Le Président de Médecins du Monde appelle à faire la
différence entre les interventions humanitaires organisées par les
États, l’habillage humanitaire des volontés hégémoniques et l’action
humanitaire portée par les ONG indépendantes. L’action humanitaire ne
relève en aucune manière de la guerre. Les ONG savent faire entendre une
voix distincte et autonome, alerter la communauté internationale en
dénonçant l’intoxication pratiquée par les États responsables
d’exactions. Il s’agit de mise sous tension de la souveraineté des États
pour la protection des populations civiles« Si j’étais empereur, je commencerais par faire un dictionnaire afin de rendre aux mots leur sens » – Confucius
Il m’est impossible de ne pas réagir à l’article de Mariella Pandolfi. Il y est en effet débattu de « l’humanitaire » dans tous ses états, le problème étant que celui que certaines organisations non-gouvernementales (ONG) indépendantes comme Médecins du Monde (MDM) entendent représenter, n’y est pas pris en compte, est même totalement ignoré.
De quoi s’agit-il exactement? Si ce qui est visé, développé, dénoncé, est l’habillage « d’humanitaire » de différentes stratégies dont l’objectif est de servir les intérêts de certains, de répondre à la volonté hégémonique du grand Satan, de faire régner enfin le « nouvel ordre mondial », le propos est pertinent, et peut même être renforcé. Quant à l’intérêt du travail de l’anthropologue sur l’impact local des interventions humanitaires, quelles qu’elles soient, il est indéniable et ce travail doit être fait.
Mais, faisant en permanence la confusion entre les interventions humanitaires organisées par les Etats, les coalitions d’Etats, les Nations Unies et l’action humanitaire portée par les ONG indépendantes, le lecteur est manipulé; l’amalgame est malhonnête car faire preuve d’une telle absence de rigueur intellectuelle jette le discrédit sur tout ce qui relève de l’« humanitaire », sans discrimination.
Est-ce bien le sens de cet article? Ne se trompe-t-on pas d’ennemi? De plus, certains propos surprennent : « le supra colonialisme produit une érosion constante de la démocratie ». De quoi parle-t-on? : de l’impérialisme américain – ça, on l’aura compris – mais de la démocratie somalienne, irakienne, du Kosovo ou de la Bosnie ou du Timor? On y lit aussi une « armée neutre » (?) voire « une armée humanitaire » (?).
Bref, il me paraît indispensable de reprendre un discours simple, pédagogique (sans être prédateur) pour savoir ce que les mots veulent dire, de quoi l’on parle, ce que l’on veut dénoncer, contre quoi on veut lutter, et ce qui fait la raison d’être d’ONG humanitaires telles que MDM. Ceci afin de ne pas mélanger, comme il est fait à dessein dans cet article, des démarches non exclusives mais qui ne peuvent être confondues : l’action humanitaire indépendante d’une part, l’intervention politique et militaire dans des situations de crimes ou de terreur organisés d’autre part.
Parlons donc du drame des Balkans puisque c’est une scène dont il est beaucoup question dans cet article, et que l’auteur a « servie » dans cette bureaucratie onusienne en Albanie dénoncée ici avec tant de virulence. (Mais tout ceci n’est pas nouveau; relisons Belle du Seigneur d’Albert Cohen).
Au Kosovo, toutes les énergies et les moyens ont été requis. Mais cela ne signifie pas pour autant que les rôles de tous aient été identiques. Le degré de confusion entre « guerre » et « humanitaire » a été total. Qu’un homme aussi respectable que Monsieur Vaclav Havel ait parlé de « bombardements humanitaires », montre l’étendue de cette confusion. Nous le savons, ces opérations n’ont ni empêché l’accélération dramatique de la purification ethnique, ni même évité un fort regain de nationalisme dans la population serbe, terrorisée par les bombes, autour de Milosevic.
