A l'entour de la régulation. Débats et controverses.

Régulation et ” compromis fordiste”

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Les mondes éloquents ont été perdus.

René Char, Le marteau sans maître.

Place, formes et dynamique des luttes sociales font problème dans les analyses, proposées par l’ «Ecole de la régulation», de la phase d’expansion après 1945. Il ne s’agit pas d’opposer un historicisme du mouvement ouvrier à des concepts synthétisant une époque et un type de rapports sociaux. Bien au contraire. La question, au travers des faits eux-mêmes, porte sur la validité de la méthode, la rationalité des analyses. Celles-ci, pour résumer, font-elles intervenir le «compromis fordiste» comme un élément préalable, à l’origine du «cercle vertueux de la croissance» ? Ou bien, constatation de méthode, la «régulation» à l’oeuvre dans cette phase a-t-elle produit une sorte de «compromis» ?
Origine, ou conséquence? Les deux versions existent chez les auteurs. Cette ambiguïté de méthode limite la validité des analyses en terme de régulation; elle obscurcit les relations entre actions collectives (plus ou moins) conscientes et évolution des situations politiques.

Origine et conséquence

Une ambition centrale réside en une synthèse dépassant les limites de l’histoire et celles de l’économie : «ils s’inscrivent précisément, explique R. Boyer, dans la recherche de formulations théoriques, relativement simples mais suffisamment riches pour rendre compte d’une dynamique de moyenne ou même de longue période[[Robert Boyer (sous la direction de) : Capitalisme .fin de siècle, PUF, 1986, 268 p.». Cependant, malgré les éléments apportés, sur tel pays ou tel aspect, «on peut se demander, avec S. de Brunhoff, si la notion de «régulation» permet vraiment d’intégrer l’économie et l’histoire»[[Suzanne de Brunhoff : “Sur la notion de régulation”, in Actualité du marxisme tome I. p. 317-320 (Actes du colloque tenu à Lille 26-28 avril 1980), éd. Anthropos, 1982. : avons-nous affaire à une équation d’équilibre à l’image de celle du Livre II du Capital de Marx, nouvelle certes, ou à l’analyse concrète de la situation ?
Nombre d’analyses de l’«Ecole» se lisent comme une synthèse historique. «A l’origine du cercle vertueux productivité-croissance – investissement-consommation, deux caractéristiques essentielles des relations du travail, écrit R. Boyer : acceptation par les travailleurs et leurs organisations syndicales de l’impératif de modernisation, laissée à l’initiative de la direction des entreprises ; concentration des conflits du travail sur les augmentations du salaire nominal de sorte qu’elles varient en conformité avec les gains de productivité attendus et l’inflation»[[R. Boyer (sous la direction de) : La flexibilité du travail en Europe, éd. La Découverte, 1986, p. 15.. A l’origine, et non pas «corrélativement», ni «en conséquence» …
Tous les auteurs participant du courant ne partagent pas cette option; mais elle semble dominante. Les textes abondent. Certains facilitent, par leur souci de rigueur, analyse et discussion de méthode. Ainsi H. Bertrand souligne: le «modèle d’après-guerre était un puissant facteur de cohésion sociale (…) il offrait en permanence une solution aux conflits sociaux, à la vieille «lutte des classes» (…) Coûts pour certaines entreprises, elles étaient nouveaux marchés pour d’autres, champ d’accumulation pour toutes»[[Hugues Bertrand: “France, modernisations et piétinements”, in Capitalisme fin de siècle, op. cil. p. 85.
. Sa définition des «conditions pour qu’une telle mécanique fonctionne correctement» mérite qu’on s’y arrête : «les luttes des travailleurs devenaient des mécanismes constitutifs du système participant à sa régulation, leurs revendications, des jalons dans un cheminement rapide et prévisible. Salaires et profits étaient solidaires» (id. p. 86).
Ces conditions d’existence de ce «cercle vertueux», on le comprend, ont un statut théorique primordial: le «type idéal» dit «compromis fordiste» se définit par quelques critères qui intègrent, par-delà leurs différences, un grand nombre d’économies nationales durant «les trente glorieuses[[Dans La flexibilité du travail en Europe (op. cité), des auteurs différents examinent le cas de la France (Pascal Petit), du Royaume-Uni (Terry Mard), de l’Irlande «Miceal Ross), de la Belgique (Geert Dancet), de l’Italie (Enrico Wolleb), de la RFA (Gerhard Leithaüser).
Dans Capitalisme fin de siècle (op. ciL) sont étudiés les cas des Etats-Unis (M. Aglietta), de la France (H. Bertrand), du Chili (c. Ominami), du Venezuela (R. Hausmann et G. Marquez).
» ; si des défauts apparaissent à ce niveau général de définition conceptuelle, tout l’édifice peut en paraître atteint. Prenons donc le temps de les lire et les analyser.
«- Tout d’abord, qu’un certain équilibre existât entre travailleurs et patrons, salariés et employeurs, donc que les travailleurs fussent organisés et à même de peser collectivement sur leurs revendications.
– Que les gains des uns, acquis par la lutte ou tout autre moyen, pussent profiter à l’ensemble : conventions collectives, SMIG, rôle homogénéisant des centrales et fédérations syndicales. Certes l’inégalité demeurait la règle, y compris entre travailleurs, mais la «progression» était, elle, presque générale.
– Que les entreprises pussent répercuter l’augmentation éventuelle de leurs coûts (…) dans leurs prix. La croissance rapide avait pour effet de rendre en apparence homogène une situation en réalité très hétérogène.
– Que ne fussent pas remis en cause dans ces luttes les principes mêmes de réorganisation des tâches et de division du travail qui étaient à la base des gains de productivité industriels : ce fut généralement le cas en France parce que ceux qui étaient le plus directement affectés par ces transformations (O.S.) n’étaient pas les mieux placés pour les combattre, les mieux organisés dans le mouvement syndical» (op. cit. p. 85).
Nous examinerons ces éléments, laissant de côté le troisième, plus proprement économique, dont dépend toute l’analyse de l’inflation notamment. Les trois autres, à des titres divers, nous paraissent contestables. Ils tournent autour de deux idées : les travailleurs auraient eu les moyens de tirer parti de la situation économique ; pendant ce temps, le patronat était assuré de ne pas voir remis en cause son mode de direction de l’économie.
Pour ne pas caricaturer, prenons pour acquis qu’il a fallu du temps avant d’arriver à cet «équilibre entre travailleurs organisés et patrons». H. Bertrand s’explique bien nettement: cet «équilibre» est une condition de la «mécanique» ; on peut donc en conclure que sa mise en place produit rapidement l’équilibre du rapport des forces, lequel permet que «les gains des uns pussent profiter à l’ensemble». Cette question recoupe étroitement le problème de la périodisation : la phase du «cercle vertueux de la croissance» ne peut pas commencer trop tôt avant ni trop tard après.
Le second élément désigne un accord politique, il semble précisément daté ; mais la formulation donnée par H. Bertrand relève d’une appréciation empirique du contenu des luttes, «ne remettant pas en cause les principes mêmes de réorganisation des tâches et de division du travail qui étaient à la base des gains de productivité industriels». Nous voilà renvoyés au problème de périodisation : quels éléments permettent-ils d’affirmer que les patrons sont maîtres, pendant un certain temps, de leur façon de diriger ?
Si le concept de «régulation», défini par R. Boyer et H. Bertrand, est bien représentatif de la phase des «trente glorieuses», ces deux éléments constitutifs doivent aussi intervenir comme donnant son essor et sa cohérence à toute cette phase, permettant d’en désigner le début et la fin.

