Majeure 8. Garantir le revenu

Redéployer de manière pluraliste le droit social

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Entretien avec Yann Moulier BoutangYann Moulier Boutang : Dans votre dernier ouvrage, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens avec Claudine Haroche (Fayard 2001) vous évoquez au deuxième chapitre l’invention des droits sociaux comme une forme de compromis entre le développement de la prolétarisation et du travail dépendant « libre », d’un côté, et les exigences de démocratie politique qui s’étaient construites à partir de Locke tout autour de l’individu propriétaire de lui-même. Vous reconstruisez de façon convaincante, à mon sens, cette réhabilitation du non propriétaire qui risquait d’osciller entre la rébellion et l’exclusion à partir du propriétaire de droits sociaux et du bénéficiaire du statut du travailleur salarié.
Or vous notez bien que la mondialisation, la flexibilité, sont en train d’entamer largement ces espaces de droits sociaux et de droit du travail. Peut-on à votre avis, tracer un parallèle entre la situation actuelle et celle qui prévalait au XIXe siècle (1840-1890) ? Autrement dit y a-t-il une réhabilitation du mobile, du non propriétaire d’emploi qui soit jouable ?
Savez-vous par exemple que Philippe Van Parijs considère qu’un des arguments forts en faveur d’une allocation universelle substantielle est de compenser les rentes d’emplois : être propriétaire d’emplois intéressants est un privilège qui est encore plus fort que celui procuré par l’héritage ? Autour de quels nouveaux droits la verriez-vous se constituer ?

Robert Castel : Je pense en effet qu’avec le développement du droit du travail et de la protection sociale depuis la fin du XIXe siècle, il s’était produit comme une révolution silencieuse qui a profondément transformé la condition des travailleurs. Révolution sociale et révolution politique, car non seulement la structure du capitalisme a subsisté, mais aussi la structure du rapport salarial, qui reste un rapport de subordination. Mais cette subordination a été à la fois régulée (droit du travail) et compensée par une protection sociale étendue (retraite, Sécurité sociale). J’ose parler, en exagérant à peine, de « révolution » parce qu’il ne s’agit pas d’avantages à la marge. Il y a une différence quasi de nature entre la situation du prolétaire de la première moitié du XIXe siècle taillable et corvéable à merci et perdant sa vie à la gagner, et la condition du salarié protégé des années soixante. Mais il faut ajouter que cette transformation s’était opérée à travers le montage de grandes régulations collectives : conventions collectives, protections collectives du droit social. Ce à quoi on assiste aujourd’hui, c’est au contraire à une dé-collectivisation, ou une re-individualisation à la fois des conditions de travail et des protections attachées au travail. On peut donc évoquer la situation de la première moitié du XIXe siècle avec la remontée de la vulnérabilité et la tendance à en revenir à des relations contractuelles au détriment de la loi (cf. la politique du MEDEF à cet égard). Il faut toutefois à mon avis le faire avec prudence. En premier lieu parce qu’on ne peut assimiler la précarité et la mobilité d’après les protections à la précarité et à la mobilité d’avant les protections. Nous sommes dans une société encore traversée de protections, même si elles sont affaiblies. Il y a un discours défaitiste du type « tout fout le camp » qui repose sur un mauvais diagnostic porté sur la situation actuelle : le régime de la Sécurité sociale « couvre » encore l’ensemble de la population (il vient même d’être étendu avec la CMU), le régime des retraites est encore largement implanté, le droit du travail n’est pas aboli même s’il est souvent transgressé ou contourné, les CDI sont encore majoritaires, etc. Ce discours catastrophiste est en même temps un discours défaitiste qui donne par avance raison à l’ultra-libéralisme, alors que les jeux ne sont pas faits.
Dans ce contexte je trouve extrêmement suspect, si tant est que ce soit la position de Van Parijs, de faire de l’emploi protégé un privilège. C’est comme je l’ai rappelé un régime général de l’emploi qui était parvenu à attacher des droits forts à la majorité des situations de travail. La dénonciation des « privilégiatures » est une vieille argumentation de droite (cf. Toujours plus de François de Closets, plus d’un million d’exemplaires vendus en 1982) que l’on retrouve aujourd’hui sous la forme euphémisée de la critique des « avantages acquis » (sous-entendu, indûment acquis). C’est en fait un remake douteux de la lutte des classes qui opposerait désormais des bataillons de salariés nantis aux hordes d’exclus. Ce n’est pas à mon avis la meilleure manière d’introduire la réflexion nécessaire sur la recomposition du droit, que de faire des détenteurs de droits des privilégiés, et j’espère qu’il y a de meilleurs arguments en faveur de l’allocation universelle.

