le service est marchandise et alors nous sommes dans la prostitution (au-delà de l’asservissement!) ; ou bien le service est ” don inconditionnel ” et alors… on ne sait plus où l’on est : parce que si nous sommes dans le langage qui produit des marchandises (c’est-à-dire le ” General Intellect “) alors nous sommes de nouveau dans la prostitution ; si nous n’y sommes pas, nous sommes – peut-être – dans un règne de ” valeurs d’usage ” (non plus utopiques mais idylliques) qui n’est pas du ressort de la production. Conclusion : la production de services ne fait pas partie du monde de la production du ” General Intellect “. J’espère avoir mal compris. Mais je dois ajouter que je ne le crois pas, surtout quand je vois Gorz polémiquer, de manière si pédagogique, avec des analystes des services du niveau de J.L. Laville, dont le seul tort est d’avoir saisi l’évidence d’une socialisation (transformation en marchandises ?) impétueuse des relations de service. Ce qui en fait un des éléments fondamentaux de la définition du post-fordisme, mieux, l’élément central de la tendance. Peut-être, à ce point, cela vaudrait-il la peine de conseiller à Gorz la lecture d’un petit chef d’œuvre (Christian Marazzi, La place des chaussettes…) pour pouvoir ajouter son auteur à sa liste des ” théoriciens délirants “. Dans ce texte, mieux que dans tout autre, se trouve démontrée l’analyse du service aux personnes en tant que noyau du post-fordisme (et donc comme base de la revendication du revenu garanti de citoyenneté). La question qu’on peut poser alors à Gorz est la suivante : les services (industriels et aux personnes) entrent-ils ou non dans la production du ” General Intellect ” ?
4. Les dernières questions discutées nous amènent à un problème central dans lequel la position/solution de Gorz s’oppose, cette fois, non seulement aux fauteurs de la théorie de l'” intellectualité de masse ” mais à tout marxiste, quelque soit la secte à laquelle il appartienne, et à tous les sociologues qui n’ont pas juré fidélité à l’individualisme. C’est le problème de la ” socialisation “. En effet, selon Gorz, on ne peut interpréter le social sans passer par une définition du sujet comme autonomie. Seul un sujet qui se comprend comme tel, peut – selon Gorz – reconnaître, comprendre et traduire le travail d’émancipation des autres sujets, leur effort d’autonomie. Ce qui veut dire : seule l’autonomie peut produire de l’autonomie, seule l’émancipation peut créer de l’émancipation. La tautologie ne nous épouvante pas. Nous aimerions seulement qu’elle fût traitée de manière plus subtile, c’est à dire non seulement en produisant des abstractions morales du sujet mais en abordant les problèmes que la matérialité de l’existence et de la production pose aux sujets. Ainsi, par exemple, quand Gorz en arrive, dans l’interprétation du ” General Intellect ” au fait que l’homme, son intelligence au travail, ne sont plus seulement définissables en terme de ” capital variable ” mais doivent être lus comme ” capital fixe “, où est alors cette autonomie qu’il nous annonce ? Il semble presque que, se retrouvant dans la condition de se réapproprier du capital fixe, le travailleur doive se scinder, retrouver son âme en s’opposant à cette partie de soi (son corps ?) qui s’hybride au capital fixe. Au lieu d’être une richesse du sujet et une augmentation de son autonomie, l’appropriation du capital fixe semble une reproduction de la condamnation de Paul de la ” bête ” (de somme, de travail) – le sujet attendra l’Apocalypse pour s’en libérer. Il est évident que ce problème d’interprétation, mieux de ” définition d’abord “, se repose partout. Pour prendre un autre exemple, quand Gorz exalte l’idée marxienne de l'” individu social “. Pour Gorz c’est l'” individu ” qui est souligné – la socialisation, qui dans les Grundrisse est devenue la figure du ” General Intellect “, c’est-à-dire la ramification, l’arborescence du cerveau à l’intérieur du capital, jusqu’au point où l’intelligence sociale des travailleurs se réapproprie le capital fixe, cette extraordinaire matérialité de la socialisation, donc, ne seront pas autonomie sociale conquise, possible, mais aliénation, pure et simple hétéronomie. Mais que reste-t-il au point où nous en sommes de l’innovation des Grundrisse ? Que reste-t-il de Marx ? Je n’ai rien contre le fait que Gorz ne soit pas marxiste : mais alors pourquoi prétend-il l’être ? Il est clair pourtant que sur ces questions ce n’est pas seulement l’interprétation des Grundrisse, qui est en jeu, mais plus généralement toute la problématique, marxiste certes mais aussi anthropologique, du rapport de l’homme à l’outil. