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Revue du livre d’Alain Joxe : L’Empire du chaos

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Sur Alain Joxe : L’Empire du chaos : les Républiques face à la domination américaine dans l’après-guerre froide (La Découverte, 2002).Face à la perte d’intelligence de l’état des choses, qui caractérise la réflexion politique de l’après-guerre froide, on peut baisser les bras et se laisser aller au fatalisme ou tenter d’élaborer un nouveau cadre d’analyse. Comme dans ses travaux précédents, Alain Joxe montre qu’il fait résolument partie de ceux qui n’ont pas baissé les bras. Il se défend pourtant d’une telle intention. À ceux qui lui demandent de définir l’état du monde, d’expliquer les changements, il répond que c’est un travail de chamam, littéraire, magique : tout sauf un travail scientifique. Il propose cependant un cadre d’analyse, présenté sur le mode mineur comme un bilan stratégique et politique des douze années écoulées depuis la guerre du Golfe (p. 5), et sur le mode majeur à travers une définition de l’état géopolitique du monde : « le monde est bien unifié par une nouvelle forme de chaos, puisque ce chaos est impérial, dominé par l’imperium des Etats-Unis, mais non pas commandé par lui » (p. 15).
Magie ou pas, cette tâche est doublement importante. Tout d’abord parce que d’autres proposent également de nouvelles représentations de cet état des choses et qu’il y a concurrence, et même plus, entre ces représentations. Alain Joxe combat explicitement l’une d’entre elles, qu’il qualifie de « politologie de Disneyland » (p. 100) et dont il rend compte dans les chapitres 4 et 5, à travers un commentaire de l’idéologie officielle des gouvernements Clinton et Bush en matière de relations internationales et de stratégies militaires. Ensuite, parce que ces représentations ne sont pas seulement des vecteurs d’intelligence du monde, mais aussi des cadres qui définissent des actions et leurs modalités. S’il y a concurrence et même plus entre ces représentations, c’est justement parce qu’elles sont indissociablement des conceptions de l’action géopolitique et militaire à l’échelle du monde : il y a lutte à mort au sens propre du terme.

Comment Alain Joxe nous propose-t-il de comprendre le monde dans sa « complexité néo-médiévale » ? Le titre de l’ouvrage – l’Empire du chaos – est à plusieurs facettes. Il met en avant une image que son auteur juge satisfaisante pour décrire l’état du monde depuis les années 1980. Il ne fait pas référence à la théorie du chaos, non que cela manquerait d’intérêt : il ne serait pas anodin, en effet, de qualifier le monde de chaos, pour affirmer que l’indiscernabilité de l’état du monde est un élément indépassable, que l’imprévisible n’est plus l’ignoré ou l’insuffisamment connu, mais a désormais une consistance indissoluble (cf. I. Prigogine et I. Stengers, Entre le temps et l’éternité, Champs Flammarion, 1988). Mais Alain Joxe emploie la notion de chaos de manière plus lâche. Dans la traduction anglaise de son livre, il a d’ailleurs accepté qu’elle soit rendue par « disorder ». Plus simplement, le monde est à ses yeux marqué par un déchaînement de la violence à toutes les échelles – du continent au quartier -, et par une stratégie des États dominants qui consiste à spatialiser cette violence dans l’hémisphère sud. Il est aussi la proie du néolibéralisme, autrement dit d’un pouvoir exercé sans contrôle aucun par des entreprises privées transnationales, pouvoir qui fait émerger une nouvelle classe nobiliaire, une sorte d’élite internationale coupée des peuples. Parmi les États dominants, il y a un acteur principal : les Etats-Unis – et peut-être le titre fait-il aussi écho à l’emploi, vers la fin des années 1960, de l’expression d’Empire américain pour qualifier les Etats-Unis. Ceux-ci sont à la tête de l’empire, mais ne veulent pas prendre la responsabilité des sociétés qui leur sont soumises. Ils se contentent, selon Alain Joxe, de réguler le désordre, par le moyen de normes financières et d’expéditions militaires. Aussi sommes-nous dans un empire sans imperium.
À l’heure actuelle, le risque qu’encourt le monde est celui d’une violence globale, infligée au moyen la révolution électronique qui permet de tuer « en col blanc », assis derrière son ordinateur. Entre la guerre du Golfe et la guerre d’Afghanistan, nous sommes en effet passés à l’ère de la RMA – Revolution in Military Affairs -, qui fait de l’informatique et de l’électronique les armes principales de la supériorité militaire américaine. Cette froide barbarie est d’autant plus à craindre que parmi les deux écoles de pensée impériale distinguées par Alain Joxe, s’impose selon lui sous la présidence de Bush Jr. celle qui, fondée sur l’idée d’un choc des civilisations, conçoit la protection exclusive de la communauté nationale américaine comme la finalité du pouvoir impérial, au détriment d’une autre, pour laquelle l’extension de l’empire correspond à un enlargement du libre marché au-delà des Etats-Unis et de l’Europe. Cette dernière se paye certes du prix d’un violence sociale et politique à l’échelle « micro » et « nano », mais elle est un moindre mal.