Une périodisation étonnante

Premier problème : à partir de quand le rapport de force fait-il profiter les travailleurs, dans leur ensemble, des fruits de l’expansion, la «progression générale» alimentant celle-ci ? Nous ne chercherons pas à retracer l’histoire de toute cette période: Plan Marshall, reconstruction au sens strict, guerres coloniales, démarrage de la CECA et de la communauté européenne, début de la phase d’expansion, effets sur le mouvement syndical[[Michel Launay: Le syndicalisme en Europe, Imprimerie nationale, 1990 (3ème partie. p. 333 et stes.
Pierre Cours-Salies : La CFDT, pratiques syndicales et débats stratégiques depuis 1947. thèse de Doctorat d’Etat en science politique. 1988 (lère et 2ème parties); tiré de celle-ci La CFDT, un passé porteur d’avenir. éd. La Brèche. 1988. 476 p.. Nous nous contenterons de reprendre la situation au coeur des années soixante, que l’ «Ecole de la régulation» met au centre de la phase la plus nette du «cercle vertueux». Il n’est en effet pas possible d’oublier que, sur fond de relatif plein emploi, celles-ci sont accompagnées du discours «néo-capitaliste» : grâce aux techniques keynésiennes, le capitalisme aurait appris à réguler ses investissements pour éviter les à-coups des crises cycliques[[André Gorz : Stratégie ouvrière et néo-capitalisme. éd. Seuil, 1964. Ernest Mandel: “L’apogée du néo-capitalisme et ses lendemains”, Temps Modernes, août-sept. 1964.. Ce n’était pas simple discours de propagande: sans aller plus loin, lu sur le moment comme un «roman sociologique», le livre de Georges Perec, Les choses, édité en 1965, témoigne, montrant des jeunes diplômés, du type «cadres moyens» ou enseignants, aux prises avec une passion unique, absorbés par les choses, au travers desquelles ils trouvent les seuls reflets de leur «personnalité». Mais, pour vrai qu’il soit, ce phénomène peut difficilement caractériser la situation d’ensemble des travailleurs.
Deux bilans, à l’époque, le démontrent : Le partage des bénéfices, édité en 1966 par un groupe de sociologues sous la direction de Pierre Bourdieu; Origines et espoirs de la planification française, de Claude Gruson, édité au deuxième trimestre 1968[[Darras : Le partage des bénéfices, sous la direction de Pierre Bourdieu, préface de Claude Gruson, éd. de Minuit, 1966, 444 p.
Claude Gruson : Origine et espoirs de la planification française, éd. Dunod, 438 p..
Cela a été confirmé depuis: «Une étude du CERC : la dispersion et les disparités de salaires en France au cours des vingt dernières années» (Economie et statistiques n° 80, juillet-août 1976, p. 83-89, notamment graphique p. 89); «Le modèle Das : un instrument d’analyse de la dynamique des salaires annuels» (Statistiques et études financières n° 45, 1980, 45 p., notamment p. 19-28); «Quatrième rapport de synthèse» (1960-1983), 1985, 280 p., notamment p. 76-79).. Dans Le partage des bénéfices, il est montré à la fois la croissance économique depuis vingt ans et «l’avenir incertain», «le désenchantement», «les disparités». Claude Gruson, dans son propre ouvrage, note que «l’éventail des rémunérations au cours des vingt dernières années s’est presque constamment élargi» (op. cit. p. 183).
Une autre série d’indices vient confirmer cette hypothèse d’une croissance qui ne profite pas «à l’ensemble» : les revendications débattues durant ces années-là. D’une part, la procédure Toutée, mise en place à l’issue de la grève des mineurs de 1963, vise à contrôler la perte du pouvoir d’achat des salaires eu égard aux prix; elle pourrait illustrer l’idée d’une préoccupation uniquement tournée vers les salaires, mais elle n’existait pas avant cette grève que le Général de Gaulle n’arriva pas à briser par une menace de «réquisition». D’autre part, contradictoire de l’idée d’une «progression presque générale», la formulation revendicative au sujet du SMIG : après discussion, les confédéraions CGT et CFDT s’accordent, au début 1966, pour exiger une augmentation de 50% du SMIG, afin de lui faire rattraper le retard accumulé sur le salaire ouvrier moyen depuis 1957. Car les écarts s’accroissaient entre les «laissés-pour-compte de l’expansion» et les travailleurs mieux lotis, dans les grandes entreprises[[P. Cours-Salies: La CFDT, un passé porteur d’avenir, op. cil. chap. 5 et 6.. Ce sera la grève générale de 1968 qui, dans le sens réclamé par la CGT et la CFDT, amènera une augmentation de 35% du SMIG et de 10% au moins de tous les autres salaires, donnant ainsi une forte impulsion à la réduction de l’éventail hiérarchique des situations parmi les salariés et à la consommation de masse.
Ces éléments demeurent étrangement sous-estimés dans les analyses de l’ « Ecole de la régulation». Peut-être celles-ci se sont-elles appuyées sur une périodisation bizarre. En effet, pour rendre compte de la phase d’expansion, H. Bertrand comme R. Boyer retiennent les dates de 1958 à 1974 ou de 1959 à 1973. Sans doute cela est-il commode pour observer la réalité économique de la fin de la récession américaine de 1957 à la crise de 1974 ; mais cette longue phase englobe, pour la France tout au moins, la grève de Mai 68, dont les effets se confondent ainsi avec la situation antérieure. Mai 68, qui n’est tout de même pas l’image même de la «régulation» !
Précisons l’erreur de perspective à laquelle nous serions conduits en nous contentant de la périodisation 1959-1973. De 1958 à 1968, disions-nous, le salaire ouvrier moyen augmente plus que le coût de la vie, alors que le SMIG, qui perd 12 ou 17% (selon les calculs) par rapport au coût de la vie, accumule en même temps un gros retard sur le peloton de tête des salaires ouvriers et employés. Après Mai 68, au contraire, tendance à l’homogénéisation des situations. Pascal Petit note ce fait et donne une interprétation: «1950-1968, période de transition vers la société salariale où l’Etat joue un rôle primordial» (La flexibilité, op. ciL, p. 46). En venons-nous, ainsi, à une phase d’expansion au sens de la «régulation» qui débuterait en 1968 ? Cela semble bien le cas si on prend pour critère les effets sociaux et salariaux présentés comme ceux du «cercle vertueux de la croissance». Mais, que ferons-nous de la phase 1945-1968 ? H. Bertrand, pour sa part, affirme le contraire: «au moment où il atteignait son apogée en France, à la fin des années soixante, le modèle économique d’après-guerre rencontrait aussi ses premières épreuves» (op. cit. p. 86). La «régulation» aurait donc atteint son «apogée» quand elle provoquait un grand éclatement des situations ouvrières ? Cela contredit la définition, déjà citée, donnée par le même H. Bertrand … *

