Ce texte est une réponse de Toni Negri à trois objections proposées par Pierre Macherey à la notion de « multitude », telle que la développe le second livre de Hardt-Negri. L’auteur précise d’abord que l’importance mise sur les nouveautés du travail immatériel ne nie nullement l’inertie, voire l’exacerbation, des rapports d’exploitation, soulignés à juste titre par la pensée critique. Il invite ensuite en considérer la communication, non comme un principe de circulation vide, mais comme un terrain, effectif et efficace, de constitution matérialiste de la singularité productive. Enfin, il reconnaît que la transformation de la multitude de chair en corps n’a aucune solution magique à proposer aux dilemmes politiques, mais a bien plutôt le statut d’une question ouverte. Avec pour premier élément de réponse un principe directeur : la multitude n’a pas pour ambition de prendre le pouvoir, mais de gérer le commun.
This article allows Toni Negri to respond to three objections proposed by Pierre Macherey to the notion of “multitude”, as it is sketched in Negri & Hardt’s second book. The author first stresses that the emphasis put on immaterial labor in no way denies the inertia, or even the exacerbation, of the relations of exploitation accurately denounced by critical thought for more than a century. He then invites us to consider communication, not as empty circulation, but as the effective ground where the materialist constitution of productive singularities takes place. Finally, he acknowledges that the transformation of the multitude from flesh to body offers no magical solution to political dilemmas, but stands rather as an open question, providing only a guiding principle in the search ahead of us: the multitude does not have the ambition of seizing power, but of managing the common.
Le texte de Pierre Macherey auquel répond Toni est téléchargeable à l’adresse suivante :
http://www.univ-lille3.fr/set/machereynegricadreprinicpal.htmlLe 19 novembre 2004 Pierre Macherey, dans le cadre des manifestations de Citéphilo au Palais des Beaux-Arts de Lille, a exposé une longue analyse critique du livre de Michael Hardt et d’Antonio Negri, Multitude, guerre et démocratie à l’âge de l’Empire. Toni Negri, qui était l’invité de cette séance, avait alors répondu oralement aux interrogations formulées. Le texte de Toni Negri que nous publions aujourd’hui est la rédaction plus détaillée et approfondie de ces réponses. On peut lire le texte de Pierre Macherey à l’adresse suivante :
[http://www.univ-lille3.fr/set/machereynegri.html->http://www.univ-lille3.fr/set/machereynegri.html
LB
Il me semble que les objections avancées par Pierre Macherey, avec l’élégance d’un maître et la sincérité d’un ami, sont au nombre de trois : chacune d’elles, naturellement, entraîne des complications, autant en termes de questions que de réponses.
La première question, posée ex abrupto, concerne le thème central, le fondement même de notre discussion, à savoir le concept de travail. En insistant sur l’immatérialisation du travail productif Negri et Hardt ne finissent-ils pas par le dématérialiser, se demande et nous demande Macherey ? Pourquoi ne pas procéder en sens inverse, en reconstituant la réalité matérielle du travail, sa pénibilité et la souffrance de l’exploitation, après en avoir souligné les indubitables nouvelles caractéristiques productives ? Ne cède-t-on pas, en opérant à la manière de Hardt-Negri, à une sorte d’apologie post-moderniste de la transformation, quelle que soit la forme qu’elle prenne ? Par conséquent, pourquoi les auteurs de Multitude insistent-ils avec autant de force sur la césure entre modernité et post-modernité plutôt que de mettre en évidence la continuité de l’exploitation, et mieux encore son accroissement jusqu’au paroxysme dans une période qui respire sans doute le souffle de la modernité la plus féroce ?
