Les anormaux peuvent-ils devenir experts ? Les subalternes peuvent-ils parler ? Quel type d’objectivité peut produire une expertise des anormaux, des trans, des intermittents, des handicapés ou des drogués ? Quel peut être le savoir adéquat à un temps postorganique ? Prenant comme point de départ la notion de situated knowledge, savoir situé, de Donna Haraway, ce texte offre une cartographie schématique des déplacements des savoirs dominants vers une multiplicité de savoirs locaux ou minoritaires (critiques postcoloniales, postféministes, queer, trans), ainsi que du débat épistémologique sur l’objectivité féministe vers les généalogies politiques de la production des savoirs.

Aux coyotes des frontières,
G.A. et J.D.
in Memoriam

Les savoirs dominants s’effondrent. Non comme les twins towers se sont effondrées, laissant derrière elles un nuage de poussière qui alimente la mythologie-guerre, mais plutôt comme s’affaisse une forme sur la surface d’un écran de Tetris, ou mieux, comme s’évanouit un corps venant de se faire embrasser jusqu’à la morsure par une amante vampire.
Parler de cet affaissement des formes et des corps pendant qu’il est en train de se produire est en soi un exercice de révélation tactique. C’est faire avec Haraway du « bruit intentionné », de la « contamination stratégique » (Haraway, 1985). Dans l’état actuel de micro_guerre_totale pour la domination de la production des codes, donner une véritable cartographie des savoirs situés, un plan complet des vecteurs de critique des savoirs et langages dominants, reviendrait à renoncer au jeu. Il s’agira plutôt d’identifier certains déplacements des savoirs dominants vers une multiplicité de savoirs locaux ou minoritaires. Cette cartographie se veut donc partielle et schématique, une simple simulation textuelle, une collection de traces lumineuses déjà disparues qui cherchent à s’inscrire aujourd’hui dans la mémoire politique.

L’objectivité des anormaux

Les anormaux peuvent-ils devenir experts ? Les subalternes peuvent-ils parler ? (Spivak,1988) Quel type d’objectivité peut produire une expertise des anormaux, des trans, des intermittents, des handicapés ou des drogués ? Quel peut être le savoir adéquat à un temps postorganique? Il revient à Donna Haraway d’avoir kidnappé l’expression «situated Knowledge» (Haraway, 1988), «savoir situé», du domaine de la pédagogie expérimentale, et plus concrètement de la recherche des relations entre apprentissage, savoir et contexte (Lave, 1977), pour initier dans le féminisme un déplacement des débats épistémologiques sur l’objectivité vers une généalogie politique des savoirs.
Le savoir situé émerge comme une réponse au double bind dans lequel se trouve l’épistémologie féministe à la fin des années 80 dans sa définition de l’objectivité : d’une part entre le modèle du « constructivisme social radical » (que Haraway attribue fondamentalement à Bruno Latour), et l’« empirisme féministe » porté par Sandra Harding ; et d’autre part, entre le « savoir subjugué » et les éthiques du consentement informé.
Voici les limites du débat épistémologique. Selon Haraway, d’un côté le constructivisme considère toute forme d’objectivité scientifique comme étant le résultat d’un exercice rhétorique, l’effet des tensions entre différents acteurs sociaux dans un champ de forces. Ici, la science devient texte et champ de pouvoirs. De l’autre, l’empirisme féministe de Harding, au-delà de la radicale contingence historique des modes de productions de savoir, affirme la possibilité d’une forme d’objectivité féministe. Le premier modèle conduit selon Haraway à une herméneutique totalitaire : objet et sujet de la science sont réduits à des instances rhétoriques produisant des positions politiques cyniques et désengagées. Mais, dans l’ère de la domination informatique, le féminisme ne peut se permettre ce luxe moderniste et romantique (Haraway, 1988, 576-8). Toutefois, Haraway se distancie du modèle de Harding : héritier d’un certain humanisme marxiste, l’empirisme féministe reste dépendant des épistémologies transcendantes qui aspirent à un savoir pur et présupposent un sujet du savoir innocent et indépendant (Haraway, 1988, 580-2). Face aux autorités scientifiques universelles et aux relativismes culturels, Haraway soutient la possibilité d’un savoir situé comme pratique de l’objectivité subalterne. Il ne s’agit pas d’aller au-delà des deux modèles précédents ou de les dépasser à travers un Aufhebung dialectique, mais plutôt de les traverser pour les pervertir. Aussi bien le constructivisme radical que l’empirisme féministe se laissent contaminer par un savoir_vampire.