Des exceptions croisées

Nous voici loin d’une analyse qui rende compte des «trente glorieuses», ou d’explications couvrant la phase 1945-1975 par le «cercle vertueux de la régulation». Du moins pour ce qui concerne les analyses du cas français. Mais, nous allons le VOIr, les autres pays européens s’avèrent autant d’exceptions. L’ensemble produit un effet inattendu.
R. Boyer présente quelques pays, dans La flexibilité du travail. La BelgIque est «un contexte où les travailleurs ne mettent pas en avant de revendications de nature structurelle» (op. cit. p. 26). Sans doute ce jugement correspond-il à la phase 1960-69, âge d’or d’une «programmation sociale» ; mais celle-ci ne s’est instaurée qu’après la grande grève de 1960, menée par une aile syndicale radicale sur le plan de ses exigences, sur le «contrôle ouvrier», sur le rejet des plans patronaux de rentabilisation et sur l’autonomie de la Wallonie[[Citons un extrait des positions défendues par André Renard, secrétaire de la FGTB, en 1956 : «Nous sommes en économie dirigée ; mais ceux qui la dirigent, c’est-à-dire les deux cents «hommes» des holdings, la dirigent mal. Ils la dirigent mal parce qu’ils ont en vue des intérêts particuliers et non l’intérêt général (…) Si nous laissons notre économie entre les mains de ceux qui la tiennent (…) nous risquons surtout de connaître dans un avenir plus ou moins proche, de graves dépressions. de profonds malaises» cité par Robert Moreau, in Combat syndical et conscience wallonne. Du syndicalisme clandestin au Mouvement Populaire Wallon (1943-1963). éd. Vie Ouvrière, Bruxelles. 1984, p. 51. ; en 1970, après la grève du Limbourg, les exIgences de mesures structurelles sur l’emploi et de contrôle ouvrier s’affirmèrent à nouveau (op. cil. p. 115-116). Les remarques sur l’Italie ne sont pas moins étonnantes : «ce n’est qu’en 1970 que la loi sur le statut des travailleurs donne une formalisation légale et une institutionnalisation d’un rapport salarIal (…) Après avoir été en retard, l’Italie se trouverait en avance à partir des années soixante-dix» (op. cit. p. 27). L’année charnière : 1969, «l’automne chaud», où des conseils d’usine ont imposé tout à la fois l’unité d’action et la présence d’une force ouvrière autonome dans les entreprises. Avant cela, «les années de grand développement (1953-1963) ont été marquées par le choix d’une économie libérale, par l’ouverture des échanges, par la stabilisation monétaire et par l’exclusion des syndIcats de la vie économique et politique» (op. cit. p. 155). Dans le cas de l’Espagne à partir de 1960, remarque R. Boyer, «le paradoxe est sans doute que s’établisse un mode de développement centré sur la production et la consommation de masse, sans compromis explicite quant au partage des gains de productivité à l’échelle nationale» (op. cit. p. 27). Nous trouvons des exceptions, rarement des «compromis», ou alors durant des périodes de cinq ou dix ans, bien plus courts, en tout cas, que la phase à étudier.
La RFA est, pour sa part, présentée comme éloignée du «type idéal» de la «régulation» : «ce n’est qu’à partir de la fin des années soixante, selon R. Boyer, que la logique fordienne connaîtra un essor véritable» (op. cit. p. 27). Surprenant! On serait plutôt tenté ici de suivre l’analyse d’Udo Rehfeld : il montre, à l’issue .des mobilisations des années 1947-1949, une sorte de «co-détermination» (mal traduit par «cogestion») – réduite, au-delà de la sidérurgie et des mines- : aux deux niveaux des conseils d’entreprise et des fédérations de branche se sont toutefois mises en place des relations de «compromis». Dans le cadre politique de «l’économie sociale de marché», «on reconnaît là, écrit U. Rehfeld, des traits essentiels du modèle d’accumulation fordiste[[Udo Rehfeld : “Les syndicats allemands et la modenisation technologique”. in Les syndicats européens à l’épreuve sous la direction de G. Bibes et R. MouriamZ, Presses de la FNSP, 1990, 292 p.». Illustration curieusement frappée de dénégation.