Yann Moulier Boutang : Quelles luttes sociales récentes vous parassent-elles porteuses d’une nouvelle conquête de droits ? Quand les jeunes embauchés chez Mac Donald’s ont fait grève récemment pour demander un statut de la précarité et de la mobilité, parce que le contrat à durée indéterminée constituait pour eux un handicap (leur interdisant de bénéficier des Assedic en cas de départ volontaire), comment réagissez-vous ?

Robert Castel : Cette grève des employés de Mac Donald’s illustre bien la difficulté de cette question des nouveaux droits. Ces jeunes ont raison de se révolter contre leurs conditions de travail. Leur lutte illustre aussi le fait que ce sont les sans-droits qui sont aujourd’hui porteurs des revendications pour le droit, comme ce fut le cas autrefois pour le prolétariat. Cela dit, il ne faut pas se tromper d’ennemis. Leur lutte est une lutte contre la précarité, pour que des garanties soient rattachées à leur état, et non contre le CDI en tant que tel. Il se peut que, dans la conjoncture particulière qui est la leur, un CDI de mauvaise qualité représente une limitation par rapport à leurs aspirations. Plus généralement, le CDI n’est pas une panacée, il n’a jamais empêché par exemple les licenciements. En fait un contrat à durée indéterminée n’est qu’un contrat qui dure… tant qu’il n’y est pas mis fin, soit du fait de l’employé, soit du fait de l’employeur. Si le CDI est aujourd’hui représenté comme le modèle de l’emploi stable, c’est qu’il a été longtemps associé à une situation de quasi-plein emploi et qu’au CDI étaient en principe accrochés un ensemble de droits : un salaire au moins égal au SMIC, les garanties du droit du travail, la protection sociale, etc. On conçoit que les salariés de Mac Donald’s puissent ne pas être en mesure de revendiquer un tel statut, et que par ailleurs ils n’aspirent pas à pérenniser une condition de précaires sans garanties. Ils revendiquent donc un statut qui attache des garanties à la mobilité et ils posent ainsi un problème essentiel, mais sans que cela implique nécessairement la remise en cause du CDI en tant que tel.

Yann Moulier Boutang : Croyez-vous que la défense du statut du salarié tel qu’il est codifié dans le contrat à durée indéterminé, dans le statut de la fonction publique ou dans le statut EDF, soit une réponse possible et vouée au succès ?

Robert Castel : Ma réponse dépend du sens que l’on donne à « la défense du statut du salarié tel qu’il est codifié dans le contrat à durée indéterminée ». Aujourd’hui on ne peut défendre le CDI comme le modèle général de régulation de l’emploi. Outre le rapport de force qui n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, favorable aux salariés, les mutations technologiques et les nouvelles exigences de l’organisation du travail rendent souvent nécessaire une souplesse incompatible avec la représentation d’un emploi à vie se déroulant au sein d’une même entreprise, si tant est que c’est ainsi qu’il faille entendre le statut de salarié sous CDI. Mais cela signifie-t-il que le CDI soit une structure intégralement obsolète ? Cette question est aujourd’hui à mon avis une question ouverte pour au moins deux raisons. D’une part, parce que le CDI est encore solidement implanté dans de larges secteurs de l’emploi et que l’expérience prouve que, lorsqu’il est aboli, il est en général remplacé par des emplois de plus mauvaise qualité. Ne pas défendre le CDI lorsque c’est possible, c’est donc du point de vue des salariés risquer de lâcher la proie pour l’ombre. D’autre part, si le problème est bien de prendre en compte la mobilité, il n’est pas prouvé que la mobilité soit en soi incompatible avec toute forme d’emploi stable. Il est vrai qu’il existe, en particulier dans la fonction publique, des statuts de l’emploi figés et sclérosants qui sont indéfendables comme tels. Mais on peut réfléchir à une réforme des services publics qui tenterait de concilier souplesse et stabilité de l’emploi. Cette réflexion est d’ailleurs engagée. C’est céder à un modernisme douteux que de faire de la stabilité une notion ringarde, uniquement porteuse de toutes les nostalgies du passé. Les travailleurs ont besoin d’un minimum de stabilité et de sécurité. Je ne veux pas faire de démagogie mais je viens de voir The Navigators de Ken Loach qui illustre assez bien à quoi peuvent mener certaines destructions d’emplois stables. Au retour au passé, sous le prétexte d’assumer les exigences de l’avenir.