La frontière: site de production de savoir

Le savoir situé semble immédiatement faire référence à un lieu, une position, une localisation ou un site ; mais, une des complexités de cette notion est qu’elle vient à ébranler le lieu même de production du savoir. Alors, Savoir = Lieu, mais de quel lieu s’agit-il ? Ce lieu est une brèche, l’effet d’une série de déplacements : 1. des théories et mouvements anti-coloniaux vers une critique postcoloniale ; 2. du féminisme hégémonique hétérocolonial vers une critique de la construction transversale de la race, du sexe, du genre et de la sexualité… ; 3. des politiques des identités vers des politiques post identitaires ; 4. des politiques du corps vers des cyborgologies dénaturalisées.
1. On assiste à un glissement des philosophies du temps vers des philosophies de l’espace. La différence (non plus ontologique mais plutôt épistémo-politique) n’est plus déterminée par une qualité essentielle (anatomique, linguistique, symbolique, économique…) mais par une irréductible pluralité des lieux. Le savoir n’est ni abstrait ni délocalisé. Il n’existe pas en dehors d’une géographie précise. Walter Mignolo appelle « géopolitique du savoir » ce double procès de « spatialisation du savoir » et de « politisation du lieu » : « La conséquence la plus importante de la géopolitique du savoir est de comprendre que le savoir fonctionne comme les super flux de l’économie globalisée » (Mignolo, 2003). La guerre des savoirs vampires est une lutte pour le décentrement géopolitique de loci de l’énonciation scientifique.
On est dans une condition « glocale ». On habite une multiplicité d’espaces de friction, de zones frontalières. Les subalternes ne sont plus dans une simple extériorité coloniale ou sexuelle. Le savoir situé ne constitue pas une transgression venant des marges de la normalité (raciale, sexuelle, économique…). Aussi bien Paris qu’Avignon, le pénis-bio que la prothèse, sont devenus des zones hybrides de contact, de superposition. Chacune des villes et chacun des organes sont simultanément proches et distants, familiers et exotiques, intimes et étranges. À la différence des narrations anticoloniales, féministes et homosexuelles des années 70, qui établissaient des oppositions binaires entre colonisateurs et colonisés, ou normaux et pervers, tout en réservant à ces derniers un lieu d’extériorité morale, culturelle et même métaphysique par rapport à leurs oppresseurs, les savoirs postcoloniaux, queer et trans, entendent les régimes de normalisation coloniale ou sexuelle comme un champ de forces sans dehors possible. Il y a une pluralité de mondes qui ne sont néanmoins pas complètement extérieurs les uns des autres. Leibniz se laisse mordre au cou par Spinoza le vampire.
Les premiers discours postcoloniaux surgissent de cette condition tectonique de frottement. Le non-lieu ou le contre-lieu d’émergence des savoirs situés est la frontière (Andalzua,1987). Certains précurseurs des savoirs situés, experts des frontières : Franz Fanon, Aimé Césaire, Edouard Glissant. On trouve ici des narrations contre-coloniales qui n’accentuent pas l’autochtonie mais plutôt les zones de contact, les identités transversales et les espaces hybrides. Il s’agit de l’espace propre aux langues et identités créoles, métisses, mulâtres, post-indigènes. Dans une autre plaque géopolitique, le créateur des Subaltern Studies, Ranajit Guha, parle de construire une nouvelle historiographie. Si l’indépendance de l’Inde avait été conquise en 1947, il est temps maintenant de chercher « l’émancipation par rapport à l’épistémologie coloniale » (Guha,1988). Face au paradoxe constitutif du sujet colonial, Guha émet une critique anti-épistémologique radicale : les méthodologies scientifiques hégémoniques (aussi bien des sciences dures que des sciences humaines) et leurs catégories ne sont pas simplement incapables de révéler la subjectivité des subalternes, mais produisent plutôt elles-mêmes la condition de subalternité.
La question est : comment produire un savoir capable de rendre compte des agencements historiques des sujets subalternisés pas la colonisation ? Alors que dans les années 80, Spivak avait diagnostiqué avec un certain pessimisme épistémologique l’effacement systématique de la voix du subalterne dans le texte impérialiste, quelques années plus tard Bhabha, Mohanty, Alexander…et Spivak elle-même affirmeront l’existence de langages subalternes dans les fractures entre plusieurs discours hégémoniques. Loin d’une non-traductibilité radicale de la condition de subalternité, la critique postcoloniale réclame le statut frontalier de tout langage : il n’y a pas de langage qui ne soit produit de la traduction, de la contamination, du trafic. Si le savoir dominant se caractérise par une prétention au monolinguisme, alors les savoirs situés sont des hétéroglossies (Derrida, 1996). Le savoir_vampire est une technologie de traduction entre et à travers une multiplicité de langues qui se dressent contre la sur codification de toutes langues dans un langage unique.