Une reconstitution après coup

Il est temps de conclure cette énumération. Ces exemples, multiples, tendent à invalider les éléments constitutifs du concept, les deux cités par R. Boyer ou les quatre par H. Bertrand. Cela n’exclut pas, notons-le avec R. Boyer, que «les trente glorieuses s’interprètent comme le premier exemple d’une évolution à peu près synchronisée et aussi rapide des normes de production et de consommation, évitant de faire de la suraccumulation le risque tendanciel et de la récurrence de dépressions le seul moyen d’ajustement[[R. Boyer : La théorie de la régulation.. une analyse critique. éd. La Decouverte. 1986. 143 p.». En revanche, autant de pays, autant de cas qui échappent au modèle supposé propre à instaurer le «cercle vertueux de la croissance, la régulation». Autrement dit, ce n’est pas dans une forme de «compromis» que se trouve l’origine de la phase d’expansion ; même si celle-ci a joué un rôle d’institutionnalisation des relations sociales, elle doit sans doute être elle-même en partie le résultat de combats qui ne visaient pas a priori le «compromis» mais lui firent prendre son essor.
Les exemples en témoignent: en Belgique, en Italie, en France, en RFA, la mise en place de relations dites «fordistes» fait suite à des luttes sociales importantes à la Libération; des luttes imposées par la base contre les appareils syndicaux ont eu lieu, inversement, autour de l’année 1968, là où des accords garantissant la «paix sociale» s’étaient mis en place durant les années soixante. On peut en avoir confirmation en relisant les travaux d’un colloque tenu en 1971, «Les conflits sociaux en Europe[[Sous la direction de Guy Spitaels : Les conflits sociaux en Europe, éd. Marabout, 1971, reprend les rapports et les interventions de la Semaine de Bruges. 25-27 mars 1971, consacrée à la crise des relations industrielles en Europe. 318 pages. ». Les titres des contributions sont explicites: «Les grèves spontanées de l’automne 1969 dans la RF.A.» ; «La Suède, les grèves non officielles» ; «GrandeBretagne : la rupture, mouvements spontanés ou “sauvages”» ; «Belgique : la crise des relations industrielles, la rupture, les mouvements spontanés ou “sauvages”».
Les pays qui avaient vu s’instaurer une sorte de «compromis» durant les années cinquante ou soixante voient éclater une crise de leur mouvement syndical à la fin des années soixante. La France n’était pas dans ce cas. Elle a un syndicalisme apparemment renforcé et plutôt assuré après la grève générale de 68. Les propos d’Eugène Descamps, de Jean-Daniel Reynaud ou Gérard Lyon-Caen, lors du Colloque de Bruges de 1971, en portent la trace[[Eugène Descamps : “La France. Pratique syndicale, action directe et mouvements spontanés ou sauvages” (op. cil. p. 74-90). Jean-Daniel Reynaud: “Synthèse. Unité et diversité” (op. cil. p.189-208). Gérard Lyon-Caen: “La participation par le contrôle” (op. cil. p. 262-273).
. «La prétendue révolte contre la «bureaucratie» en France (…) révélait une impatience bien naturelle devant la faiblesse des résultats», note Jean-Daniel Reynaud (op. cil. p. 200) ; il signale comment le mouvement de Mai a remis en avant des revendications «qui n’étaient pas reconnues comme négociables (salaires au rendement, formes d’autorité, organisation de l’atelier, etc.)». Contredisant ainsi jusque dans le détail les quatre éléments du concept de «régulation» proposés par H. Bertrand, cette analyse précise comment la mise en cause des conditions de la production, explicitement exclue pour permettre «le cercle vertueux de la croissance», accompagne le moment où les acquis des plus avancés «profitent à l’ensemble». Gérard Lyon-Caen propose de lier étroitement revendications avec l’exigence d’une «participation par le contrôle», qui suppose d’exiger de nouveaux droits pour pouvoir opposer au pouvoir patronal les propositions élaborées par les salariés avec les syndicats. Eugène Descamps, rappelant son désaccord avec ceux qui semblent attendre «du partenaire syndical qu’il garantisse la paix sociale une fois obtenu un bon accord», réaffirme la conception qui a permis à la CFDT de faire mûrir le «mouvement de Mai» et de se renforcer au travers de cette lutte : «les travailleurs ne doivent plus être pris pour les objets de la machine économique. Ils ont leur mot à dire à tous les niveaux de la société, de l’entreprise jusqu’à l’Etat» (op. cil. p. 82). Selon lui, «l’amélioration immédiate des conditions de vie des travailleurs ne doit pas faire disparaître l’action revendicative qui s’assigne comme objectif la transformation radicale de la société» (id. p. 90).
Si la phase du véritable «cercle vertueux de la croissance» commence en France après 1968, pour reprendre la version de Pascal Petit, on remarque qu’elle ne comporte pas l’absence de remise en cause de la façon dont le patronat dirige l’économie, organise la production. Pour cet exemple connu, nous ne sommes pas loin de la reconstruction mythique de la réalité historique effective. Ce qui amène tout naturellement à une dernière notion des auteurs de l’Ecole de la régulation, le «fordisme».

Ford sans fard

Sans aucun doute eût-il été préférable de ne pas forger, sauf au titre de l’humour noir, la notion de «compromis fordiste» : le fordisme a existé; sans prendre sa source dans un accord avec «des travailleurs organisés à même de peser collectivement sur leurs rémunérations», pour reprendre l’expression d’H. Bertrand. Loin d’accepter «un certain équilibre entre travailleurs et patrons» le projet et la pratique de Ford ont été la destruction des syndicats.