Yann Moulier Boutang : Notre système de protection sociale en France est en train de passer progressivement d’un régime bismarckien (avec cotisations des travailleurs et employeurs) à un système beveridgien financé directement par un impôt universel (montée de la CSG dans le financement de la protection, et exonération systématique des cotisations sociales sur le travail faiblement qualifié). Certain comme Bernard Friot ou la Fondation Copernic voient dans cette évolution un cheval de Troie néo-libéral. D’autres, comme Alain Supiot, estiment que là n’est pas la question, qui est davantage celle de trouver des formes juridiques nouvelles pour protéger toute forme d’emploi et d’activité. De quel côté penchez-vous dorénavant à la lumière de l’évolution de la situation depuis vingt ans ?

Robert Castel : Le mode de financement de la protection sociale à partir du travail et sa gestion par les partenaires sociaux ont représenté selon moi la forme de protection sociale qui assurait le maximum de garanties, et aussi de reconnaissance, aux travailleurs. La retraite par exemple, dans le système « bismarckien », qui était aussi dans une large mesure le système français, est comme un salaire différé, une forme socialisée du salaire qui échappe à la logique marchande et fait retour sous la forme d’un droit à l’existence gagné à partir du travail. Rien n’illustre mieux sans doute le fait que le salaire avait cessé d’être seulement la rétribution d’une tâche accomplie au profit de l’employeur : le salarié travaille aussi pour lui-même, il construit sa sécurité à partir de son travail.
Cependant en raison de la dégradation du travail, du chômage de masse, et aussi de l’évolution démographique, il ne paraît pas possible de conserver exclusivement ce mode de financement de la protection sociale. Bernard Friot par exemple parle des « puissances de salariat », et sa démonstration est assez convaincante pour la période milieu des années quarante-milieu des années soixante-dix. Mais il oublie de prendre acte du fait que depuis le salariat est affaibli et, entre autres, qu’il ne peut plus auto-financer la protection sociale. Si on n’élargit pas l’assise des financements publics, on risque d’être acculé au choix, soit de réduire les couvertures sociales, soit de les financer selon la logique du marché, ou à un mixte de ces deux options. C’est pourquoi le refus de la CSG me paraît politiquement dangereux, et c’est cette intransigeance qui risque de faire le lit du néo-libéralisme et d’ouvrir un boulevard aux assurances privées. L’acceptation de la CSG peut apparaître comme un recul par rapport à la défense du financement de la protection sociale par le salaire indirect. Mais c’est une position de repli qui me paraît nécessaire pour garder l’essentiel : un système public d’assurances dispensant des services aussi étendus et d’égale qualité. Ceci pour la protection sociale. Mais cette position va de pair, du côté du travail, avec l’exigence de protéger aussi les formes nouvelles d’emploi et d’activité. D’une manière générale, je me sens assez proche d’Alain Supiot. Il a bien vu que les transformations profondes de l’emploi exigeaient la recherche de nouvelles formes de protection, et c’est sans doute le grand défi que nous avons aujourd’hui à affronter : ajuster et élargir les couvertures juridiques en fonction des transformations de l’emploi. On pourra revenir sur ce point.

