Pourquoi lire Simondon aujourd’hui? Sept axes de pertinence sont esquissés, sept problématiques dont Simondon nous invite à lancer et à explorer le chantier, sept décalages par rapport à la façon dont les discours politiques dominants abordent des questions comme l’individu, le corps social, le contrat, l’identité, les affects, l’hétérogène.
En réfléchissant à « la valeur d’un acte », Gilbert Simondon remarque que « la réalité éthique est bien structurée en réseau, c’est-à-dire qu’il y a une résonance des actes les uns par rapport aux autres, non pas à travers leurs normes implicites ou explicites, mais directement dans le système qu’ils forment et qui est le devenir de l’être. [… L’acte moral est celui qui peut s’étaler, se déphaser en actes latéraux, se raccorder à d’autres actes en s’étalant à partir de son centre actif unique » ([[Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique (1964), Grenoble, Millon, 1995, pp. 245-6 (par la suite abrégé IGPB).). Quelles sont les résonances, quels sont les étalements, les déphasages plus ou moins latéraux auxquels peuvent donner lieu en 2004 les actes d’écriture réalisés il y a une quarantaine d’années par Gilbert Simondon ?
Notons d’abord que tout effort d’appropriation simple de sa pensée court le risque d’en trahir la nature profonde. Si cela est vrai de tout auteur, ce l’est doublement de Simondon. D’une part, à l’occasion de remarques semblables à celle donnée en ouverture de cet article, il nous invite à faire résonner ses idées dans des champs autres que ceux qu’il avait lui-même sous les yeux, avec tout ce que cette entreprise de traduction – ou, dans le lexique simondonien, de transduction – implique de trahison, de décalage et de déphasage possibles. Il nous invite à le faire en affirmant que c’est précisément en ceci que son travail restera vivant, actif, productif. On pense alors au potentiel de germination que recèle chacune de ses pages, selon le modèle du germe cristallin capable, malgré sa petitesse infinitésimale, d’amorcer et d’orienter le processus de cristallisation. Lire Simondon, c’est faire l’expérience de ces germes qui s’insinuent dans notre réflexion, qui y produisent des effets de prise de forme, et qui en retour augmentent notre puissance de saisie, de compréhension, d’emprise sur notre fonctionnement et notre devenir.
D’autre part, comme le soulignent plusieurs des articles réunis dans ce dossier, un effort constant de maintien de l’hétérogénéité, de résistance à l’assimilation, anime la réflexion de Simondon. La puissance du devenir est toujours localisée chez lui au-delà ou en deçà de l’unité de saisie que représente l’individu. Individualiser et fixer sa pensée en quelques réponses-clefs, c’est en nier la nature même. Il n’y a pas pire trahison que de la réduire à une axiomatique universelle dont on tirerait mécaniquement des solutions prescrites en termes magiques de transindividuel, de disparation, d’allagmatique ou de transduction.
Les résonances de Simondon auprès de ses lecteurs sont donc dynamisées par une tension essentielle, entre cette invitation à s’approprier sa pensée pour l’étaler aux questions qui agitent le monde des lecteurs et cette exigence de respecter le caractère ouvert (et ouvrant) de sa pensée : sa vitalité tient en son effort permanent d’ouvrir et d’articuler des questions, et de pousser la brèche ainsi ouverte aussi loin que possible en refusant de les refermer par des réponses péremptoires. L’efficace propre aux actes d’écriture attribuables à Gilbert Simondon tient moins aux solutions qu’on en tirera, qu’aux problématisations auxquelles ils nous invitent.
Pour le lecteur non encore familier avec son oeuvre, on esquissera ci-dessous sept champs de problématisation qui touchent tous à des chantiers cruciaux pour les mouvements de pensée dans lesquels s’inscrit Multitudes.
1. Au-delà de l’individualisme . La lecture de Simondon nous invite d’abord à clarifier notre rapport au libéralisme, et à l’individualisme méthodologique auquel on l’associe généralement. Avec Simondon, on se trouve bien devant une pensée de l’auto-organisation – telle que l’est fondamentalement celle du libéralisme – mais ce qui, du bas, s’auto-organise n’a plus rien à voir avec l’homo economicus ou le sujet de droit classique. Simondon nous amène à voir qu’il n’y a pas d’individus (tout faits, in-divisibles, a-tomiques) à partir desquels se construiraient les sociétés ou les marchés : il n’y a que des processus d’individuation, qui s’ancrent toujours dans un substrat pré-individuel et qui impliquent des dynamiques transindividuelles. Contre l’individualisme qui a été au cœur de la pensée moderne depuis Locke et les Lumières, Simondon affirme un principe d’inséparabilité : aucun « individu » n’est isolable comme tel, il doit être compris comme emporté dans un processus permanent d’individuation qui se joue toujours à la limite entre lui-même et son milieu. L’individu que nos habitudes de pensée me font prétendre être ne peut survivre et se définir que dans une relation et une interaction constantes avec un milieu et un collectif (qui fournit à mes poumons des flux d’oxygène, à mon estomac des flux de liquide et de nourriture, à mon disque dur des courants électriques, à mon esprit des vagues imitatives) – milieu et collectif dont on ne peut séparer mon individu sans l’abolir.