Alain Joxe définit un projet politique pour agir dans ce monde. De la manière la plus générale, il faut parvenir, nous dit-il, à concevoir et à mettre en place un ordre, non parce que l’ordre est bon en soi, mais parce que dans une situation de chaos, c’est l’ordre et non le désordre qui est d’actualité. Afin de préciser cette perspective et de lui donner une traduction politique, il introduit l’opposition entre la république et l’empire : il faut faire émerger la république, qui fait du peuple le sujet souverain et le protège. Comme telle, elle est la seule forme de résistance légitime à l’empire. Alain Joxe n’entend pas valoriser, à travers ce discours, l’État-nation souverain, dont il souligne au contraire la fragilité à notre époque. La république à laquelle il songe est et doit être internationale, comme l’indique la tâche qu’il assigne aux gauches européennes – « les gauches doivent nécessairement mettre à leurs programmes, désormais à l’échelle globale (qui est déjà celle de la droite), la lutte contre l’inégalité et la misère et pour l’extension de la souveraineté, de la culture, de la responsabilité civique et de la paix à toutes les classes populaires » (p. 72).
La réalisation de ce projet confère à l’Europe un rôle particulier. En effet, selon Alain Joxe, il faut penser cet ordre républicain à partir de l’idée qu’une Europe politique peut émerger. En vertu de ses traditions politiques, en effet, celle-ci est seule susceptible de promouvoir, au sein du chaos, l’idée de république sociale et fraternelle. Une telle idée est particulièrement vivace en France : « Penser la forme d’un ‘désordre’ qui soit liberté compatible avec la fraternité politique sans produire de l’inégalité, n’est pas hors de portée de l’imagination. C’est l’Europe qui devrait normalement être le creuset d’une telle remise en forme du possible. Et, en Europe, la France joue un rôle particulier qui vient non pas de sa puissance, mais de son histoire et de sa position géographique de carrefour. Depuis l’interruption de la Révolution, depuis Thermidor, on n’a jamais cessé d’y penser politique malgré l’État, contre l’État, en dehors de l’État. » (p. 25). Selon Alain Joxe, ce rôle que la France pourrait jouer tient tout particulièrement à la Constitution de l’An I (1793), dans laquelle la propriété privée n’est considérée que comme un droit de jouissance civique défini par la loi et dans laquelle l’internationalisme est affirmé avec force. Le pari est fait d’une expression de la solidarité à l’échelle européenne et même globale, en vue notamment d’aborder la question de la dette des pays du tiers-monde.

La formulation de ce projet politique n’est pas exempte de surprise. Elle fait de Hobbes sa référence principale (en partie articulée à la pensée clausewitzienne). Cette référence est inattendue à de multiples égards. Hobbes n’est-il pas, tout d’abord, le théoricien d’une époque où le monde (du moins celui envisagé par l’histoire de la pensée occidentale) était structuré en États-nations souverains (cf. G. Marramao, Dopo il leviatano – Individuo e comunità, Bollati Boringheri, 2000)? N’est-il pas temps de remiser Hobbes dans le grenier des théories qui témoignent d’un autre temps de la pensée politique ? Dans la représentation de l’état du monde proposée par Alain Joxe, la souveraineté des États-nations est d’ailleurs fort mise à mal. D’autre part, si la pensée de Hobbes est associée à la question de la souveraineté du peuple, le caractère démocratique de sa théorie apparaît sous un jour ambigu. Le pacte est noué entre des hommes qui souhaitent sortir de l’état de nature et s’engagent à abandonner tout leur droit naturel, à l’exception de celui de défendre leur vie, au profit d’une personne publique qui les représente et décide au nom de leur utilité commune. L’ambiguïté de cette conception, eu égard à la souveraineté du peuple, tient à la forme de cet engagement. Le pacte ne semble pas engager le souverain lui-même et trouble de ce fait l’idée de souveraineté du peuple. Alain Joxe ne considère guère cette ambiguïté. Il lit Le Léviathan à partir du Béhémoth, c’est-à-dire la construction d’un ordre souverain dans un contexte de crise, de guerre, de danger. Le Dieu mortel, c’est alors l’érection d’un ordre contre l’extrême désordre, la protection du peuple contre le chaos : « l’idée que la République moderne naît en idée par Hobbes peut être discutée, bien évidemment. Si je choisis ce moment-là, c’est parce que j’admets que la République ne peut pas naître sans révolution et que Hobbes, par sa méthode d’examen, considère la crise totale de l’État comme le moment le plus parlant de la théorie du pouvoir. J’appelle révolution un type de mouvement populaire de masse défiant le danger de mort pour l’amour du bien commun, au cours duquel les convictions populaires profondes expriment et rendent possible le désir de renouveau de la société, de l’État et du bonheur » (pp. 45-45). C’est un Hobbes séduisant, mais pour le moins hétérodoxe.

