La marche du temps

Retour au politique, renouveau de la politique

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Pour la première fois, Futur Antérieur consacre la majorité de ses articles aux questions que pose aujourd’hui la crise du politique et la politique dans la crise. A cela, rien d’étonnant : le projet de la revue – accueillir pour aider à leur renouveau recherches théoriques et analyses critiques – a toujours été explicitement sous-tendu par une volonté politique évidente : la réflexion est une des conditions nécessaires à la remise en cause de cette société inacceptable, un des moyens essentiels de renouveler une perspective révolutionnaire qui prépare un avenir autre en dressant le bilan du passé.
Si nous nous attelons aujourd’hui à cette tâche, c’est sans doute parce que la politique est redevenue possible, après tant d’années où luttes et révoltes étaient canalisées, déviées de leur logique propre par l’affrontement entre États et appareils bureaucratiques dépendants d’eux, autour duquel se structurait la réalité mondiale. La crise dudit “socialisme réel” fait éclater au grand jour la barbarie qui était inscrite dans les fondements mêmes de régimes dont la rupture avec le capitalisme était illusoire. Cette mise à nu d’une indicible mystification est lourde de dangers immédiats. Mais elle a un avantage énorme : elle dévoile en même temps les contradictions du capitalisme, apparemment triomphant – et pose du même coup la nécessité de trouver, dans la pratique des luttes, les réponses possibles. Disons, pour les amateurs d’histoire, que nous n’en sommes pas à devoir “recomposer” une gauche usée jusqu’à la corde mais, à l’instar de Marx participant en 1864 à la fondation de l’Internationale, à penser un mouvement d’émancipation, nouveau parce qu’adapté aux transformations actuelles des rapports sociaux.
Notre première démarche a été une tentative encyclopédique visant à aborder toutes les questions que pose aujourd’hui la crise u projet révolutionnaire : un, deux numéros spéciaux furent envisagés. Nous y avons renoncé, par souci d’efficacité : nous ne concevons pas notre rôle comme celui de fournisseurs du programme absolu. Nous souhaitons seulement créer les conditions d’un débat stratégique qui ne peut être mené à bien qu’au niveau collectif des acteurs potentiels du changement, d’où ce numéro de Futur Antérieur qui, en abordant des questions précises – l’état de l’Europe, la crise du Welfare State, la situation italienne, etc. – pose autant de questions générales, à partir desquelles la réflexion critique peut et doit suivre son cours.
Par-delà la diversité des thèmes abordés et les nuances des analyses proposées, une série de problèmes semble s’imposer. En premier lieu, le pouvoir. Il convient de se situer dans la problématique posée par les mouvements nés, en France et en Italie notamment, en 1968 (et donc de récuser l’effet de répétition de ceux qui ont tenté de les interpréter en fonction des théories traditionnelles de la révolution – avec le succès que l’on sait !). Ces mouvements qui, en dépit des reculs évidents, continuent à vivre dans les formes nouvelles de lutte de ces dernières années (coordination par exemple) ont posé de fait la question de l État et du pouvoir sur des bases inédites.
L’État n’est la matérialisation du pouvoir de la classe dominante que dans la mesure où il est centralisation articulée de l’ensemble des relations de pouvoir qui transmet la vie quotidienne sous le capitalisme. L’État n’a les apparences de l’omnipotence que parce qu’il exprime, sous la forme bureaucratique qui est son essence, les rapports d’exclusion constitutifs du lien social : exclusion des femmes, exclusion des étrangers, plus généralement exclusion de l’Autre. Ignorer cette dialectique on ne peut plus concrète, faire de la “conquête” du pouvoir central l’axe de toute politique, c’est se condamner à l’adaptation au modèle de domination par lequel s’effectue la reproduction des rapports d’exploitation et d’oppression.
Dans ces conditions, la transformation de la société ne peut être envisagée d’abord par rapport à l’État ; elle doit être conçue avant tout par rapport au pouvoir. Cela ne signifie pas que la question de l’État ne demeure pas décisive mais qu’elle ne peut être abordée qu’en fonction de l’institution d’une autonomie sociale des producteurs – par définition globale et multiforme. L’échec de la tentative léniniste n’est pas dû seulement aux conditions difficiles de la société russe ; il prend naissance dans la problématique même de l État et la Révolution qui, malgré son intérêt, aboutissant à la constitution d’un “contre-État” (et non d’une autre forme de pouvoir). Le risque de bureaucratisation était inhérent à cette limitation.