Il faut donc revenir aux définitions de base : l’action humanitaire est menée pacifiquement, par des civils – citoyens, volontaires, elle s’efforce d’être impartiale, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas faire de distinction entre les personnes à secourir dès lors que leur vie est menacée. Elle doit veiller à ne pas être un instrument d’oppression, par l’avantage qu’elle donnerait à une partie. Enfin, à partir de son action, elle dénonce des atteintes à l’intégrité ou à la dignité de la personne humaine, faisant ainsi acte de témoignage, et en cela elle ne peut être neutre. La guerre, ou l’intervention armée même habillée d’humanitaire, peut être juste sur le plan de la morale – surtout lorsque ce sont des tyrans qui sont mis hors d’état de nuire – mais elle ne relève pas de l’action humanitaire. Tuer ou vouloir tuer, même de façon « chirurgicale », même pour sauver plusieurs centaines de milliers de personnes, ne saurait être qualifié d’humanitaire. La guerre vise toujours à s’assurer un rapport de force qui donne avantage à son camp. Et il paraît ridicule d’avoir à le rappeler, mais il n’y a pas de guerre sans propagande et l’utilité faite de la souffrance comme de « l’humanitaire » n’est qu’un moyen de la guerre.
Cette distinction sémantique n’a rien de péjoratif; les militaires sont, comme tout un chacun, accessibles à la compassion, et les humanitaires ne sont pas forcément des pacifistes inconditionnels. Mais peut-on pour autant confondre à ce point les acteurs et les rôles?
Les armées obéissent à des ordres émanant des Etats – découvrirait-on ici la raison d’Etat? – et leurs logiques ne sont pas les mêmes. Tantôt elles peuvent être favorables à l’action Humanitaire (quand leur présence permet d’assurer une meilleure sécurité, ou d’acheminer de l’aide par leur puissance logistique), tantôt préjudiciable (départ des troupes de l’ONU du Rwanda au début du génocide, impuissance à Sebrenica, stratégie aérienne ne protégeant pas les populations civiles au Kosovo, etc.)
Comment peut-on oublier – ou le faire croire – que l’acceptation de l’usage de la force pour s’opposer à l’épuration ethnique au Kosovo ne peut pas conduire à attribuer un label « humanitaire » à des stratégies, des intérêts, un calendrier, et des options décidées par un état major en fonction de l’intérêt des Etats dont ils dépendent?
Cette confusion des genres, cette « manipulation », si elle est compréhensible de la part des décideurs politiques, est inacceptable de la part d’intellectuels, sinon pour servir leur idéologie, ou leur mode de pensée. L’exercice n’est pas sans conséquences car il expose l’action humanitaire libre et indépendante à la suspicion, au discrédit, voire à renoncer à leurs principes fondateurs et qui fédèrent ces ONG autour de valeurs intangibles.
Cette action humanitaire indépendante, portée par quelques ONG, a su faire entendre une voix distincte et autonome, et a su s’ouvrir des espaces d’actions auxquels les autres institutions n’ont pas accès.
Ce sont ces ONG qui se trouvent aujourd’hui auprès des populations tchétchènes. MDM alerte sans relâche la « Communauté Internationale » à partir de son action dans les camps de réfugiés en Ingouchie et à Grozny, sur les violations constantes des droits humains et du Droit International Humanitaire : poursuite des attaques indiscriminées prenant pour cible des non-combattants, poursuite des pratiques de détentions massives accompagnées de tortures et de mauvais traitements, disparitions.
C’est aux ONG à le faire; c’est notre mandat, c’est donc la moindre des choses; cela fait partie intégrante de l’Action humanitaire telle que nous la concevons. L’ignorer, la confondre avec des interventions aux objectifs politico-statégiques évidents, n’est pas acceptable.
L’action que développe MDM – et d’autres ONG – en Afghanistan depuis plus de 15 ans, de part et d’autre des lignes de front, à Kaboul et dans la vallée du Panshir, est l’action humanitaire de base avec ses programmes de santé, bien loin des feux médiatiques de « l’industrie humanitaire ».