2. Au cours les années 80, de nouveaux discours « glocaux » émergent dans une autre zone de friction, entre les États-Unis et l’Amérique centrale et du sud, mais aussi entre la pensée universitaire dominante et les langages du féminisme noir, chicano, lesbien et trans. Le Féminisme émancipationniste va être dénoncé par ses marges comme un savoir hégémonique. Le terme postféminisme enregistre ce déplacement du lieu de l’énonciation d’un sujet universel « femme » vers une multiplicité des sujets situés. De Lauretis parle d’une « rupture constitutive du sujet du féminisme » qui dérive de « la non coïncidence du sujet du féminisme avec les femmes » (De Lauretis, 1994, 7). Ce sujet excentrique du féminisme est le cyborg d’ Haraway. Il s’agit d’un bouleversement conceptuel des débats autour de l’égalité/différence, justice/reconnaissance, mais également essentialisme/constructivisme vers les débats autour de la production transversale des différences. Transféminisme est la forme que prend le féminisme quand il court le risque de la situation en multiplicité.
Le recours essentialiste à une seule notion de différence sexuelle ou de genre (essentialismes biologiques de la génitalité ou de la reproduction sexuelle, essentialismes marxistes dominés encore aujourd’hui par la notion de « division sexuelle du travail » ou par celle plus à la mode de « féminisation du circuit productif », essentialismes linguistiques ou symboliques) se voit aujourd’hui débordé par une analyse transversale de la production des différences. Il ne s’agit pas simplement de prendre en compte la spécificité raciale ou ethnique de l’oppression comme une variable de plus à côté de l’oppression sexuelle et de genre, mais plutôt d’analyser les espaces de superposition entre genre, sexe et race (la sexualisation de la race et la racialisation du sexe) comme des processus constitutifs de la modernité sexocoloniale. La race, la classe, le sexe, le genre, la nationalité…n’existent que comme faisant partie d’un réseau complexe de relations mutuelles. Il ne s’agit pas d’additionner politique homosexuelle, politique du genre, politique anti-raciste…Il s’agit d’inventer des « politiques relationnelles » (Avtar Brah, 1996), de créer des « stratégies d’intersectionnalité politique » (Kimberly Crenshaw, 1996) qui défient les espaces de « croisement des oppressions », d’interlocking opressions (bell hooks, 2000).
Voici quelques figures liminaires qui opèrent comme des indices de situationnalité : la « frontera » et « la peau » de Gloria Andalzua, la « batârde » et la « malinche » de Cherri Moraga, le « cyborg », le « coyote », le « virus », le Modest_Witness, l’OncoMouseÔ, le FemaleManÓ de Donna Haraway, « le sujet nomade » de Rosi Braidotti, « l’intellectuelle organique » d’Aurora Lewis, la « mimesis déviée » de Hommi Bhabha, le « drag » et la « citation subversive » de Judith Butler, le gender blending de Kate Bornstein, « l’hermaphrodyke » de Del Lagrace Volcano, « le gode » ou « la prothèse » de Preciado, la « trans-formation » de Terre Thaemlitz…Toutes ces notions délégitiment la pureté, la téléologie et l’unidimensionnalité des savoirs produits par les représentations de la modernité sexo-coloniale.
3. Le savoir situé s’oppose aussi au savoir subjugué et aux éthiques du consentement informé. D. J. Haraway branche en circuit fermé Foucault, Marx et le technolibéralisme pour produire un scratching. La boucle dit : savoirs = communautés = pouvoirs.