Poser le problème de la transformation dans les termes de l’autonomie amène à s’interroger sur le sujet collectif de l’action révolutionnaire. Il faut en finir avec le mythe du prolétariat salvateur, et ceci pour plusieurs raisons. La première – et peut-être la principale – tient aux transformations mêmes de la production (dont les modifications de la structure de la classe ouvrière ne sont qu’un aspect). Comme le soulignent plusieurs des articles de ce numéro, l’intellectualisation de l’acte productif entraîne, entre autres conséquences, une mise en cause du statut de l’entreprise et ouvre la voie à une transversalité des actions, qui ne se limitent plus à des revendications quantitatives mais portent sur l’organisation même de la production. C’est à cette tendance qu’il faut donner forme pour qu’elle devienne mouvement.
L’universalisation potentielle de l’action des producteurs lui confère une dimension politique qui, pour la classe ouvrière “classique”, ne résultait que de la médiation des organisations. La constitution en sujet collectif de la transformation passe donc par une série de luttes qui, débordant le cadre de l’entreprise, portent sur tous les aspects de la vie sociale, contre toutes les formes d’oppression. Aussi bien le sujet de l’action révolutionnaire ne peut-il être que multipolaire, réalisation de l’alliance entre ceux qui, dans des secteurs qui isole les uns des autres aujourd’hui la nature même des rapports sociaux capitalistes, combattent l’exploitation, le racisme, l’inégalité structurelle des rapports entre les sexes. Dès lors, la tâche est double : aider chaque secteur à trouver les formes d’action qui permettent un maximum d’autonomie et assurer une coordination stable entre les différents secteurs. Nous sommes loin des débats classiques sur l’organisation !
La constitution du sujet ne peut se réaliser qu’au niveau politique. L’affirmer n’est pas se réfugier dans l’abstraction – si l’on définit le politique dans toute sa dimension – qu’est la remise en cause par la conquête de l’autonomie des rapports sociaux fétichisés, tels qu’ils s’imposent ouvertement aujourd’hui à tous les niveaux de la communication. Et c’est ici que l’établissement d’un nouveau rapport au pouvoir prend une importance décisive. L’idée de programme est tombée en désuétude, victime des palinodies multiples des gauches officielles. Il faut renouer avec elle, en la transformant radicalement : ni programme de gouvernement (dont on sait qu’il ne sera pas appliqué parce que les possibilités de réalisation sont annulées par les conditions mêmes de l’arrivée au gouvernement), ni programme de “transition”, comme le concevait Trotsky à la suite de l’Internationale communiste, sous la forme d’un ensemble de mesures “inacceptables” par le capitalisme. Un programme adapté aux bouleversements en cours ne peut être que la généralisation (par le dégagement de leur axe commun) des actions diversifiées pour permettre la réappropriation par la majorité de la population de l’administration des affaires communes. Il s’agit donc de donner à des problèmes précis des réponses concrètes qui soient une incitation à la prise en main collective du collectif (dans ce numéro J.-M. Vincent montre comment l’indispensable création d’un espace public européen passe par le face à face avec tous les aspects de la construction européenne).
Reste la question de l’espace dans lequel inscrire ces efforts. Pour nous, l’Europe constitue, à l’heure de l’essoufflement des États-nations, le cadre d’une action qui soit à la hauteur de la mondialisation. La remise en cause du modèle libéral-bureaucratique qui préside à l’heure actuelle à la construction de la CEE ne peut se faire qu’à un niveau plurinational. Son succès, quels qu’en soient les délais, est la condition nécessaire à un dépassement du capitalisme, dans chaque pays de l’Europe mais aussi au niveau mondial, par la négation de l’ordre néo-impérialiste qui s’impose depuis l’effondrement de l’URSS.
En ouvrant ces perspectives, il devient possible de modifier le temps de la politique qui, à la veille du XXIe siècle, est marqué par l’accélération de bouleversements et de catastrophes qui contribuent tous à maintenir la longue durée de l’ordre existant. Le projet de transformation doit s’inscrire lui aussi dans le temps long du cumul des expériences, différent de l’attente crispée du moment court de la crise révolutionnaire, qui a trop caractérisé l’aile radicale du mouvement ouvrier. De l’adéquation à une perspective à long terme dépend la capacité à transformer l’événement en rupture.
Tels sont certains des thèmes qui, ressortent des analyses contenues dans ce numéro de Futur Antérieur, peuvent servir au débat futur. D’aucuns leur reprocheront leur généralité : c’est oublier que le retour du politique comme la reviviscence de la politique impliquent un retour critique sur les concepts qui ont été ceux du mouvement ouvrier.