Qui se charge de l’action humanitaire au Chiapas, en Algérie…. ? Qui dénonce, au nom de cette indépendance, la famine manipulée en Ogaden, province du sud-est de l’Ethiopie? Cette catastrophe dite « naturelle » n’a, en réalité, que peu à voir avec la nature. Elle représente l’exemple même d’une famine mise en scène à la face du monde avec le dessein d’attirer l’aide internationale. La Communauté Internationale avalise les statistiques gonflées et infondées du gouvernement éthiopien. Le rôle des ONG dans cette région est aussi de rappeler haut et fort les responsabilités, les enjeux, de rétablir, par une évaluation objective, la réalité des faits et de re-poser le débat, « lutter contre la famine ou nourrir la guerre ». (Rappelons qu’en 1985, toujours en Ethiopie, la mobilisation internationale autour d’une précédente famine avait été détournée à son profit par la dictature de Mengistu).
Ce sont ces mêmes ONG qui ont décidé de quitter la Corée du Nord devant l’impossibilité d’exercer notre action selon nos principes : libres accès aux populations, libre évaluation des besoins, maîtrise et contrôle de l’aide distribuée à ces populations. Ce sont encore ces ONG qui ont été expulsées du Soudan en mars 2000, parce qu’elles refusèrent de signer avec le SPLA (mouvement armé antigouvernemental) un accord niant tous les principes de l’action humanitaire.
Ainsi, au-delà de l’action de terrain, le rôle de ces ONG est donc de faire évoluer les choses dans le sens d’un meilleur respect des Droits de l’Homme et du Droit International Humanitaire. À ce titre, le concept de l’ingérence a été développé et débattu depuis une dizaine d’années. Il en est fait état dans l’article de Mariella Pandolfi, sur un ton d’emblée polémique.
Expliquons simplement les choses : l’urgence est à la protection des populations civiles. Aujourd’hui qui protège celles de Grozny? La Tchétchénie, écrasée sous les bombes russes est là pour nous le rappeler. Des notions de souveraineté et de non ingérence dans les affaires intérieures des Etats régissent encore fortement la politique internationale. Résultat : le calvaire des civils tchétchènes s’amplifie chaque jour. Sur le front de la souveraineté, l’interventionisme des Etats est donc à géométrie variable.
Absence d’Etat? Les troupes onusiennes débarqueront en direct devant les télévisions du monde entier, comme elles ont su le faire sur les plages de Somalie. Faiblesse de l’Etat à l’image de la Serbie ou de l’Irak? L’Otan ou les Etats Unis pratiqueront une campagne massive de bombardements. État stratégiquement important comme l’Indonésie? La communauté internationale s’empressera de recourir au principe de consentement avant toute intervention. État membre permanent du Conseil de sécurité comme la Russie? Ici l’inaction et le silence sont assourdissants! Le droit d’ingérence que se seraient octroyé les Etats, l’Onu, puis l’Otan a atteint ses limites.
Mais il faut savoir que ce n’est pas en vertu d’un éventuel droit d’ingérence, mais dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies (menaces contre la paix), qu’ont été menées les actions armées en Irak, en Bosnie, au Rwanda ou en Somalie. Si l’ingérence existe, il s’agit donc d’une pratique, et non d’un droit.