A. Grasmci l’avait signalé dans ses notes Sur «Américanisme et fordisme», en 1929-30[[Antonio Gramsci: Cahiers de prison JO à 13, éd. Gallimard, 1978, p.112-113. Dans les Oeuvres choisies publiées en 1959 aux éd. Sociales, p. 389-425.. Il montre les moeurs, façonnées pour que les ouvriers s’adaptent au taylorisme – consommation, vie sexuelle, etc. – ; le tout se combine avec le rôle d’encadrement de l’Etat, concentrant l’épargne nécessaire à la grande industrie et stabilisant les revenus des «petites gens» et des rentiers «alors que sa structure demeure ploutocratique et qu’il lui est impossible de briser ses liens avec le grand capital financier» (id. p. 422). Reprenant la pratique du fordisme, des historiens américains ont mis en lumière que «les discussions actuelles sur le fordisme parmi les penseurs de gauche ne reposent en fait sur aucun élément[[John Bellamy Foster : «The fetish of Fordism», Monthly Review, mars 1988 : version française in Problèmes économiques n° 2 093, 5 oct. 1988.». Selon eux, rien n’autorise à se représenter Ford dans la même veine que Keynes, penseur d’une nouvelle forme de gestion globale de l’Etat et de l’économie pour en surmonter les contradictions : Ford choisit le conservateur Hoover contre le réformiste Roosevelt. Adversaire virulent du «New Deal», il avait cependant compris comment, pour gagner face à ses concurrents, il fallait pratiquer «hauts salaires» et consommation de masse progressivement étendue, tout un encadrement des ouvriers que les capitalistes du siècle précédent n’avaient pas réalisé à grande échelle, comme en témoignent les analyses de Marx au sujet de «la reproduction élargie», dans le tome II du Capital[[Dans le Livre II du Capital, à propos de la reproduction élargie, Marx note : «Monsieur le Capitaliste ainsi que sa presse sont souvent mécontents de la manière dont la force de travail dépense son argent et dont elle choisit elle-même les marchandises». Il cite un article paru dans The Nation fin octobre 1879 : «Reste à savoir comment on pourrait par des méthodes saines et rationnelles, l’élever au rang de consommateur mieux avisé : question difficile à résoudre, puisque toute l’ambition du travailleur ne va pas au-delà d’une diminution de ses heures de travail» (Pléiade, Tome 2, p. 851-852)..

Cependant, comme le démontrait un article de Michel Crozier en 1951, «une fois le marché saturé, Ford dut capituler devant ses concurrents (…) C’est au moment où il avait échoué dans les faits que le fordisme fut adopté comme le remède verbal définitif aux questions économiques et sociales (…) L’URSS elle-même appelait les techniciens de Ford pour bâtir l’usine socialiste de Gorki. La grande crise détruisit cette belle confiance. Le fordisme eut une fin sanglante (…) 60.000 ouvriers furent jetés sur le pavé sans que le compagnie parlât seulement de contribuer au fonds de chômage. Le 7 mars 1931, par un froid glacial, une manifestation de masse s’organisa. Les gardes du corps de la compagnie l’accueillirent à coups de mitrailleuse. Il y eut quatre morts[[Michel Crozier : «Human engineering», les nouvelles techniques «humaines» du Big Business Américain. Les Temps Modernes, 1951.», On ne peut présenter Ford comme une anticipation pratique des idées de Keynes, qui ne fut pas écouté des gouvernements occidentaux en 1925 mais le fut après la seconde guerre mondiale.
De la phase d’expansion développée de 1945 à 1975 environ, il faut essayer de résumer les conditions de possibilité : la tentative d’auteurs de «L’Ecole de la régulation», tout faire dépendre du «rapport contractuel» entre travailleurs organisés et patronat, s’avère une impasse ; cependant, ils ont avancé des éléments qui ont leur place dans une conception plus rigoureuse et plus concrète[[R. Boyer : “Les salaires en longue période” (Economie et statistiques n° 103, sept. 1978); “La crise actuelle : une mise au point en perspective historique” (Critique de l’économie politique n° 7-8. avril-sept. 1979).