Yann Moulier Boutang : D’autres chercheurs comme Y. Bresson, A. Caillé, A. Negri, P. Van Parijs, J.M. Ferry, U. Beck, C. Offe, M. Aglietta, A. Gorz à partir de 1998 ou moi-même, en tenant, précisons-le, des raisonnements parfois différents, penchent plutôt pour une mutation profonde qui passerait par l’instauration d’un revenu égalitaire, cumulable avec les revenus d’activité, inconditionnel, donc non lié à tel ou tel type d’emploi, ou à un plafond de ressources (quitte à ce que l’impôt reprenne l’intégralité du revenu additionnel crée dans le cas des revenus aisés). Avez-vous réfléchi à la question à nouveau ? Avez-vous évolué sur cette question, car dans le Rapport Belorgey (annexe Laurent Caussat du Conseil d’Analyse Économique), vous êtes invoqué pour repousser l’allocation universelle ?

Robert Castel : C’est une question très délicate, d’abord parce que ce que l’on appelle revenu d’existence, ou allocation universelle, ou revenu minimum, etc., me paraît une nébuleuse assez confuse qui recouvre des positions très hétérogènes et d’esprit très différent ; par exemple j’ai du mal à mettre sur le même plan Y. Bresson et le dernier Gorz. Mais il est vrai que sur le plan des principes j’ai pris des positions très critiques sur ce type de mesures, essentiellement parce qu’elles conduisent à découpler complètement travail et protections. Ce couplage a constitué la dynamique profonde de la société salariale. Il ne s’agit pas de vouloir à tout prix le conserver, mais de peser les conséquences de cette séparation, qui sont considérables. Elle aboutit à renoncer à faire du travail un des fondements de la citoyenneté sociale. À la limite, l’organisation du travail serait renvoyée à la logique économique, tandis que les protections et les droits sociaux seraient accrochés à ce revenu inconditionnel d’existence. On peut donc craindre que ce type de mesures aille dans le sens d’une dérégulation accentuée du marché du travail. Je remarque d’ailleurs que le revirement d’André Gorz – dont l’article de Futurible de 1993 sur le revenu minimum est un éloquent plaidoyer pour une citoyenneté économique et une citoyenneté sociale construites à partir du travail – va de pair avec sa proclamation de « l’exil hors du travail ». C’est une position-limite, mais il me semble que, sous des formes diverses, l’instauration de ce type de revenu est associée à la relativisation de la place que peut occuper le travail comme foyer de constitution de droits sociaux. Explicitement ou implicitement, elle repose sur un diagnostic porté sur la situation actuelle, en fonction duquel la situation du travail est et restera si dégradée qu’il ne peut plus constituer un tel support.
Or ce diagnostic est discutable. La question, me semble-t-il, reste ouverte de savoir si la dégradation à laquelle on assiste depuis une vingtaine d’années va s’accentuer, ou si elle correspond à une mutation du capitalisme qui débouchera sur un nouveau régime stabilisé. L’hypothèse d’un retour à des formes nouvelles de plein emploi et à des formes nouvelles de régulations de l’emploi n’est pas utopique. Elle n’est pas non plus une certitude, mais la conjoncture invite à éviter les mesures qui risquent d’aller dans le sens de la dégradation. Est-ce le cas de toute forme de revenu d’existence ? Il faut discuter sérieusement de cette question. Ainsi je ne vois pas que le médiocre revenu que préconisent certains puisse assurer la moindre autonomie à ses bénéficiaires. Ils seraient obligés de faire n’importe quoi pour arrondir leurs fins d’allocations, ce qui aurait un effet d’aubaine pour certains employeurs et affaiblirait la position des demandeurs d’emploi. Il en irait peut-être autrement avec ce que Gorz appelle un revenu « suffisant » (l’équivalent du SMIC par exemple ?). Mais alors je ne vois pas qui le financerait ni comment, politiquement, on pourrait faire passer une telle mesure dans un pays où il existe un large consensus pour penser que les prélèvements obligatoires ont atteint un taux maximum. On ne voit pas quelles forces progressistes pourraient l’imposer, et on peut plutôt anticiper une « révolte des classes moyennes » de type poujadiste.
Je sais bien, en même temps, qu’aujourd’hui en France des millions de personnes sont éloignées, souvent durablement, de ce que l’Organisation internationale du Travail appelle « l’emploi décent », et que cette situation est intolérable. Suffit-il de relever les minima sociaux, d’ouvrir de nouveaux droits pour les sans droits ? Je n’en suis pas non plus complètement convaincu, surtout dans l’hypothèse pessimiste que la situation continuerait à s’aggraver. C’est pourquoi j’hésite aussi à récuser formellement l’éventualité de quelque chose comme un revenu d’existence. Je dois donc vous prier de m’excuser de ne pas être complètement cohérent, et j’envie ceux qui ont des positions plus assurées dans un sens ou dans l’autre, tout en m’en méfiant un peu.

