Une revue aime parfois expliquer à son lecteur qu’il a raison de la lire elle, et pas une autre. C’est le cas de cette jolie revue qui s’appelle Tiqqun. On y apprend que Multitudes est le repaire d’une espèce d’intellos très dangereuse : les négristes[[Rappel au lecteur qui ne maîtriserait pas encore tous les «-ismes» qui ont toujours plombé l’esprit de ceux qui ne se sont jamais intéressés au réel : c’est Arthur Rimbaud qui fut le premier négriste («Oui j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre»). C’est une grande discussion entre nous de savoir si nous adoptons ce -isme. Il semblerait quand même que oui, étant donné que Toni N. s’est déclaré pour.. Réformistes, statolâtres, arrivistes ratés, débiles en tutu rose, vendus en tout genre, pacifistes coupables de faire le jeu du Capital et de l’État, nous sommes un ennemi, dans l’immense constellation des traîtres.
Le texte qui suit est un texte pour rire. Né d’un grand rire, il s’en veut le prolongement et ne procède d’aucune haine, ni d’aucun réflexe paranoïaque. Il refuse aussi l’injonction d’avoir à formuler un enjeu. Tout enjeu nous renverrait à un «champ» que nous fuyons. Aucun enjeu, aucune envie, nos désirs s’investissent ailleurs. Un intermède moliéresque plutôt : quelques pas de danse pour éviter le crachat de l’esprit de pesanteur.
Une hyper-acuité morbide des sens
Le Tiqqun est un être très sensible. «Nous autres décadents avons les nerfs fragiles. Tout ou presque nous blesse, et le reste n’est qu’une irritation probable, par quoi nous prévenons que jamais on ne nous touche». C’est toute une ontologie qui se dit dans ces quelques lignes inaugurales d’une «introduction à la guerre civile»[[Tiqqun, page 2.. Une ontologie très duale et assez simple : le réel c’est nous et les autres. Les autres supportent tout, leurs nerfs sont narcosés par les poisons psycho-actifs d’un Spectacle omniprésent, leurs corps pris en charge par le Biopouvoir à un point que ça en est fichu. Les autres, en fait, c’est tous les faux contestataires (dont Multitudes). C’eût été digne d’un léninisme déplacé et vieillot que de boviniser ou oviniser le prolétariat qui parle par la bouche du Tiqqun. Du coup, «nous» c’est beaucoup plus que le Tiqqun, autrement dit, le Tiqqun c’est beaucoup plus qu’une revue. «Nous, c’est une masse de mondes, de mondes infra-spectaculaires, intersticiels, à l’existence inavouable, tissés de solidarités et de dissensions impénétrables au pouvoir[[Tiqqun, page 32.». On est très impressionné. Ça fait quand même rêver cette zone rouge que le pouvoir ne pénètre pas. Mais le plus amusant est de tomber, en feuilletant la revue, sur le passage de La Volonté de savoir, où Foucault parle de l’essaimage des foyers de résistance, qui ne s’explique que par la dissémination en réseau des relations de pouvoir, à travers tout le corps social, par delà les appareils et les institutions. Un tel souci philologique nous laisse pantois[[Rions un peu : « certes on ne peut pas dire que les négristes se soient jamais embarrassés de soucis philologiques ».. On se perd en conjectures et hypothèses quant à la cohérence d’un discours qui se réclame de Foucault et situe son ego révolté dans un en dehors des relations de pouvoir. « Là où il y a pouvoir, il y a résistance et pourtant, ou plutôt par là même, celle-ci n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir [… Il n’ y a donc pas par rapport au pouvoir un lieu du grand Refus – âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire[[La volonté de savoir, pages 125-126, Tel Gallimard.».
On sera sensible au vide de ces énoncés, vide de l’ontologie, en dépit des lectures affichées (Deleuze et Guattari). C’est le vide des énoncés du post-situationnisme qui en appelle au chaos et à la guerre sociale contre tous les réformismes mous. Un certain anti-programmatisme, qui a dépassé le léninisme, mais reste incapable d’envisager une ontologie du désir et la question des stratégies politiques immédiates, par où les « sujets » misent, entre autres modalités stratégiques, sur l’efficace d’une parole agissante. Et cette parole agissante constitue bien autre chose que ce vide dont souffrent ces énoncés ( « le chaos sera notre grève », « oui au mouvement réel et à tous les comportements qui rompent avec la passivité »).
Au delà de ce vide, il y a aussi, dans ce discours de l’hyper-nervosité, non seulement un dispositif de distinction, mais, si l’on y regarde bien, un risque d’épicurisme vraiment drôle, et très peu séduisant sur le plan politique. Au beau milieu de tout l’attirail des références prestigieuses que Le Tiqqun ne manque jamais d’exhiber, voilà ce bon vieil Épicure et son hypersensibilité maladive qui revient. Nietzsche, en bon philologue, lui, a remarquablement formulé la vérité effroyable de l’épicurisme : « L’épicurien choisit pour son usage les situations, les personnes, voire les événements qui conviennent à sa constitution extrêmement irritable, et il renonce à tout le reste ; ce qui revient à dire presque tout[[Le Gai Savoir, IV, § 306. ». Laissons les hyper-nerveux dans leur retranchement mortifère (mort du monde). C’est peut-être ça que ça veut dire «Tiqqun», dans la langue imaginaire de «cet organe de liaison du Parti imaginaire» : «mort du monde». Il y a des conceptions plus joyeuses et productives de la fuite, des réactions plus constructives à la honte qui peut nous saisir face au monde comme il va.