H. Bertrand: “Le régime central d’accumulation de l’après-guerre et sa crise. Enseignements d’une étude en sections productives sur la France de 1950 à 1974” (Critique de l’économie politique. n° 7-8, avril-sept. 1979). Cet article développe une analyse précise, reprise d’un rapport pour la Direction de la prévision (n° 35 de Statistiques et études financières, 19?8); il comporte cependant, sans leur faire jouer un rôle d’origine, des affirmations péremptoires et peu fondées : «L’acceptation générale des formes de mobilité» (p. 158), ou bien «dès lors que le relèvement permanent du pouvoir d’achat des salaires est chose admise» (p. 159).
Un article, publié en mars 1983 dans la Revue économique n02, introduit l’idée d’une «remise en cause du régime central d’accumulation d’après-guerre» (p. 341) : les causes avancées combinent les problèmes de l’internationalisation et du rapport salarial, sans donner un rôle décisif au second..
Celle-ci devrait lier quatre types d’éléments : politiques, sociaux, syndicaux, technologico-économiques.
Politiquement, la caractéristique de l’après-guerre réside dans la domination d’une légitimité politique, démocratique et sociale[[Une relecture de ces articles montre l’intérêt qu’aurait une analyse des thèses de la «régulation» dans leurs évolutions successives, en rapport avec le cadre économique. social et politique dont il s’agit justement de rendre compte.
Types de domination et de légitimité doit s’entendre au sens de Max Weber: Etat et société. éd. Plon, 1971, p.56 et p. 219-307. Voir Catherine Colliot- Thélène : Max Weber et l’histoire, coll. Philosophies, PUF, 1990., mise en place en quelques années, davantage en Europe qu’aux Etats-Unis pour des raisons tenant à la force relative et aux perspectives politiques du mouvement ouvrier.
Du «Préambule» de la Constitution de 1946 à la «démocratie sociale de marché» allemande en passant par la victoire des travaillistes en Grande-Bretagne, les Etats occidentaux, enregistrant un rapport de force, mettent en place des formes de socialisation, contradictoires et limitées, qui entérinent une aspiration au socialisme: ils préfèrent en reprendre des éléments significatifs plutôt que voir de larges masses aspirer à un changement de régime.
C’est aussi, partiellement, selon la remarque judicieuse de Toni Negri, la retombée positive pour l’Europe occidentale de la peur suscitée chez les dirigeants par le bloc de l’Est même bureaucratisé[[Antonio Negri: La classe ouvrière contre l’Etat. éd. Galilée. 1978, p. 23-70..
Cela donne des institutions financières internationales, mais aussi militaires entre les blocs. Les partis de masse se moulent dans ce cadre, ceux qui contestent «les blocs» acceptant parfaitement l’Etat-Providence.
Socialement, loin de provenir de l’homogénéisation, la phase d’expansion a tiré parti de l’hétérogénéité toujours renouvelée des salariés: puisant parmi les jeunes paysans, gérant la main-d’oeuvre féminine liée à l’exode rural, amenant des immigrés pour les tâches les plus écrasantes, le système donne aux nouveaux arrivants dans l’industrie et les services la motivation de «s’élever» au niveau de consommation des autres. Ces différences et les décalages culturels facilitent une opération typiquement fordienne : l’élargissement progressif du marché des biens de consommation du secteur II. Dès que la stabilisation de ces salariés a lieu, ils combinent plus ou moins, dans leurs revendications, des exigences de disparition du salaire aux cadences, des encadrements répressifs, etc.[[Sur l’expérience syndicale de la CFTC-CFDT dès les années soixante, La CFDT : pratique syndicale et débats stratégiques depuis 1946, op. cit. chap. 10, 22 à 26 et 28-29. De nombreux documents permettent de retracer les réflexions des fédérations textile et métallurgie, dont l’implantation parmi les O.S. de la construction électrique ou du textilehabillement, avant Mai 68, liait étroitement revendications classiques et remise en cause concrète du taylorisme.