Yann Moulier Boutang : Question annexe ? Vous vous appuyiez dans Métamorphoses de la Question sociale sur l’analyse conjointe d’A. Gorz et de K. Polanyi sur le premier dispositif national et durable de « droit au revenu d’existence » : le système Speenhamland. Après lecture du chapitre que je consacre à cet épisode emblématique dans mon livre sur le salariat, verriez-vous les choses de la même façon ?

Robert Castel : Après ce qui précède, on comprend que j’aie émis une opinion critique sur ce système de Speenhamland, qui a effectivement représenté la première tentative d’instauration d’un revenu d’existence dans l’Angleterre de 1795. La manière dont il a fonctionné m’a paru confirmer mes réticences puisque, comme le dit le Rapport de la Commission Royale de 1834 que vous citez vous-même, il a permis aux employeurs de « réduire les salaires au minimum, voire même moins que ce qui était nécessaire à l’entretien d’un célibataire, et de décharger sur les autres le payement d’une partie (…) du salaire effectivement versé aux travailleurs ».
Cela dit, il est vrai que certaines des critiques adressées au Speenhamland Act sont discutables, elles sont d’ailleurs le plus souvent le fait d’économistes libéraux comme Malthus ou Ricardo qui s’y opposent parce qu’il fait obstacle au libre déploiement du marché. Il est vrai aussi que je manque des compétences économiques nécessaires pour évaluer sur ce plan les effets du dispositif. Mais je pense que le fond de notre différence d’interprétation tient à ce que j’ai une position très « polanyienne ». Je crois, à la suite de Polanyi, que le marché peut et doit être domestiqué de l’extérieur, et c’est ce qui s’est produit plus tard, le marché a été au moins partiellement hétéro-régulé par des forces sociales (une classe ouvrière organisée et des interventions de l’État). Il me semble que le système de Speenhamland ne va pas dans ce sens et qu’il serait plutôt d’inspiration « sociale-libérale » : il indemnise des victimes de l’instauration d’une économie de marché, il ne tente pas de domestiquer le marché. Mais j’avoue que cette position peut être idéologique, je suis séduit par les thèses de Polanyi, mais je suis incapable de les argumenter sur le plan économique.

Yann Moulier Boutang : Une des tendances profondes de la législation sociale néo-libérale n’est pas seulement d’essayer de restaurer l’incitation au travail (activation des dépenses de chômage, raccourcissement et dégressivité des prestations) mais fait place aussi à une plus grande individualisation par rapport à la familialisation des droits de l’époque Beveridge-Keynes. Comment pensez-vous la question de l’individu, de la société et des formes collectives de sécurité ?