J’apprécie que la première question porte sur le travail . En effet, je crois que ce qui définit la pensée critique consiste toujours, hier comme aujourd’hui, à inscrire l’exploitation de la force de travail au centre du cadre théorique. De ce point de vue, je revendique ma fidélité à la mission critique matérialiste. Le nouveau visage du travail productif (intellectuel, relationnel, linguistique, affectif plutôt que physique, individuel, musculaire, instrumental) ne sous-évalue pas en réalité, mais au contraire accentue la corporéité du travail et en étend la matérialité. Il est clair que cette transformation doit toujours être considérée en termes relatifs : en termes qui toutefois tendent à être effectifs. Aucune apologie ni aucun enthousiasme pour la nouveauté dans notre prise en compte de la transformation du travail : qui pourrait se permettre de dire que la fatigue d’un opérateur ou d’une opératrice d’un call center est moindre (bien qu’absolument différente) de celle d’un métallurgiste du siècle dernier ? Qui pourrait se permettre de dire que l’infirmière d’un hôpital informatisé sollicite moins son corps que ne le faisait un mineur dans les galeries de charbon ? D’un autre côté, pour le travail « immatériel » (cette définition n’est pas très heureuse mais je n’en connais que des pires pour marquer cette transformation du paradigme) – pour le travail immatériel il y a , c’est sûr, des éléments qui aggravent la situation d’exploitation : la dissolution post-moderne de l’espace et des temps du travail (la « journée de travail » se dissout dans la flexibilité et l’ « usine » dans la mobilité), et la disparition du critère temporel de mesure du travail (la loi classique de la valeur travail ne fonctionne plus comme mesure de l’exploitation ni donc comme possibilité d’un rapport de force politico-syndical). D’où une série de paradoxes. Par exemple, le travailleur se sent seul, bien que travaillant dans un réseau de relations et de coopérations : la multitude produit la solitude. Ou encore, et inversement : la capacité productive du travail cognitif est excédentaire par rapport au temps consacré en général au travail (parce que le travail intellectuel ne peut jamais se réduire à la simple consommation d’un intervalle de temps, mais lui est supérieur, et parce que le moyen de production ne se consume pas, mais au contraire acquiert de la valeur, dans le travail). Et voilà donc que, face à ces paradoxes, l’exploitation se présente comme l’expropriation des excédents et de la coopération : plus violente que jamais.
Si la description classique de la « journée de travail » et le fonctionnement de la loi de la valeur/travail ne correspondent plus à la réalité ; si nous acceptons cependant que le travail demeure au centre de la production et constitue le moteur de toute productivité, nous devons reconnaître que nous sommes en train d’entrer dans une nouvelle époque historique, dans un nouvel âge de l’exploitation. Notre opposition au terme d’ « hypermodernité » (normalement utilisé par les philosophes et les sociologues marxistes, surtout en Allemagne parmi les épigones de l’École de Francfort, pour maintenir le modèle d’exploitation classique, le paradigme du sujet révolutionnaire traditionnel et insister sur la continuité historique), notre opposition à cette terminologie insiste sur la césure irréductible accomplie dans la définition (mais pas seulement dans la définition : dans la réalité aussi) de la productivité du travail et de la transformation préalable de la force de travail. Dire post-moderne au lieu d’hypermoderne n’est pas anodin, mais introduit plutôt le sens d’un passage historique (qui reste, certes, à vivre et à expérimenter encore et encore) aussi radical que dramatique.
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Je m’attacherai maintenant à une seconde objection importante de Pierre Macherey, portant sur le sens de la communication et sur le rapport entre la communication et « le commun » : je ne respecte pas l’ordre selon lequel il pose ses questions, mais il me semble important de répondre d’abord à celle ci, pour mieux aborder ensuite les critiques dirigées contre le concept de multitude. Il me semble que Macherey a tendance à considérer la communication comme un vide possible, celui d’une circulation dépourvue de sens. Je répondrai tout d’abord que je considère plutôt la communication comme un véritable terrain, effectif et efficace, de constitution matérialiste de la singularité productive. La communication est en fait aujourd’hui l’un des tissus les plus sensibles (tendanciellement hégémonique, selon toute vraisemblance) dans la construction de la valeur à travers le travail social et dans l’extraction de la plus-value par cette nouvelle forme d’organisation du travail. La communication n’est pas un vide mais un plein d’énergies productives ; communiquer n’est pas tourner à vide, c’est désormais alimenter directement en informations les fourneaux de la production. À l’intérieur de la communication (si l’on considère les forces productives qui s’y meuvent) sont en train de se construire les processus d’exploitation les plus modernes. C’est sur ces réseaux de communication et d’exploitation, d’inclusion productive et d’exclusion hiérarchique que se forme la multitude : voilà pourquoi je préfère aborder cette question avant d’affronter plus explicitement le problème politique de la transformation de la multitude en soi en multitude pour soi (nous tâcherons de ne plus employer ces concepts équivoques – il vaut mieux parler de chair et de corps ).