Syndicalement, plus les syndicats sont représentatifs, plus ils imposent une tendance à l’homogénéisation des situations salariales en s’appuyant sur le relatif plein emploi. Il faut cependant une vague de grèves très dures, de 1955 à 1957, en France, pour imposer un changement des salaires dans les grandes entreprises, alors qu’aucune convention n’avait été signée de 1950 à 1954, malgré le rétablissement de la liberté de négocier ; il aura fallu, de même, la grève générale de 1968 pour que les avantages des travailleurs des plus grandes entreprises créent une dynamique pour les catégories les plus basses de la Fonction publique et pour le niveau du SMIG … Les syndicats français lient une contestation de toute la politique patronale aux revendications de salaires. Le cycle des luttes sociales face à la crise a donné lieu à une observation approfondie[[J. Kergoat : “Crise économique et combativité ouvrière”, Critique de l’économie politique n° 7-8. fin dans le n° 10.. Inversement, dans les pays où des «accords de programmation» semblaient stabiliser un projet de paix sociale, les contradictions ont éclaté, la base ne respectant plus les directives des organisations.
Sur le plan technologique et économique enfin, le taylorisme a eu une caractéristique[[Benjamin Coriat a développé toute une analyse du taylorisme comme expropriation des savoirs ouvriers afin de produire la chaîne et les O.S. à son service : Science. technique et capital. Seuil. 1976, (Premier essai. p. 9-190) et L’atelier et le chronomètre. éd. Bourgois. 1979. 298p.
A signaler aussi de nombreuses contributions dans les deux colloques de Dourdan: La division du travail. éd. Galilée, 1978.336 p. et L’emploi, éd.. La Découverte. 1982. 443 p.. De nombreuses analyses historiques et nationales différenciées peuvent être consultées : N° 32-33 de Recherches, sept. 1978 : «Le soldat du travail, guerre, fascisme et taylorisme», Jean-Paul de Gaudemar : L’ordre et la production éd. Dunod, 1982. Le taylorisme sous la direction de Maurice de Montmollin et Olivier Pastré, éd. La Découverte, 1984. 460 p.. : une masse d’objets produits dépendait d’une masse de producteurs. La chaîne exigeait beaucoup de travailleurs, souvent issus de la paysannerie ou immigrants. Cette conjonction, liée à la reconstruction de l’après-guerre et à la conquête de marchés internationaux, avait créé une tendance au plein emploi relatif; mais dans un certain nombre de cas, notamment le principal pays de cette phase, les Etats-Unis, les dépenses d’armement jouaient un rôle énorme, avec leurs conséquences stratégiques et monétaires. Quand la concurrence, compliquée du rapport de force acquis dans certains pays ou régions, a commencé à devenir difficile, de nouveaux choix ont été faits : déplacement massif des investissements sur de nouvelles productions ou branches, développement de statuts précaires, délocalisation, modernisations technologiques. On peut voir des chaînes de montage dans de «nouveaux pays industrialisés» ressembler à celles des années soixante ; mais on voit aussi se généraliser de nouvelles formes de production où peu de salariés peuvent produire beaucoup de produits. La part des 200 premières grandes entreprises industrielles s’élevait à 17% du commerce mondial en 1972 et passait à 34% en 1980, avec toutes les conséquences sur les relations avec les gouvernements et sur les modèles de consommation. Ce n’est pas un hasard si, dès 1979, un rapport au Président de la République sur «L’informatisation de la société[[Simon Nora et Alain Minc : L’informatisation de la société. coll. Points. Seuil-La documentation française. 