Le savoir subjugué n’est pas immédiatement un savoir situé. La subordination n’est pas une plateforme innocente produisant de l’objectivité. « La subordination, dit Haraway, ne constitue pas un sol pour une ontologie ». Face à l’évolution des politiques des identités des dernières 30 années, Haraway critique la facilité des savoirs subjugués à devenir des forces de normalisation et de naturalisation : institutionnalisations des politiques des genres, politiques gays et lesbiennes assimilationnistes, essentialisations nationalistes des projets anticoloniaux… Au pire, les savoirs subjugués tendent à l’élaboration des expertises_ victimes, à la naturalisation de l’oppression, à la construction d’un sujet politique fondateur (la femme, le prolétaire, l’homosexuel, le chômeur, l’artiste, etc.) et à la production de dehors constitutifs (les putes, les working poor, les trans, les intermittents, les travailleurs du sexe, etc.) comme condition de l’action politique. « Les positions des subjugués, dit Haraway, ne sont pas exemptes des ré-examens critiques, des décodifications, des déconstructions et des interprétations…L’identité ne produit pas de science ; la position critique si. » (Haraway, 1988, 586-7) Le savoir situé ne peut être non plus confondu avec les éthiques de consentement informé : des variantes ultra libérales du supercapitalisme global qui promeuvent l’accès au savoir (de l’usager, du malade, du travailleur) comme une condition de possibilité des choix informés dans un monde d’individus libres et égaux devant la loi.
Les épistémologies contre-hégémoniques se débattent entre deux sujets impossibles : d’une part, un sujet sphérique de l’histoire oppositionnelle (soit les « femmes du Troisième Monde », soit le sujet « queer », soit les paria de la terre…), un sujet révolutionnaire ultime qui opère comme moteur de l’histoire et qui, paradoxalement, peut parler au nom de tous ; d’autre part, un sujet éclaté par l’accumulation statistique des différences multiculturelles avec leurs savoirs bien informés. Dans le premier cas, on glisse progressivement vers une sorte d’internationalisme cosmopolite paria-queer ; dans le deuxième, nul besoin d’alliances politiques, mais plutôt de stratégies de com, de mécanismes de défense des droits des minorités (droits des femmes, des gays, des malades… en tant qu’ils sont aussi des consommateurs fidèles toujours à la recherche de plus de représentation et de plus de visibilité.
Au risque de tomber à nouveau dans un universalisme des méta-oppressions, on ne peut plus continuer à utiliser aujourd’hui le mot « queer » pour parler d’un savoir mineur ou local. Récemment en Europe et depuis déjà quelques années aux États Unis, le mot queer s’est vu surcoder, recoloniser par le discours dominant : Ardisson avait déjà déposé le mot queer en 1998 à l’INPI, mais il faudra attendre 2004 pour voir apparaître toute une série de discours normalisants aussi bien médiatiques (pinkinisation des identités), qu’académiques qui vont s’annexer l’épithète queer pour le prendre dans leurs propres effets de savoir-pouvoir. L’actuel contexte de réappropriation exige un déplacement encore plus vertigineux. Ma propre formulation « multitudes queer » est aujourd’hui un agencement politiquement obsolète. Queer ne peut constituer un sol lisse pour soutenir l’ ensemble des savoirs mineurs des genres, des sexes et des sexualités. Désolée pour les gourous, mais nous sommes en face d’une impossibilité constitutive de totaliser la critique. Il n’y a pas d’expert des experts locaux. Il est nécessaire de maintenir la fragmentation de l’énonciation en devenir : agencements transpédéféministesmusulmanogouines….Cela n’implique pas l’impossibilité d’une alliance locale des multiplicités ; bien au contraire, une alliance mineure n’existe que dans la multiplicité de l’énonciation, comme coupe transversale des différences.
Il ne s’agit pas de choisir entre un savoir hégémonique et voyou, et un ensemble de savoirs communautaires innocents et non-commensurables. Il n’y a pas de résolution pour une telle dialectique, puisque la dialectique et sa résolution sont elles-mêmes des figures du savoir unique. Il n’y a pas une forme privilégiée d’opposition mais une multitude de fuites. Le savoir situé ressemble, dit Haraway, au jeu « cat’s cradle » (Haraway, 2000, 156) : il ne se donne pas en tant qu’opposition, ni en tant que résolution dialectique, mais en tant que connexion rhizomatique.
L’objectivité située ne vient ni d’une subjectivité individuelle ni d’une identité essentielle. Elle est connexion synthétique des séries hétérogènes. Savoirs = Communautés = Pouvoirs. Le savoir situé n’est jamais le savoir d’un lieu privé ou individuel (mes gènes, mon genre, mon travail, moi, mon choix) (Haraway, 2000, 152), mais agencement collectif, produit d’une « relation transversale des différences à l’intérieur et à travers les communautés ». Le savoir situé est la nuit de noce collective, le Sabbat des sorcières digitales.