Robert Castel : C’est sans doute la question fondamentale. Je pense de plus en plus que le cœur de la « grande transformation » actuelle, pour continuer à me référer à Polanyi, c’est cette puissante dynamique d’individualisation, ou de dé-collectivisation que l’on a déjà évoquée et qui travaille en profondeur de larges secteurs de notre société, et au premier chef le domaine du travail : individualisation des tâches, des parcours professionnels, des trajectoires de vie, etc. Ce processus joue aussi au niveau des droits. On a parlé d’une balkanisation du droit du travail ; une part de la protection sociale décroche des couvertures universalistes pour cibler des populations particulières qui sont de plus en plus traitées sur le mode du suivi personnalisé, le traitement du chômage s’individualise (cf. l’instauration récente du Pare), etc. Nous devenons de plus en plus une « société d’individus » comme avait commencé à le comprendre Norbert Elias. Quelles sont les conséquences de ces transformations en termes de sécurité ? Ce que l’on ne saurait oublier, c’est que la plupart des individus dans la société salariale avaient été sécurisés par leur participation à des régulations collectives, conventions collectives, juridictions collectives du droit du travail et de la protection sociale. D’où le fait que la dé-collectivisation -individualisation se paye aussi fréquemment d’une dé-sécurisation. Je pense que c’est la difficulté cruciale que nous avons aujourd’hui à affronter. Comment sécuriser des trajectoires menacées par la précarité ? Ou encore, comme le dit Alain Supiot, donner un statut véritable au travailleur mobile ?
Mais ces questions sont tellement énormes – d’autant qu’elles ne touchent pas seulement le domaine du travail – que l’on hésite à poursuivre. Ce n’est pas seulement parce qu’il faudrait des pages et des pages. C’est surtout parce qu’il s’agit de chantiers ouverts et qu’il n’y a pas à ce jour – du moins je n’en ai pas – de réponses assurées. Il me semble qu’il faudrait réfléchir principalement dans deux directions. Première piste, du côté du droit. Des propositions comme celles d’Alain Supiot paraissent particulièrement intéressantes : rattacher des droits sociaux aux individus eux-mêmes, de sorte qu’ils soient « couverts » au long de leur vie, alors même que leur trajectoire serait mobile, discontinue, voire chaotique. Mais il faut ajouter que l’on ne voit pas clairement – en tout cas je ne vois pas – comment on pourrait instrumentaliser concrètement de telles exigences. Par exemple la notion de « droits de tirage sociaux » est très séduisante, mais comment seraient-ils financés, qui les distribuerait, par quelle(s) instance(s) seraient-ils garantis ?
La deuxième piste est la question de nouveaux collectifs, ou de nouveaux modes de collectivisation. L’affaiblissement des collectifs classiques de lutte comme les syndicats est un fait (ce qui ne veut pas dire qu’il faut les enterrer, tout au contraire). De nouvelles formes d’action collective, en particulier celles des groupes qui sont actuellement exclus des droits fondamentaux, portent une partie des espérances de pouvoir redresser la situation. Ici aussi il faudrait beaucoup de temps pur évaluer leurs chances, et je ne suis pas le mieux placé pour le faire. Compte tenu de la puissance des forces qui représentent « l’autre camp » (le capitalisme financier international, etc.), je ne suis pas très optimiste, mais je souhaite me tromper. On peut aussi se dire qu’il faut donner du temps au temps, et que quelqu’un qui aurait tenté d’évaluer les chances du prolétariat au milieu du XIXe siècle n’aurait pas été (sauf Marx peut-être) très optimiste, alors qu’ensuite le prolétariat ne s’en est pas trop mal tiré.

Yann Moulier Boutang : Le Rapport Belorgey, qui a examiné la question d’une allocation universelle, l’a soigneusement écarté, soit pour des raisons ethiques de défense du travail, soit pour des raisons économiques (peur d’une diminution de l’incitation à l’insertion dans le salariat, coût jugé péremptoirement non finançable et, encore mieux, inconstitutionnel). Mais des économistes beaucoup plus « prudents » et soucieux d’orthodoxie financière (tels R. Atkinson ou F. Bourguignon) envisageait une telle transformation de l’État-Providence. Le gouvernement Jospin, en créant la Prime pour l’Emploi (PPE), réservée aux familles comptant un actif, en rejetant même la très modeste proposition R. Godino d’une cumulativité dégressive du RMI et de l’emploi jusqu’au niveau du SMIC, n’a-t-il pas laissé passer une occasion historique ?