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de se mettre à l’école des Grundrisse, la bonne sociologie et la bonne psychologie du travail à la Zarifian ou encore à la Schwarz, à la Clot et alii suffisent pour identifier des processus d’hybridation, entre ouvrier et capital fixe, de réappropriation du capital fixe par le travailleur, – et ceci bien avant que la société du ” General Intellect ” ne s’instaure. En effet, dans toute sa manière de traiter l’autonomie, Gorz oppose au matérialisme une sorte de formalisme individualiste. Ce qui est incongru, et par certains côtés incompréhensible, c’est la raison pour laquelle Gorz a eu besoin de recourir aux Grundrisse pour raconter ce qu’il raconte. Ou encore pourquoi il a eu besoin de recourir aux vieux ” opéraistes ” italiens pour nous raconter la crise du fordisme et le passage au post-fordisme, alors qu’il donne la preuve de n’avoir pas compris de quoi il s’agissait alors. Essayons de le lui rappeler en quelques mots : il s’agissait du fait que l'” ouvrier masse “, ” refusant ” l’organisation fordiste du travail, s'” autovalorisait ” (et c’est précisément sur le thème de l'” autovalorisation ” – et incidemment sur un numéro consacré à l’Autonomie ouvrière italienne – que Gorz rompt avec les maoïstes hégémoniques dans la rédaction des Temps modernes en 1974). Mais – parce que les mots ont un sens matériel – autovalorisation, qu’est-ce que cela signifiait ? Ni plus ni moins qu'” appropriation de capital fixe “, mutation de la nature du travail à travers cette appropriation, intellectualisation du travail, diffusion du travail sur les territoires (avec constitution, ” dans la tête “, de parts de ” capital fixe “), etc. Les études empiriques sur Silicon Valley ou sur le Nord-est italien nous montrent cette histoire de luttes, et de création par la force de travail, au cours du passage du fordisme au post-fordisme, de nouveaux scénarios productifs – typiques du ” General Intellect “. Questions : Comment Gorz peut-il se référer aux Grundrisse, en considérant que la socialisation n’est pas chez Marx un dispositif ontologique de l’individuation de la force de travail ? Comment Gorz peut-il utiliser l’hypothèse du ” General Intellect “, et donc l’idée d’appropriation du ” capital fixe ” par le producteur, en maintenant son propre présupposé de l’autonomie ?
5. En paraphrasant Marx, celui des Grundrisse, et surtout les théoriciens de l’intellectualité de masse, Gorz reconnaît que nous sommes au-delà des lois de la valeur. Le raisonnement devient ici délicat : il faut en effet s’entendre sur ce que signifie loi de la valeur. Pour moi et pour quelques autres (depuis les économistes classiques) loi de la valeur signifie loi de la mesure de la valeur. Il est évident que la situation actuelle nous permet de vérifier de manière irréfutable que la loi de la mesure temporelle de la valeur (comme les Grundrisse l’avaient prévu) a sauté. Mais Gorz est plus radical : pour lui ce n’est pas seulement la mesure de la valeur qui a sauté, mais aussi la valeur. Ce qui veut dire que, pour lui, la fin de la loi de la valeur peut se traduire par l’affirmation que le travail n’est plus valeur. Les valeurs doivent être trouvées ailleurs, et s’enraciner dans l’autonomie de la conscience. Je n’ai rien à dire sur les choix de valeur de Gorz : ce sont ses affaires. Ce qui m’ennuie, cependant, c’est que le choix hyper radical de Gorz laisse entières les conséquences de la loi de la mesure de la valeur. Et la première de toutes, la fonction de l’Etat, en tant qu’organe de coordination et de péréquation des valeurs ; et puis la monnaie comme équivalent universel ; et puis tout le reste. Si bien que son retour au politique est un retour à la valeur considérée comme mesure. Dans ce cas, c’est à la ” Théorie de la modernité ” de Jacques Bidet que Gorz fait référence : référence tout à fait correcte quand on veut critiquer l’utopie marxienne de l’abolition de l’État, – mais qui – dans la mesure où le formalisme néo-kantien et/ou rawlsien peut unifier les points de vue de Gorz et de Bidet – n’a rien à voir avec la première conception gorzienne de la valeur (et encore moins avec celle, abhorrée par Bidet, des Grundrisse). Autres questions à poser à Gorz : ne croit-il pas que, plutôt que de laisser tomber la valeur du travail, il ne serait pas beaucoup plus utile de chercher à identifier la nature de la valeur du travail du ” General Intellect ” ? De comprendre, par conséquent, que peut vouloir signifier une valeur ” hors ” et ” au-delà de la mesure ” ? De comprendre les dimensions et les intensités de la valeur/travail dans le scénario de l'” intellectualité de masse “. Les recherches qui se sont développées à ce propos (de Virno, Lazzarato, Hardt, Bologna, Marazzi, Nicolas-le Strat et tant d’autres, jusqu’aux recherches féministes qui s’occupent, pour parler comme Deleuze-Guattari, du ” devenir femme du travail “) pourraient représenter des pistes utiles pour répondre à ces questions.