De quelle polémique s’agit-il donc? De remettre en cause le fait accompli de la mondialisation, de battre le tambour d’un souverainisme si souvent meurtrier? Pour nous, l’affaire est entendue. La mise sous tension de cette souveraineté des Etats est plus favorable à la protection des populations civiles. Et c’est bien la question prioritaire. Les civils sont devenus les premières cibles.[[ Au début du siècle, 90 % des tués pendant les conflits étaient des militaires. Pendant la guerre de 39 – 45, ce pourcentage est tombé à 50 %. Aujourd’hui, 85 % des tués, pendant les conflits, sont des civils. On estime que, entre 1990 et 1995, ces conflits ont fait 5,5 millions de morts dont plus de 4,5millions de non-combattants parmi lesquels 1 million d’enfants. Les ONG doivent donc continuer de travailler – en réinterprétant l’ingérence – à de nouvelles stratégies de protections : lancement de campagnes, notamment pour l’interdiction des mines antipersonnelles, ou pour l’institution d’une Cour Pénale internationale; à chaque fois, avec la mobilisation de l’opinion publique, nous contribuons à l’avancée de nouvelles pratiques internationales, afin qu’elles entrent dans le domaine du Droit. Nous revendiquons cette position de lutte pour que le devoir d’ingérence humanitaire parvienne à combattre la raison des Etats pour mieux protéger les populations civiles.
Certes, il y a un problème : jusqu’ aujourd’hui, aucune des grandes opérations militaro-humanitaires ne s’est jamais fondée sur une évaluation de la vulnérabilité des populations. L’humanitaire affiché masque trop souvent des impératifs d’ordre politiques, stratégiques ou économiques dont la souffrance des populations est exclue. « Crise humanitaire » est alors l’autre terme pour « échec » ou « démission politique ».
Or, faire un pas dans le sens de la protection des populations civiles, c’est refuser de voir dans un lieu unique, et en particulier au sein du Conseil de sécurité, les mêmes personnes apprécier ou non une situation de crise, puis décider ou non d’intervenir. C’est accepter de séparer le diagnostic humanitaire de la décision politique. Pour rendre ce diagnostic incontestable, il faut inventer un lieu – distinct de l’espace politique de la décision – où siègent des experts indépendants mandatés pour compter les victimes, évaluer les besoins humanitaires et recommander des mesures de protection. Avec les ONG les plus avancées sur cette question, nous travaillons aujourd’hui à étudier la mise en place d’une telle « Commission Humanitaire » au sein des Nations Unies. Nouvel instrument au service de la protection des populations. L’ensemble de ces actions menées par certaines ONG indépendantes est donc bien différent de ce dont parle Mariella Pandolfi, à travers son analyse de la bureaucratie internationale, de l’industrie Humanitaire, dont le point de vue, avéré, est limité aux interventions armées des Etats, des coalitions ou des agences des Nations Unies. Ces dernières dépendent de l’organisation au plan politique et des pays membres au plan financier. Cela les met donc, de facto, dans l’impossibilité de mener des actions indépendantes de considérations politiques.
Pour finir, je voudrais dire que le monde à besoin de l’ONU, mais profondément réformée; la mise en place de cette Commission humanitaire est une première proposition. C’est aussi au fonctionnement et à la composition du Conseil de sécurité qu’il faut s’attaquer. Autant d’entraves à lever pour plus de protection des populations.
En conclusion, je reprendrai pour renforcer mon propos, le passage d’un texte que Michel Foucault a prononcé à l’occasion d’un colloque organisé par Amnesty International et Médecins du Monde, il y a quelques années :
« Nous ne sommes ici que des hommes privés qui n’ont d’autre titre à parler et à parler ensemble qu’une certaine difficulté commune à supporter ce qui se passe… Qui donc nous a commis? Personne. Et c’est justement cela qui fera notre droit [… Parce qu’ils prétendent s’occuper du bonheur des sociétés les gouvernements s’arrogent le droit de passer au compte du profit et des pertes le malheur des hommes que leurs décisions provoquent ou que leurs négligences permettent. C’est un devoir de cette citoyenneté internationale de toujours faire valoir aux yeux et aux oreilles des gouvernements des malheurs des hommes dont il n’est pas vrai qu’ils ne sont pas responsables. Le malheur des hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. Il fonde un droit absolu à se lever et à s’adresser à ceux qui détiennent le pouvoir […. »