1978.» montrait que le chômage de masse serait géré avec le souci de la «solvabilisation» des anciens et des nouveaux besoins, en distinguant les «secteurs exposés voués à la productivité maximale et les secteurs protégés des services collectifs et des aménités» (op. cit. p. 44-47). Une logique de société duale limitée par une politique sociale, pour éviter «les effets de l’informatisation (…) vite insupportables» (id. p. 43), mais en faisant le choix d’un «nouveau modèle de croissance, visant à stimuler de nouvelles demandes» (p. 44). Bref, le retour à des formes plus classiques de rétablissement du taux de profit[[Cette dimension des analyses de la phase d’expansion est développée par des auteurs se réclamant, avec de notables différences par rapport aux textes de R. Boyer et H. Bertrand, de l’ « Ecole de la régulation» : dès 1978, en témoigne le livre-dossier publié chez Dunod, L’Occident en désarroi, ruptures d’un système économique. Consulter notamment les articles de P. Dockes et B. Rosier : «Crise et transformation du capitalisme» (p. 3-25) ; de G. Destanne de Bernis : «Les fumes transnationales et la crise» (p.1O5-125). Avec le même souci, Alain Lipietz : Mirages et miracle. éd. La Découverte, 1985, 189 p.. Voir aussi «les rapports capital-travail à l’aube du XXIème siècle», CEPREMAP, n° 9016. Les éléments pour une appréciation économique des “cycles longs” et l’actuelle dépression ont été regroupés par Bernard Rosier et Pierre Dockes : Rythmes économiques. crises et changement social, une perspective historique. éd. La Découverte. 1983. 310 p..
De tels phénomènes relèvent de l’économie-monde et pas des conventions d’entreprises, elles-mêmes à l’évidence dominées par les enjeux. Aussi, loin de pouvoir obtenir le rétablissement de la reprise économique par des compromis partiels, – une sorte d’encouragement à l’investissement patronal, comme le laissait entendre le livre La flexibilité du travail en Europe -, la réalité de la phase actuelle, à la lumière de ce qu’a été la phase d’expansion, nous ramène à une conclusion plus réaliste :«Les sociétés occidentales (…) après la crise de l’Etat-providence et des vieilles politiques publiques, vont se trouver confrontées, à plus ou moins longue échéance, aux difficultés causées par les contradictions entre les mécanismes capitalistes d’incitation à produire et les solidarités qu’il sera nécessaire de mettre en oeuvre[[Jean-Marie Vincent : «Capitalisme et socialisation rampante», entretien à «M», oct.-nov. 1991.». En écho, certains propos officiels font voir comment notre société tend à éclater : «Les entreprises exposées à la concurrence internationale doivent viser la productivité la plus élevée. Une politique de bas salaires risquerait de les laisser à la traîne du développement technologique (…) En revanche, dans les secteurs les moins exposés à la concurrence internationale, on peut pratiquer une politique de bas salaires plus favorable à l’emploi (…) Les services aux ménages constituent un très important gisement d’emplois. Mais les effectifs ne peuvent être multipliés que si les salaires sont suffisamment bas (…) Cela signifie une dispersion des revenus importante et croissante comme aux Etats-Unis, ou même au Japon (…) Le modèle américain est sans doute plus apte à offrir des emplois à une population très diversifiée sur le plan culturel et en termes de niveaux de productivité»[[Position du Ministre de l’Economie devant la Commission des Comptes de la Nation en juillet 1991, citée dans la Revue de l’IRES n° 7.. On ne saurait mieux dire que l’évolution tend à se faire à l’opposé de l’idéologie officielle de la phase d’expansion, ce qui renvoie à la contradiction centrale de la place et du rôle de l’Etat dans le cadre de la démocratie sociale, «préserver tant bien que mal, comme le dit J.-M. Vincent, à la fois la logique du profit mais aussi la logique du service public».
Autrement dit, cet Etat est en partie le résultat des compromis, effet des luttes sociales, et dépend de l’avenir de ces luttes justement, et non pas de calculs cherchant à établir un nouveau compromis avant que les aspirations sociales ne s’expriment et ne se développent. Une réalité qui rappelle, obstinément, que la prospérité elle-même de la phase d’expansion, avec ses limites, fut en partie l’effet des luttes sociales.
Cette interrogation resurgit, pour les auteurs de l’«Ecole de la régulation», devant l’absence de solutions conventionnelles négociées simplement. Au point que nous pouvons reprendre à notre compte la question que se pose R. Boyer en conclusion de Capitalisme fin de siècle : «Et si les processus de sortie de crise tenaient plus du drame shakespearien, plein de bruit et de fureur, que de l’application des choix rationnels, et moins encore des “harmonies universelles” ?[[R. Boyer : Capitalisme fin de siècle, op. cil. p. 244.»