Robert Castel : J’ai personnellement défendu les propositions de Roger Godino, qui sont effectivement fort modestes et de portée limitée. Mais elles me paraissent avoir le mérite de maintenir un lien entre les politiques qui se sont développées depuis les années quatre-vingt au nom de l’insertion, en particulier le RMI, et la problématique du retour à l’emploi. L’insertion est une notion que l’on peut discuter, qui n’a pas donné à ce jour des résultats merveilleux, mais qui contient des dimensions intéressantes qui n’ont pas été complètement déployées. C’est l’idée que les personnes se trouvant en difficulté du côté de l’emploi ont un droit, non seulement à une indemnisation mais à une aide effective pour qu’ils puissent remettre le pied à l’étrier. Mais cet « impératif national », selon l’article un de la loi sur le RMI, a été très faiblement mis en œuvre, abandonné le plus souvent aux travailleurs sociaux qui font ce qu’ils peuvent, mais avec de faibles relais sur l’extérieur, en particulier du côté des entreprises. Tout ce qui peut aider à « sortir » vers l’emploi me paraît bon à prendre, et les propositions de Godino vont dans ce sens, même si c’est d’une manière timide. J’ajoute, puisque nous discutons d’un revenu inconditionnel, que l’une de mes réserves principales à l’égard de cette inconditionnalité c’est qu’elle conduit à enterrer, à mon sens prématurément, la notion d’insertion. Il reste l’indemnisation sans l’accompagnement, qui peut être instrumentalisé d’une manière ambiguë, mais qui porte aussi des potentialités positives, surtout si l’on parvient à engager les entreprises.
Ceci dit je suis d’accord que des mesures de ce type ne vont pas au fond du problème. Mais quel est ce fond ? Il serait à mon sens de savoir si le retour à de formes nouvelles de plein emploi est possible. C’est à l’aune de cette éventualité que l’on pourrait évaluer la portée des mesures à prendre. Dans un contexte de quasi plein emploi il pourrait être possible d’imposer des mesures plus énergiques, de véritables politiques de l’emploi pour consolider les nouveaux emplois qui seraient créés. Mais comme je l’ai déjà dit cette éventualité est incertaine et en attendant il faut agir. Dans que sens ? J’ai tendance à privilégier les mesures qui me paraissent aller dans le sens du retour à l’emploi, type Godino, et non celles qui me paraissent obéir à une logique toute différente, type revenu inconditionnel d’existence. Mais, comme je l’ai déjà dit aussi, dans une conjoncture incertaine il est difficile d’avoir des positions dogmatiques.

Yann Moulier Boutang : Dans les principaux syndicats et dans les partis politiques, voyez-vous une évolution à l’œuvre autour de la question du revenu d’existence ?

Robert Castel : Je répondrai très succinctement, car pour être précis il faudrait être très au fait des positions et de l’évolution des différents partis, syndicats et organisations, ce qui n’est pas mon cas. Mais globalement et pour rester dans le fil de notre propos, on pourrait dire que les « chances » d’un revenu inconditionnel augmentent au fur et à mesure que l’on paraît s’installer dans des situations plombées par le chômage de masse et la création d’emplois très précaires (ce que confirmerait, je crois, l’évolution des syndicats de chômeurs). À l’inverse je ferai l’hypothèse qu’elles diminueraient dans une conjoncture économique et sociale plus favorable qui permettrait une mobilisation plus forte autour de l’emploi. Beaucoup de choses se jouent et se joueront sur le rapport de force entre les salariés et le patronat. Dans les périodes marquées par le chômage de masse, le chantage au chômage et la précarisation des emplois, il est complètement défavorable aux salariés, et c’est ce que l’on observe depuis plus de vingt ans. Si le rapport entre l’offre et la demande sur le marché du travail s’inversait, le rapport de force pourrait aussi s’inverser – mais sans que là non plus il s’agisse d’une certitude car un rapport de force n’est pas un équilibre mécanique, il passe aussi par la mobilisation, les capacités d’organisation, les luttes sociales, etc.

Yann Moulier Boutang : Quelle inflexion majeure croyez-vous qu’il soit possible de construire dans le droit social en fonction de l’évolution actuelle du capitalisme, ce que nous appelons, nous, le basculement dans le troisième capitalisme ?