Mais revenons au cœur du problème c’est-à-dire la démonstration que la communication s’étend sur le réseau des rapports productifs du post-moderne en s’identifiant avec lui. Je me souviens, il y a au moins dix ans, d’une discussion au cours de mon séminaire au Collège International de Philosophie entre François Ewald et Pierre Macherey : le contexte était identique à celui que nous sommes en train de décrire, le problème était de ramener la communication à un tissu biopolitique, l’interrogation était de savoir comment utiliser dans cette perspective le point de vue de Michel Foucault. À l’interprétation ewaldienne de l’interconnexion communicative comme ouverte de façon indifférenciée, comme expression mandevillienne de micro pouvoirs, on vit s’opposer (toujours à propos de Foucault) l’idée avancée par Macherey que dans la biopolitique foucaldienne désirs et pouvoirs affirment leur liberté en s’entrecroisant dans la construction du commun.. Et que chez Spinoza, la production de subjectivité se déploie dans l’horizon du commun. Une grande partie des participants, discutants et interlocuteurs, fut alors convaincue par cette démonstration. Si la communication est la forme décisive de la coopération ontologique d’une multitude de singularités – si autrement dit, c’est au sein de la communication que s’accumule et se met en place le potentiel productif de la multitude – alors il s’agit du point fondamental de l’argument ontologique au sujet de la démocratie.
Certes, nous sommes encore sur un terrain formel – c’est le moins que l’on puisse dire ! Nous parlons surtout de processus et non de contenus. On pourrait objecter que seuls les contenus sauvent …mais nous reviendrons à la question des contenus, lorsque nous répondrons à la troisième observation de Macherey. Pour l’instant, à la façon de Spinoza, on se permettra d’insister sur la consistance du processus éthique et collectif : en l’occurrence, une communication généralisée, même si elle n’est pas guidée mais libre, devient constitutive. L’affirmation de la multitude (comme concours productif, dans les divers secteurs de la société, d’une multiplicité de singularités) met en place objectivement une fin commune. Ces conditions, Marx les nommait aspect objectif du « devenir classe » – nous y voyons quant à nous l’aspect objectif du devenir multitude. À la différence de Marx, nous ne sommes cependant pas certains qu’il s’agisse d’un passage nécessaire : pour nous la tendance est devenue pleine de risques.
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Nous en arrivons ainsi à la définition de la multitude. Pierre Macherey n’y va pas par quatre chemins – il se demande directement : si la multitude n’est pas un sujet, qui fait l’exode, qui peut organiser l’alternative anticapitaliste au niveau global ? Comment, dans des conditions données, la chair de la multitude peut-elle prendre corps ? L’exode, dans l’histoire biblique, est déterminé par la décision de Moïse. On sait que cette décision est pour ainsi dire démocratique : en effet elle n’est pas décrétée mais résulte d’un long affrontement avec le pouvoir et d’une détermination ferme et constituante de la part d’un peuple. Mais bien évidemment, nous ne pouvons aujourd’hui nous conformer à ce modèle. Au passage, Macherey souligne que cette démocratie mosaïque comporte de fortes caractéristiques anarchiques. De plus, il ajoute que ce processus de décision politique démocratique, qui investit la multitude en tant que pouvoir constituant, comporte de fortes résonances avec les théories et les pratiques de l’autogestion. En tout cas, reconnaît Macherey, chez Negri-Hardt il n’y a trace d’aucune illusion concernant une substance organique préexistant au processus de constitution du commun et donc, éventuellement, à la décision. Nous pouvons ajouter que Negri-Hardt ne se font pas non plus la moindre illusion sur l’autogestion et ses critères individualisants que l’on imagine souvent être à la base de la reconstruction (autogérée) des institutions. L’individualisme est, hélas, toujours possessif.