Alain Joxe ne se prononce pas sur les relations qu’il entretient avec Empire de A. Negri et M. Hardt (tr. de D-A. Canal, Exils/ Essais, 2000). Pourtant, leur confrontation est riche d’enseignements, en terme de théorie et de pratique politiques. Il partage avec ce texte de référence – on n’ose dire la Bible – du mouvement anti-mondialisation quelques points communs : l’ambition d’élaborer une grille d’intelligibilité du monde, celle de définir un projet politique transnational pour ce nouvel état du monde, le rôle particulier assigné dans les deux cas aux Etats-Unis et à une nouvelle élite internationale et enfin, la forme « manifeste » qu’à un moment ou un autre, les deux ouvrages adoptent. Il nourrit également de véritables divergences avec cet ouvrage. L’usage de la notion d’empire n’est pas identique dans l’un et l’autre livres. Alain Joxe insiste sur l’idée d’imperium. Negri et Hardt rendent compte de leur usage de la notion d’empire à travers deux raisons différentes : « Avant toute chose, donc, le concept d’Empire pose en principe un régime qui englobe la totalité de l’espace ou qui dirige effectivement le monde ‘civilisé’ dans son entier. Aucune frontière territoriale ne borne son règne. Deuxièmement, le concept d’Empire se présente lui-même non comme un régime historique tirant son origine d’une conquête, mais plutôt comme un ordre qui suspend effectivement le cours de l’histoire et fixe par là même l’état présent des affaires pour l’éternité. » (Empire, Préface, tr. de D-A. Canal, Exils/ Essais, 2000, p. 19). Cette différence se double d’un autre écart : Alain Joxe n’assigne pas aux multitudes un rôle particulier dans le projet d’ordonnancement du monde à partir de l’idée de république sociale et fraternelle, alors qu’elles doivent jouer un rôle déterminant dans l’avènement d’une constitution démocratique mondiale pour Negri et Hardt. Il nourrit même une certaine distance à l’égard de la valorisation des multitudes et du rôle politique émancipateur que ces derniers leur assigne. La confrontation des deux ouvrages met de nouveau Hobbes au centre de la scène (l’auteur du Léviathan est décidément très présent dans la pensée politique contemporaine : on pense aussi à la traduction du Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes – sens et échec d’un symbole politique – de Carl Schmitt, publié en 2002 par Le Seuil/ L’ordre philosophique, et aux polémiques que cette publication suscite). En effet, Hobbes joue, à propos de la multitude, le rôle d’un marqueur de séparation entre Alain Joxe et Negri et Hardt. En effet, le projet politique de ces derniers ne saurait s’appuyer sur la référence à Hobbes, qui valorise la figure du peuple au détriment de celle de la multitude et rejette la multitude dans le non-être politique : « le nom de multitude étant un terme collectif signifie plusieurs choses ramassées, et ainsi une multitude d’hommes est le même que plusieurs hommes (…) On ne doit donc pas lui attribuer aucune action quelle qu’elle soit » (Le Citoyen ou les fondements de la politique, 6, remarque, tr. de S. Sorbière, GF Flammarion, 1982, p. 149).

Alain Joxe, afin de mener ses analyses et développer ses idées, se comporte théoriquement comme un condottiere en guerre : il procède à des incursions dans divers champs théoriques, pille les notions qui peuvent servir sa réflexion, les assimile à son royaume. Il a désappris – ou n’a jamais su – le cloisonnement disciplinaire, la fidélité à la pensée de l’auteur requise dans toute exégèse. Cependant, les livres, une fois publiés, mènent une vie indépendante de leurs auteurs. Aussi n’est-il pas interdit au lecteur, même lorsque Alain Joxe affirme sa liberté d’usage des références, de formuler plusieurs questions et de définir des lignes de partage : peut-on accueillir dans une même tradition républicaine Machiavel, Hobbes et Rousseau ou faut-il envisager plusieurs traditions républicaines et leur éventuelle divergence ? Machiavel, lui aussi penseur d’un ordre institutionnel en temps de crise et référence majeure de nombreux républicains, n’aurait-il pas très bien fait l’affaire d’Alain Joxe ? Peut-on d’autre part faire l’économie, dans la référence à Hobbes, de la crainte comme fondement de l’ordre ? Quel est, dès lors, l’inévitable coût d’une telle référence ? Quelle voie d’action politique privilégier aujourd’hui : celle qui conduit à l’émergence d’un peuple souverain à l’échelle transnationale, sujet d’un nouvel ordre républicain, ou celle qui mène à une constitution démocratique fondée sur le pouvoir constituant des multitudes ?