Des «Procès» sans sujet
Le Tiqqun, en effet, a un drôle de nom parce qu’il ne veut pas être repérable comme sujet indivis. Il a tout à fait raison, le Tiqqun, de prendre ses distances avec le sujet ; il s’inscrit par là dans une belle et forte tradition philosophique. Deleuze et Guattari, qui ne croyaient plus, eux non plus, au sujet, voulaient faire pareil, au début, avec Mille plateaux. Ils ont beaucoup cherché : « mazschinne et linedefouite ? », « daisir et abafreud ? », « Zomerhi et redeterrideterritirialisation ? ». Mais ils y ont renoncé, et ont gardé lâchement leur nom, probablement sous la pression sournoise de l’habitude, ou de quelque inconsciente vanité d’auteur[[« Pourquoi avons-nous gardé nos noms ? par habitude, uniquement par habitude. Pour nous rendre méconnaissables à notre tour. Pour rendre imperceptible, non pas nous-mêmes, mais ce qui nous fait agir, éprouver ou penser. Et puis parce que c’est agréable de parler comme tout le monde, et de dire le soleil se lève, quand tout le monde sait que c’est une manière de parler. Non pas en arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire je. Nous ne sommes plus nous-mêmes. Chacun connaîtra les siens. Nous avons été aidés, aspirés, multipliés. », Mille Plateaux, p. 9.. Le Tiqqun, lui, résiste à toute vanité d’auteur. Aucun texte n’est signé. le Tiqqun, c’est personne et tous les damnés de la terre en même temps, sauf les traîtres et les réformistes, bien entendu, qui n’échappent jamais à leur critique intransigeante. Il résiste d’ailleurs à toutes les lâchetés et compromissions coupables, qui vous font basculer sans qu’on y prenne garde du côté de la fausse contestation des réformistes et des moutons citoyens : un travail, de l’argent, un rapport permanent et quotidien à des marchandises de toute sorte, ça y est, vous êtes fichu pour la révolution. Le Tiqqun est là pour nous rappeler à un peu de pureté révolutionnaire et nous culpabiliser. C’est que le Tiqqun parle d’un endroit imaginaire où l’argent a été aboli et où une autarcie productive totale est assurée. Le seul moment désagréable est lorsqu’il doit aller acheter le dernier Agamben dans une librairie, ou la réédition bon marché des Dits et écrits de Foucault, qu’il n’avait pas réussi à démarchandiser par le vol chez Gibert. À part ce petit flirt dégoûtant, mais très exceptionnel, avec la marchandise et l’argent (que les chômeurs sont cons de réclamer du fric ! pour acheter quoi ?, plus de marchandises !), le Tiqqun veille à sa pureté. Ça lui fait bien un peu mal de se voir affublé d’un code-barre, et de siéger à côté d’Esprit et de Multitudes, sur la table des revues de la librairie Compagnie. Et d’être touché par les sales mains de ces intellocrates en puissance ou en acte. Pour se calmer, il va relire le chapitre du Capital sur le fétichisme de la marchandise, ou La société du spectacle, et ça va mieux.
Car le Tiqqun aime beaucoup lire et nous le montrer. C’est une admiration sans borne qui nous saisit devant le nombre impressionnant de références intellectuelles que cette revue maîtrise et arbore fièrement. C’est un plaisir, pour qui possède ne serait-ce qu’un dixième du capital culturel hérité et optimisé par Tiqqun, de deviner tous les auteurs prestigieux qui ont pu inspirer la pensée tiqqunienne. C’est Spinoza, Agamben, Foucault, Debord, Deleuze, Guattari, Jean Guitton, Schmitt, qui sont comme fondus et remixés en une prose unique. Nous ne croyons pas nous tromper en scrutant au fin fond de l’inconscient tiqqunien la pulsion thomiste de la Somme. Quelque chose de définitif, qui reprend l’ancien, le fusionne et le dépasse, et veut constituer une pensée absolument singulière, qui s’échine, de plus, à se définir contre et à se positionner dans un champ intellectuel dont il aimerait tant la reconnaissance au fond. Lui qui déclare tant aimer les grands voyages schizophréniques des formes-de-vie quelconques, lui qui incarne «une masse de mondes», et relaie l’inaudible parole des «égarés, des pauvres, des prisonniers, des voleurs, des criminels, des fous, des pervers, des corrompus, des trop-vivants, des débordants, des corporéités rebelles», on s’amuse beaucoup de le voir dépenser autant d’énergie dans un fatras de références pas toujours digérées, et dans de micro-minables règlements de compte qui tournent à l’obsession (dont nous sommes les victimes réjouies). Tout ça pour se persuader de l’existence de deux navrantes vieilles lunes : 1) il y a un champ intellectuel. 2) j’existe dans ce champ en m’attaquant à ceux que je décide d’y mettre, même s’il n’en n’ont pas la moindre envie (nous). Tous ceux qui interviennent dans ce qu’ils projettent fantasmatiquement comme un champ intellectuel sont des chiens (désœuvrés).
Notre scienza est autrement plus gaya, ouverte, prête à l’emploi, objet partiel détaché des agencements antagoniques réels qui constituent le seul champ qui nous intéresse. Ou boîte à outils en attente d’un agencement à venir.