Robert Castel : Tout d’abord je trouve cette réflexion sur le « troisième capitalisme » ou sur le « capitalisme cognitif » extrêmement importante et je suis convaincu par votre démonstration que le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication participe bien d’une mutation décisive du capitalisme contemporain. Si je peux me permettre un compliment, je dirai que je trouve particulièrement remarquable qu’après avoir fait l’archéologie du rapport salarial moderne dans De l’esclavage au salariat (la théorie du salariat bridé), vous donniez les clefs pour faire la théorie de ses développements « post-modernes ». Cette phase actuelle représente une véritable explosion du rapport salarial classique puisque l’opérateur fonctionnant en réseau peut être complètement affranchi de son inscription spatio-temporelle dans une équipe directement assignée à des tâches collectives.
Cependant on doit aussi s’interroger sur la place et la position qu’occupe ce secteur de la « nouvelle économie », ou de la « net economy » par rapport au système complet des échanges et des autres modalités de la division du travail. Il s’agit du secteur le plus innovant dont le dynamisme « tire » la croissance et ébranle l’équilibre des autres secteurs. Mais cette dynamique n’est pas hégémonique et il ne semble pas qu’elle puisse le devenir, en tout cas à moyen terme. Autrement dit, vu sous l’angle de la problématique de l’emploi, l’effet des transformations actuelles paraît être d’imposer une coexistence (pas nécessairement pacifique) de formes hétérogènes de relations de travail : travail plus ou moins informel, petits boulots, emplois intermittents, rapport salarial fordiste, rapport fordiste dégradé, statut de la fonction publique, etc., et, au bout de la chaîne de la modernité, ces relations de travail nouvelles qu’accomplissent les travailleurs de l’immatériel qui ne sont plus à proprement parler des salariés parce qu’ils ne sont plus dans un rapport de subordination directe avec leurs donneurs d’ordre, et qu’ils produisent des informations qui circulent d’une manière instantanée, et non des marchandises matérielles accumulables et stockables.
Je rappelle cette extraordinaire diversité des formes de travail et de rapports au travail pour souligner la difficulté de redéployer le droit social dans cette conjoncture. Négativement, on peut dire qu’il est exclu de maintenir ou de restaurer un statut hégémonique de l’emploi protégé, comme ce fut approximativement le cas dans la société salariale. Si donc les conditions d’emploi ne sont plus assez homogènes pour supporter des régulations générales, se trouve justifiée la proposition déjà discutée (question 7) de raccrocher les droits sociaux à la personne du travailleur plutôt qu’aux conditions de travail. Mais, sauf à faire du travailleur une entité abstraite, il faudrait néanmoins connecter ces droits de la personne aux conditions dans lesquelles ils s’exercent. Par exemple, ce ne sont pas les mêmes régulations qui sont nécessaires pour sécuriser des travailleurs hyper-mobiles dont la trajectoire professionnelle est discontinue, et des salariés qui conservent un emploi stable, dont j’ai fait l’hypothèse qu’il ne s’agissait pas nécessairement d’une structure obsolète. Pour en venir à la dernière catégorie des « travailleurs de l’immatériel » qui représentent l’ultime péripétie de l’histoire du salariat jusqu’au point où la structure même du salariat paraît abolie ou quasi abolie, il faudrait sans doute imaginer des dispositifs de sécurisation qui soient eux aussi nouveaux et spécifiques. Il se peut que dans ce cas la solution que vous préconisez de leur allouer une forme de rente inconditionnelle soit la réponse adéquate (cf. « Richesse, propriété, liberté et revenu dans le capitalisme cognitif », Multitudes, n°5). En effet, s’ils ne sont plus vraiment des salariés dont le travail est approprié par un employeur, s’ils créent des richesses informationnelles et communicationnelles qui ne sont pas commercialisables dans la logique du marché, le moyen de leur donner la liberté de produire et d’enrichir le patrimoine social peut être de les faire participer à la propriété sociale sous la forme d’un revenu d’existence sans contreparties mesurables selon les critères ordinaires (marchands) de la productivité. Mais même s’il en allait bien ainsi, ce type de réponse ne vaudrait pas nécessairement hors du cadre de ce type très spécifique d’emplois. On ne voit pas en effet pourquoi il se justifierait par exemple pour les formes de salariat rétribuées et sécurisées par les régulations classiques du droit du travail et de la protection sociale.
Je suis conscient, en suggérant des réponses pluralistes à la question essentielle du redéploiement du droit social, de poser des problèmes difficiles à affronter au lieu d’apporter des solutions clés en main. Mais il me semble qu’il s’agit de questions à ce jour encore ouvertes et auxquelles chacun d’entre nous est convié à réfléchir plus avant.

7 février 2002.