Réponse à art183, rub71, rub6
Touchant l’intouchable (l’urgence humanitaire), j’ai suscité une réaction dans laquelle la passion civique a débordé du côté du pathétique. En privilégiant la passion, l’exaltation, parfois l’insulte, on refuse de reconnaître que la vigilance critique s’impose dans toute entreprise humaine, et particulièrement dans les situations où prévaut la violence. Au moment où les opérations humanitaires internationales se multiplient dans un contexte militarisé aux quatre coins du monde, il m’apparaît impératif de nous arrêter pour évaluer les fondements théoriques ainsi que les retombées pratiques de telles interventions. Je me suis précisément livrée à cet exercice périlleux, apparemment à l’insatisfaction de certains acteurs majeurs de ces grandes opérations humanitaires.
Ils disent ne pas être comme les autres : y aurait-il donc des bons et des mauvais dans l’humanitaire? Mais surtout, au nom de quels critères? Du côté des ONG spécialisées (professionnalisées dont « Médecins du monde » reste une figure emblématique), l’action humanitaire a été inspirée, je le sais, par le refus viscéral de contempler passivement les souffrances engendrées par les conflits armés; cette générosité-là, je suis la première à la reconnaître. Mais il m’est apparu essentiel de décrire en termes clairs la culture de l’humanitaire – j’ai parlé à ce propos d’industrie humanitaire -, qui se met en place sur le terrain. Cette culture parasite les institutions internationales au point de finir par parler leur langue de bois administrative. Elle s’acoquine à certains segments des élites locales, fragilisant du même coup la société qu’on prétend vouloir aider à se reconstruire. J’ai adopté, il est vrai, une posture intellectuelle fort critique dans ma réflexion sur l’industrie de l’humanitaire au Kosovo, car je crois que l’assistance humanitaire doit être constamment interrogée, solliciter sans relâche notre vigilance et se transformer en matière à débat. J’aimerais bien croire, par exemple, que les interventions internationales humanitaires se situent au-dessus des intérêts partisans et des idéologies des pays participants. J’aimerais aussi croire qu’elles représentent une avancée sur le plan de l’éthique sociale (devoir d’assistance à personne en danger) et du point de vue de la solidarité entre les nations. J’aimerais enfin que l’assistance médicale et l’approvisionnement en nourriture constituent un engagement plus déterminant envers les populations que ne peut l’être l’action héroïque d’un corps expéditionnaire qui rentrera chez lui après avoir accompli sa B.A. Après avoir vu sur le terrain le fonctionnement concret de tous les partenaires de l’industrie humanitaire, permettez-moi d’en douter. L’assistance humanitaire ne peut plus se soustraire à l’exigence de la critique en ce qui a trait aux conditions de sa mise en place, notamment à cause de son impact direct sur les droits des États, sur la dynamique de reconstruction de sociétés fragilisées par la guerre et sur les personnes… Je reconnais que l’assistance humanitaire constitue une exigence éthique fondamentale qui fait appel à notre « commune humanité » : elle exprime la compassion, elle fait naître l’aide dans des situations d’urgence, dans le cas notamment de crises politiques marquées par des actions violentes, militarisées, contre les populations civiles.
Nous nous limitons à des actions d’urgence, me dites-vous, dans des secteurs bien délimités : soigner les blessés, de quelque côté qu’ils soient, dans la neutralité. Dès vos premières opérations d’envergure, ce type d’assistance humanitaire ne s’est-il pas heurté à ses propres limites? Comment pouvez-vous esquiver la complexité des crises politiques? Une bonne partie de l’humanitaire s’est enlisée dans la guerre des clans en Somalie; (comme au Rwanda, en Bosnie, en Haïti) « Médecins du monde » sait tout cela mieux que quiconque. Mais il y a surtout une autre chose à laquelle l’humanitaire d’urgence que pratique Médecins du monde n’échappe pas, je l’ai vue au Kosovo : c’est cette culture globale de l’humanitaire qui vient contaminer, en quelque sorte de l’intérieur, les meilleures intentions du monde. Je m’étonne ainsi de cette tache aveugle de votre discours qui vous empêche de voir le processus de bureaucratisation à l’oeuvre dans l’ensemble de l’humanitaire. Mon inquiétude en est redoublée. Petite démontration de la bureaucratisation : quand j’évoque les catégories passe-partout de l’humanitaire (trafic des femmes, victimes, réfugiés, etc.), je veux montrer comment cette culture d’urgence tend à effacer toute spécificité locale. Ce sont les conditions de la mise en place des opération humanitaires qui me posent problème, ce sont elles que j’examine dans mon texte.
J’aurais pu aller encore plus loin dans ma critique. Voici deux autres pistes que je soumets, Claude Moncorgé, à votre réflexion. (a) L’assistance humanitaire d’urgence vient répondre à des besoins fondamentaux dans les populations : elle le fait à travers une forme d’intrusion étrangère, en grugeant les droits d’un pays au moment même où on réclame le respect des droits par le pays en question. (b) La création de services parallèles, contrôlées par des agences internationales ou des ONG, court-circuite, dans les faits (non intentionnellement?), les responsabilités des autorités publiques nationales. Voilà donc deux autres beaux sujets de débats au cas où vous souhaiteriez que nous vidions la question de l’humanitaire.