Le sujet du savoir situé ne coïncide ni avec une identité essentielle, ni avec un sujet universel, il est simplement, dit Haraway, un « Modest_Witness » (Haraway, 2000, 161). Haraway prend l’expression de « Témoin_Modeste » de la méthode expérimentale de Robert Boyle comme méthode contextuelle déterminée par la pratique d’être témoin et par la relation de la vérité à une communauté de savoir – face aux détracteurs de la méthode expérimentale comme Thomas Hobbes, qui défendait un savoir unique et transcendant, indépendant des communautés desquelles il émane. Le sujet du savoir situé est un vampire. Il est nécessaire de mordre ou d’être mordu pour savoir. Être témoin de sa propre mutation. Prendre le risque de l’alchimie. Le terrain de l’épistémologie craque pour ouvrir un espace éthico-politique : «être témoin», pour Haraway, dépend de la relation constitutive entre « tester » et « attester » (Haraway, 2000,161). «Être témoin, c’est voir, attester, se rendre publiquement responsable de, et physiquement vulnérable à, ses propres visions et représentations.» (Haraway, 2000, 155.) Voir toujours avec l’autre mais jamais à sa place. Le vampire, le Témoin_Modeste, plus qu’un sujet dans le sens politique ou métaphysique du terme est une meute, une bande, une multiplicité, un processus de mutation : « le vampire pollue les lignées pendant la nuit de noces…effectue des transformations des catégories à travers un passage illégitime des substances…il infecte le cosmos, la communauté organique fermée ». (Haraway, 2000,150). Le vampire est trans. De là cet étrange impératif : ou bien cesser la politique, ou bien faire de la politique comme un vampire.
4. Savoir situé est le nom que donne Haraway à la forme d’objectivité scientifique féministe propre au corps postorganique : « embodied objectivity », objectivité incarnée. « L’objectivité devient une forme spécifique et particulière d’incarnation, non pas une fausse vision promettant la transcendance de toutes les limites et responsabilités. La morale est simple : seule la perspective partielle promet une vision objective ». « L’objectivité féministe incarnée » ne fait pas référence à « un site fixe dans un corps réifié, un corps femme ou autre » (Haraway, 1988, 589), mais plutôt au corps en tant que prothèse technobiopolitique. Le lieu de l’objectivité n’est pas un corps prédiscursif libre de toute intervention technologique, mais un corps technoorganique, une subjectivité prosthétique qui a déjà incorporé la technologie. Le sujet du savoir situé est une interface corps_technologie.
Le lieu de production de savoir et de vie est en mutation. Dans cet espace propre aux savoirs_vampires, règnent les états intermédiaires entre la vie et la mort : la vie végétative, la mort cérébrale, les hormones, les embryons, les virus, etc. Si, comme le voulait Foucaul,t il s’agit d’une biopolitique, cette biopolitique ne peut se caractériser simplement comme une politique du vivant, mais plutôt, comme « une informatique de la domination des corps techno-vivants » (Haraway, 2000,162) Nous sommes passés d’une société industrielle à un système polymorphe et prosthétique d’information. Nous enregistrons un déplacement des modèles physiques et thermodynamiques (théories de la répression, de la lutte, de la résistance…) vers des modèles cyber-textuels, mais aussi épidémiologiques et immunologiques dans lesquels existe une primauté de l’écologie politique. Pourquoi résister alors que nous pouvant muter !
Le cyborg (terme inventé en 1960 par Manfred Clynes et Nathan Kline pour nommer un rat de laboratoire à qui avait été implanté une bombe osmotique et un système de contrôle cybernétique) de Haraway n’est que l’une des figures pour désigner cette condition d’incorporation prosthétique. Toutes les lignés d’héritage de la supermodernité se croisent dans le cyborg : l’automatisation du travail, la sexualisation de la machine, la computerisation de la guerre, et la digitalisation de l’information. Le corps du savoir situé est en même temps une créature organique et artificielle, un système technovivant. Mais attention ! la vie cyborg n’est pas l’existence mécanique de l’ordinateur mais plutôt, comme nous l’apprend Chela Sandoval, « la vie d’une fille qui travaille à griller des hamburgers et qui parle le langage-MacDonalds » (Sandoval, 2000). Le corps postorganique existe dans les interstices, entre les oppositions qui constituent la supermodernité : animal/humain, mécanique/organique, blanc/noir, masculin/féminin, hétéro/homo, bio/trans…Ce trans_sujet est « le monstre » dont Haraway attend de nouveaux projets politiques (Haraway, 1992).