6. Gorz présente le programme d’un revenu de citoyenneté inconditionnel comme élément central, politique, d’une transition possible au-delà du capitalisme. Il est évident, qu’au-delà de tous les imbroglios de la démonstration, ce programme, basé sur l’identification de la ” base commune ” productive déterminée par le ” General Intellect “, est un programme extrêmement fort. Mais Gorz accepte, et en même temps, n’accepte pas la radicalité de ce programme. D’un côté, en effet, il se rend compte que le mode de production basé sur le ” General Intellect “, fixe les conditions à partir desquelles les règles de répartition de la richesse produite ne s’ensuivent plus des critères de la ” justice distributive ” mais seront assujetties à ceux de la ” justice communicationnelle ” (il prend à Perret cette réminiscence opportune d’Aristote) : le ” General Intellect ” crée en fait les conditions de possibilité de ” ce qui est commun “. D’un autre côté, à partir du moment où il refuse de reconnaître, à l’intérieur du mode de production déterminé par le ” General Intellect “, la généalogie d’une nouvelle puissance subjective (intellectualité de masse, force de travail immatérielle, etc.. non plus seulement comme définitions sociologiques mais comme substance de subjectivité nouvelle) la radicalité de son discours s’affaiblit en un réformisme assez traditionnel dans le contexte du capitalisme ” solidariste ” européen. La proposition de Gorz finit donc par représenter une variante de gauche du ” capitalisme rhénan “. Et c’est vraiment dommage parce que la conversion de Gorz méritait bien d’autres devenirs, si seulement il était arrivé à comprendre que les révolutions capitalistes du mode de production (et surtout celle qui est générée par le triomphe du ” General Intellect “) ne cessent de reconstituer et de renouveler un rapport, dont un pôle est le ” travail vivant ” de la force de travail. Personne n’a jamais pensé que les conditions de possibilité de l’existence du pôle du ” travail vivant ” dans le régime du ” General Intellect ” puissent immédiatement se réaliser, ou sont déjà tout bonnement réalisées, sous des formes politiques définitives. Cette polémique commode de Gorz contre les partisans du General Intellect dans le contexte de la théorie marxiste, n’est qu’un faux débat. (Gorz y voit aussi du ” spinozisme systématique ” : il pouvait vraiment s’épargner cette ” perle “, qui n’apparaissait plus dans les diatribes réactionnaires contre le discours de la liberté, au moins depuis le débat Lessing-Jacobi-Mendelssohn). Questions : pourquoi Gorz ne relève-t-il pas, outre la ” tendance ” du capital, celle qui vit dans la conscience de la force de travail quand elle est conditionnée par un rapport de force et de production spécifiques ? Pourquoi ne se demande-t-il pas si le besoin de ” revenu de citoyenneté ” plutôt que de sortir de la conscience ” pure ” des travailleurs, ne se forme et se reforme pas justement sur la base de leur intellectualité productive (réappropriation de capital fixe) ? Pourquoi n’envisage-t-il pas que le revenu de citoyenneté puisse être une première étape, en tant qu’adéquat à la nouvelle forme de production et potentiellement impliqué dans la nouvelle nature du travail, sur le chemin qui conduit ” au-delà de la valeur ” et donc au-delà de la mesure capitaliste (le commandement des capitalistes) du développement ?
5. Une des choses les plus curieuses du texte de Gorz c’est le système des citations, des références aux textes et aux auteurs. Elles sont toujours faites (quand ce ne sont pas des références polémiques) en des termes qui visent à créer des divisions, à fidéliser des disciples ; et sans aucun souci de respecter la pensée des auteurs cités. Il suffit de rappeler, pour ne pas multiplier les exemples, la référence à Maler (qui a une conception de l’utopie matérialiste, critique par rapport au marxisme réel mais qu’on ne peut certainement pas assimiler à une hypothèse ” subjective “), à J. M. Vincent (qui n’a certainement pas une vision néo-kantienne du travail et de la libération du prolétariat), à Félix Guattari (qui adorait les subjectivités hybrides et concevait la libération à travers l’hybridation avec le capital fixe – dans le sens du ” General Intellect “), et même à Honneth (cheval de bataille de Gorz, mais qui reste, contrairement à ce qu’il en dit, bien ancré aux présupposés ontologiques de la socialisation des sujets). Quitte, dans ce système catholique, baptisé à coup de citations, à tomber dans de très curieuses contradictions ; comme de réduire un communiste réformateur comme Zarifian à un fauteur d’extrémisme (pourquoi spinoziste ?), et à l’inverse considérer Rossanda-Ingrao qui ont les mêmes positions que Zarifian comme des symboles de ” bon gouvernement ” théorique. Ici, je n’ai plus de questions à poser. Sauf une : Alain Touraine sera-t-il content de la manière dont il a été interprété ?
Pour conclure. J’ai peut-être été trop sensible aux aspects irritants et à l’argumentation trop souvent incongrue du livre de Gorz. Ceci dit je ne crois pas avoir jamais sous-estimé l’importance de cet ouvrage. Avec lui le débat sur le revenu universel inconditionnel fait un grand pas en avant, parce que la lutte sur cet objectif apparaît ici comme la voie principale dans la résistance à la révolution post-fordiste du mode de production et l’expression de la mutation de la force de travail qui la sous-tend. Le revenu de citoyenneté, au nom du General Intellect, nous permet de sortir de toutes ces lois sur la pauvreté. Quelles subjectivités exprimeront la puissance politique de cette proposition, c’est la question que ce livre (et beaucoup d’autres) laissent en suspens. Une question urgente.
Prison de Rebibbia
Traduit de l’italien par Giselle Donnard