2. En deçà de l’identitarisme . La lecture de Simondon invite par ailleurs à se situer plus précisément face aux possibles dérives auxquelles donne parfois lieu la scène des identity politics. Les épouvantails du communautarisme et des revendications identitaires essentialistes se dégonflent simultanément dès lors qu’on tire les conséquences du transindividualisme simondonien. Toute identité (personnelle, collective) est un problème, et non une donnée ; une réponse provisoire et in progress de mon effort pour persévérer dans l’être, en interaction constitutive avec un certain milieu, et non une solution stable à laquelle je pourrais me contenter de tenir ; un devenir tendu vers le futur, bien davantage qu’un passé dans lequel je trouverais ma vérité ou mes racines. Le problème qu’est toujours l’individu ne peut que se relancer : toute solution identitaire tend à tuer ou à dissoudre ce qu’elle prétend faire advenir. On touche ici au principe de métastabilité qui joue un rôle essentiel dans la puissance de pensée simondonienne : l’individuation n’est pas à concevoir à partir de modèles d’équilibres stables (qui figeraient l’être dans des solutions closes sur elles-mêmes), mais à partir de dynamiques métastables, à définir par rapport aux seuils qui font basculer l’ensemble individu-milieu dans des formes de problématisation supérieure, toujours ouvertes sur leur propre dépassement. L’essentiel de « l’organisation » n’est pas à chercher du côté de l’homéostase « organique » se suffisant à elle-même, mais du côté de systèmes dont l’équilibre « recèle une énergie potentielle ne pouvant être libérée que par le surgissement d’une nouvelle structure » ([[Gilbert Simondon, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989, p. 32 (par la suite abrégé IPC).).
3. À travers le contractualisme . L’approche développée par Simondon nous rend également plus sensibles aux illusions des théories politiques contractualistes. Qui est-ce qui s’engage dans un contrat ? La question apparaît dans toute sa complexité dès lors qu’on voit clairement qu’il n’y a plus des individus séparés de droits, autonomes et libres (donc responsables au sens traditionnel), mais seulement des relations qui changent de forme. Comme le suggérait déjà un Diderot ou un Deschamps, au cœur même de Lumières censées fonder l’individualisme moderne, les conventions ne sont qu’une forme superficielle d’un rapport plus fondamental et préexistant qui relève de la convenance. Même si elles peuvent acquérir une puissance propre, on ne peut les expliquer qu’à partir de ce rapport (transindividuel) de convenance. D’où le déploiement de tout un spectre de formes possibles d’accords entre les êtres : depuis l’accord-résonance qui met une espèce au diapason des variations de son milieu jusqu’à l’accord-contrat-de-droit-privé que je signe avec une régie immobilière, en passant par l’accord-contrat-social que la fiction du peuple rousseauiste est censée reconduire avec chaque geste politique, et par l’accord-de-mouvement-synchronisé qui, chez Hume, unit deux rameurs en l’absence même de toute parole. Comme l’individu, la convention apparaît avec Simondon comme un problème (tout autant que comme une solution), celui d’essayer de comprendre ce qui pousse tel acteur à s’engager dans tel geste contractuel – problème qui, ici encore, sape tout un pan des illusions de la modernité libérale.
4. Le transindividuel plutôt que le «corps politique» . Les analogies entre cristaux, sociétés animales, psychologie humaine et rapports sociaux, sur lesquelles se construit la pensée de Simondon, pourraient sembler le faire tomber dans les travers de la socio-biologie, avec ses dérives réactionnaires et ses cauchemars « totalitaires ». Or la définition même que Simondon propose du transindividuel est articulée de façon à distinguer les sociétés humaines des autres formes de sociétés animales : ces dernières « supposent comme condition d’existence l’hétérogénéité structurale et fonctionnelle des différents individus en société » (les fourmis-guerrières, les fourmis-porteuses, etc.) ; « au contraire, le collectif transindividuel groupe des individus homogènes : même si ces individus présentent quelque hétérogénéité, c’est en tant qu’ils ont une homogénéité de base que le collectif les groupe, et non pas en tant qu’ils sont complémentaires les uns par rapport aux autres dans une unité fonctionnelle supérieure » (IGPB,165). Chaque humain est potentiellement guerrier, porteur, architecte ou écrivain, souvent tout à la fois. Il est donc bien plus qu’un simple « membre » d’un « corps politique » fondé sur une analogie naïve avec un corps biologique dans lequel il est exclu que la clavicule se fasse œil. Ici encore, la lecture de Simondon, loin de donner des solutions qui assignent chacun à une place fixe, déploie un spectre sur lequel les vrais problèmes peuvent se poser : des colonies de Cœlentérés aux termitières et aux cités humaines, il invite notre regard à se porter sur cette « zone obscure » qui couvre l’infinie diversité des articulations possibles entre l’individuel et le collectif. Et ici encore, la catégorie du transindividuel est esquissée pour problématiser l’opposition stérile entre psychologie atomiste et sociologie holiste : « le transindividuel ne localise pas les individus ; il les fait coïncider ; il fait communiquer les individus par les significations : ce sont les relations d’information qui sont primordiales, non les relations de solidarité, de différenciation fonctionnelle. Cette coïncidence des personnalités n’est pas réductrice, car elle n’est pas fondée sur l’amputation des différences individuelles, ni sur leur utilisation aux fins de différenciation fonctionnelle (ce qui enfermerait l’individu dans ses particularités), mais sur une seconde structuration à partir de ce que la structuration biologique faisant les individus vivants laisse encore de non-résolu » (IPC,192).