Le laboratoire : la nuit des noces des experts_revenants

L’accès des subalternes aux technologies de production de savoir, le déplacement du sujet de l’énonciation scientifique, génèrent une rupture épistémologique. En 1976, Foucault identifie cette rupture et la nomme « retour des savoirs assujettis ». C’est la nuit des morts-vivants de la connaissance. Ceux qui avaient été produits jusqu’à maintenant comme objets de l’expertise médicale, psychiatrique, anthropologique ou coloniale, les subalternes, les anormaux vont réclamer progressivement la production d’un savoir local, un savoir sur eux-mêmes qui questionne le savoir hégémonique. C’est un processus de « friabilité générale des sols », un effondrement opéré par la multiplicité « des critiques discontinues et particulières ou locales » (Foucault, 1976,163) : « Il s’agit en fait de faire jouer des savoirs locaux, discontinus, disqualifiés, non-légitimés, contre l’instance théorique unitaire qui prétendrait les filtrer, les hiérarchiser, les ordonner au nom d’une connaissance vraie, au nom des droits d’une science qui serait détenue par quelques-uns. » (Foucault, 1976,165)
Codes des genres, variations des sexes, identités sexuelles, morphologies corporelles, techniques de management des affects, franges entières du temps dédiées à la relation et à l’attention au vivant deviennent propriétés à l’intérieur des régimes régulateurs du Supercapitalisme. Autant de labels des industries culturelles et médiatiques, mais aussi des brevets des compagnies pharmaceutiques et médicales. Pratiques de mensuration telles que tests hormonaux, expertises psychiatriques ou juridiques, tests génétiques, mais aussi écographies in utero, protocoles d’assignation et de changement du sexe, bilans professionnels, tables de rentabilité du travail et de production, programmes de planification familiale…font partie du travail techno-discursif des sciences pour reproduire la matérialité du vivant dans le circuit Sexe-Capital. C’est ça la « biopolitique du corps postmoderne » (Haraway, 1989). Dans cet espace visqueux se situent les mouvements postféministes, black, pédés, gouines, trans, mais aussi des groupes tels que Act Up, PONY, ou encore les mouvements des intermittents, postporno, le mouvement cripple, precarias a la deriva, les sexyshocks, etc…
Une pluralité multiforme des meutes s’élève contre les processus de capitalisation du vivant. Un Evangelion taille une cyberpipe au docteur Ikari avec une telle précision qu’il lui fait une vaginoplastie, tout en enregistrant un porno-trans-gore. Nous assistons à un processus multiple de ré-appropriation des technologies de production des objets bio-discursifs tels que le sexe, le genre, la sexualité, mais aussi la race, la reproduction, la maladie, le handicap, le travail, ou même la mort. Autant d’objets de connaissance produits par les discours biomédicaux, psychologiques ou encore économiques qui, loin d’être des entités textuelles, prennent la forme du vivant. Frankenstein ouvre un bureau d’expertise « freak » à Silicone Valley. L’objet du savoir (le pervers, le chômeur, la pute, l’artiste, le criminel…) devient agent à travers l’analyse et le détournement des discours et des techniques qui l’avaient produit en tant qu’espèce à contrôler. Ici, « la localisation est elle-même autant une construction complexe qu’un héritage » (Haraway, 1988). Ces « nouvelles technologies de positionnement » (Haraway, 1988) sont les lieux d’où les assujettis se réapproprient « un savoir de l’anomalie, avec toutes les techniques qui lui sont liées ». (Foucault,1976, 161)
C’est une politique dénaturalisée, structurée autour des liens synthétiques d’affinité, une politique qui connecte des différences, qui établit des alliances rhizomatiques dans la discontinuité et non pas dans le consensus, une politique faite de « réseaux de positionnements différentiels » (Chela Sandoval, 2000).
Commence ici une transvaluation de la relation traditionnelle entre esthétique et politique : on parlera de politiques des affects ou d’esthétiques cellulaires. Cette même équation se reproduit dans un chiasme où se croisent la théâtralisation de l’espace politique (politiques performatives) et l’expérimentation vertueuse dans le domaine de la subjectivité (esthétique cyborgologique). Il s’agit d’un spinozisme des micro-passions politiques : un laboratoire pour l’expertise dans lequel les corps testent collectivement des formes de vies. La politique devient sorcellerie.

Merci à Louis Gao, Antonella Corsani et François Matheron pour leur lecture et leur correction de ce texte en français.

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