Reposons donc le problème. Macherey ne reprend pas le reproche qu’ont pu faire d’autres camarades et auteurs au concept de multitude, à savoir que celui-ci ne fournit aucun critère permettant de déterminer quels sont (dans le jargon anti-global) les mouvements anti-systémiques effectivement progressistes et émancipateurs. Il comprend, lui, que c’est la multitude qui crée en son sein ces critères, les articule de façon organisée et leur donne éventuellement la forme d’un programme. Le commun nous est donné par le seul mouvement des mouvements. Trop de camarades ont encore la nostalgie d’une Place Rouge, trop rouge pour permettre un consensus unanime. Nous n’envisageons, nous, la possibilité de cet accord qu’à l’intérieur d’un processus qui accumule des contenus programmatiques et des risques de réalisation, des décisions partiales et des mouvements tendanciels: le thème de la transformation de la multitude de chair en corps, certes non résolu, constitue un thème central.
Macherey sera probablement très heureux de me l’entendre dire. Cependant j’insiste sur le fait que ce problème ne peut être évité ; je soutiens d’autre part que la non résolution de ce problème n’enlève rien à la réalité des conditions dans lesquelles il a été posé. Un problème non résolu n’est pas un problème supprimé. Macherey a une certaine antipathie pour la biopolitique : il lui semble, non sans raison, que celle-ci peut se réduire à une espèce de nuit vitaliste dans laquelle tous les chats sont gris. Ce soupçon est tout à fait légitime. Pour nous (nous l’avons répété à plusieurs reprises) le biopolitique n’est que le terrain que les luttes de classe, qui sont à présent celles des multitudes, ont été amenées à créer – topologie, donc, des luttes dans le postmoderne. C’est dans le biopolitique que les désirs, les besoins, les luttes du travailleur intellectuel investissent la société, reprennent les modes de vie en tant que conditions de la production et de cette façon, seulement de cette façon, peuvent se permettre d’attaquer l’exploitation. De son côté, Macherey semble avoir une certaine complaisance (ou peut-être de la nostalgie) pour la dialectique – certes pas pour celle de Hegel qui, d’un coup de baguette magique, réussit toujours à transformer la négation en un (bizarre mais) sublime mouvement de l’Esprit. Il semble donc éprouver de la sympathie pour une dialectique matérialiste des relations de pouvoir à même de mettre en jeu puissances et productions. En ce qui me concerne, je veux bien jouer à ce jeu-là pourvu qu’il n’ait pas de prétention à la synthèse, à la sublimation, à la téléologie – à l’Aufhebung.. Il suffira de faire attention au fait que rentrer dans ce jeu revient à se mouvoir dans une zone à haut risque. Construire la multitude, « faire multitude », c’est courir ce risque.
Tout cela me ramène à la première partie de l’exposé de Macherey au sujet de Multitude – lorsqu’il souligne l’insistance de la tendance, le devenir historique, le devenir réel de la possibilité, la nécessité de la puissance. Nous savons que la tendance objective est aussi, d’une certaine façon (il faudra toujours le vérifier), un dispositif subjectif : c’est dans cet entre-deux que nous construisons – c’est notre seul désir – un programme post-socialiste. Déterminer le commun, dans une démocratie de tous et pour tous – un commun construit, de nouveau, chaque jour, entre résistance et désir, organisé par le contrôle collectif de ce processus et de sa gouvernance : un nouveau constitutionalisme révolutionnaire ? Peut-être. C’est très probablement ce que Spinoza avait en tête et que l’anthropologie post-moderne possède virtuellement. Et nous conclurons en proposant une formule : la multitude n’a pas pour ambition de prendre le pouvoir, mais de gérer le commun.
(traduit de l’italien par Christine Dubacquié)