5. Penser l’individuation à partir de l’information. En écho avec notre réflexion contemporaine sur la société du net, Simondon nous invite à comprendre comment « c’est le régime d’information qui définit le degré d’individualité ». Cette réflexion sur l’information et sa circulation lui permet par exemple de proposer une distinction cruciale entre autonomie et indépendance : « l’autonomie existe avant l’indépendance, car l’autonomie est la possibilité de fonctionner selon un processus de résonance interne qui peut être inhibiteur à l’égard des messages reçus du reste de la colonie, et créer l’indépendance » (IGPB,191-193). D’où, pour nous, une série de questions éthico-esthético-politiques : comment utiliser au mieux les propriétés des réseaux d’information (qui constituent notre monde et notre être) pour travailler à l’émergence de telles résonances internes ? quels messages cherchons-nous à inhiber ? quels types de résonances devons-nous favoriser ?
6. Le pouvoir constituant de l’affectivité. À tous ceux qui situent dans la production d’affects (production de subjectivité) la plate forme centrale où se nouent la dynamique économique de la marchandisation capitaliste et la dynamique politique des démocraties publicitaires, la lecture de Simondon suggère que c’est dans l’émotion qu’il faut trouver le point d’émergence du devenir humain, au croisement de la résonance interne, du pré-individuel et du collectif : « l’émotion est potentiel qui se découvre comme signification en se structurant dans l’individuation du collectif » (IPC, 212). L’affect, contrairement à tout ce qu’affirme l’analyse traditionnelle des « passions », ne se réduit pas à une simple passivité, mais constitue le moment inaugural d’une activité fondamentalement collective : « l’affectivo-émotivité n’est pas seulement le retentissement des résultats de l’action à l’intérieur de l’être individuel ; elle est une transformation, elle joue un rôle actif [… L’expression de l’affectivité dans le collectif a une valeur régulatrice […. L’action est l’individuation collective saisie du côté du collectif, dans son aspect relationnel, alors que l’émotion est la même individuation du collectif saisie dans l’être individuel en tant qu’il participe à cette individuation » (ICPB,106-107).
7. La productivité du disparate. Enfin – mais la liste des questions fécondes que pose la lecture de Simondon à la pensée des multitudes est bien loin d’être close (on pense à sa réflexion sur l’infinitésimal, sur la croyance, sur le sens, et bien entendu sur les machines) -, en mettant la tension au cœur de sa dynamique productive, l’œuvre de Simondon nous invite à réfléchir sur le rôle de l’hétérogène dans la constitution des mouvements sociaux, et sur le fondement ontologique des stratégies politiques minoritaires. Les phénomènes d’auto-organisation qu’il étudie à tous les niveaux de l’être, du cristal à l’usine, mettent en lumière le rôle essentiel qu’y joue le disparate comme disparate. C’est la nature disparate de l’image perçue par mon oeil gauche avec celle de mon oeil droit qui me permet d’accéder à une perception de cette troisième dimension qu’est la profondeur ; c’est la tension propre à de telles incompatibilités, à de telles disparations, qui nourrit l’émergence de significations nouvelles, et de formes supérieures d’individuation – et non leur conversion à la logique aplatissante de l’homogène. Certes, « si cette disparation est trop grande, l’action est impossible » (ICP, 209). Mais les politiques majoritaires obsédées de consensus, en étouffant la disparation elle-même, étouffent le potentiel de devenir qu’elle enveloppe. La pensée de Simondon affirme, de sa première à sa dernière page, le caractère productif de la tension et de la disparation – dont les politiques minoritaires sont les vecteurs actifs.
Que les domaines de résonances esquissés ci-dessus convainquent ou non de leur intérêt et de leur validité, on remarquera pour conclure que, malgré un paradoxe apparent largement répété, Simondon (le penseur du transindividuel et de la résonance) ne saurait être classé simplement parmi les voix qui se sont perdues dans l’infinie solitude du désert. D’une part, sa pensée a filtré discrètement mais profondément dans des oeuvres qui, elles, ont suscité des échos considérables ; d’autre part, il est à resituer dans toute une tradition intellectuelle qui réfléchit sur la question de l’individuation dans des termes très proches de ceux qu’il propose. Du libertinage épicurien de l’âge classique (avec un auteur comme Abraham Gaultier) à quelques allumés des Lumières (comme Jean Meslier, Léger-Marie Deschamps ou Denis Diderot), tout un chœur de pensées résonne à travers la modernité, que seuls notre oubli et notre surdité confondent avec le silence d’un désert. Ouvrons enfin nos oreilles, pour écouter les résonances que nous en offre Simondon.