Charles :
Question : quelqu’un parmi vous aurait-il le livre de Niels Bohr sur la
theorie atomique et la nature humaine ? Je cherche une phrase
correspondant a celle-ci en anglais : “We have killed the organism by our
too detailed measurements”.
Manu :
Je n’ai pas ce livre sous la main, et je prends la discussion en cours
de route, mais, si ça peut vous aider, je vous envoie un passage de
Schrödinger, Physique quantique et représentation du monde, partie 1
“Science et humanisme”, section “L’obstacle à la prédiction selon Niels
Bohr” (pp. 83-4, éd.points seuil), bien que l’auteur ne partage pas du tout
cette conception :
<< Bohr et Heisenberg ont développé une tentative beaucoup plus sérieuse et intéressante pour résoudre le problème du déterminisme. Ils l'ont fondée sur l'idée [... qu'il y a une interaction mutuelle inévitable et incontrôlable entre l'observateur et l'objet physique observé. En bref, leur raisonnement se présente comme suit. Le paradoxe que l'on propose consiste en ceci : selon le point de vue mécaniste, en se donnant une description exacte de la configuration et des vitesses de toutes les particules élémentaires qui constituent le corps de l'homme, y compris son cerveau, on peut prédire ses actions volontaires - qui, dès lors, cessent d'être ce qu'il croit qu'elles sont, à savoir volontaires. Le fait que nous ne pouvons pas effectivement donner une description détaillée de ce genre ne peut guère nous aider à sortir de la difficulté. Même la possibilité théorique d'une prévision nous choque. Bohr répond à cet argument que la description en question ne peut être donnée en principe, pas même d'un point de vue théorique, parce qu'une observation aussi minutieuse impliquerait une interférence si forte avec l'"objet" (le corps de l'homme étudié) qu'elle aboutirait à le dissocier en ses particules élémentaires - en fait elle le tuerait de façon si efficace qu'il ne resterait même plus un cadavre pour les funérailles. De toute façon, on n'en pourrait tirer aucune prédiction relativement au comportement, car l'"objet" serait bien au-delà de l'état dans lequel il pourrait encore manifester un comportement volontaire quelconque. L'accent est mis, bien entendu, sur l'expression "en principe". Que la description en question ne puisse être donnée effectivement, pas même pour l'organisme vivant le plus simple, a fortiori pour un animal plus grand comme l'homme, c'est évident même sans la théorie quantique et les relations d'incertitude. >>
En tout cas, si c’est seulement la phrase correspondante de Bohr qu’il
vous faut, et si vous savez où elle se trouve dans le livre anglais
(chapitre, section, ou autre), je peux essayer de vous trouver ça pour la
semaine prochaine.
Manu :
J’ai pu remettre la main sur un de mes livres de Bohr. Il s’agit de
‘Physique atomique et connaissance humaine’ (ce sont sept articles sur sa
notion de complémentarité). Est-ce un des ouvrages que vous avez cités ?
Il est vrai que l’idée que vous indiquiez (et reprise par l’extrait de
Schrödinger) traverse tout l’ouvrage. Je n’ai cependant pas trouvé de phrase
correspondant exactement à la vôtre dans mes notes. Alors, soit je n’ai pas
remarqué la phrase lors de ma lecture (un peu ancienne), soit elle se trouve
dans un autre bouquin.
En tout cas, je devrais le relire d’ici peu et dois travailler sur Bohr (et
l’interprétation de Copenhague), alors si je trouve votre citation, je vous
tiens au courant. Sauf si quelqu’un d’autre est plus rapide 😉
Charles :
Je citerai dans l’article a paraitre dans le #16 de Multitudes une phrase
de Bohr proche de ce que je disais avant ; mais cette derniere formule,
plus violente, a du se trouver dans un raccourci sur Bohr lu ailleurs.
Cela dit, je ne suis pas certain de comprendre sa position sur l’organisme
: certes, trop de “mesure” peut le “tuer” ou en tout cas le faire
disparaitre dans ce qu;il a de particulier ; mais apres ? Ontologiquement,
faut-il croire en sa specificite profonde, disons irreductible ? Bohr
n’est-il alors pas un “physicaliste”?
Philippe :
C’est amusant et intéressant vos échanges. Si vous passez par la liste, c’est
sûrement que vous
désirez coopérer au-delà d’un cercle restreint (on peut le supposer, sinon
vous pourriez échanger
directement entre vous), mais vous utilisez un langage lacunaire, comme pour
initiés (plus que
“comme pour” d’ailleurs). C’est cela qui m’amuse et m’intrigue à la fois.
C’est peut-être aussi une
condition d’une coopération efficace entre cerveaux : avoir un fond commun de
culture, de monde vécu
et d’initiation. Ce n’est pas du tout une critique en soi. Mais pourquoi
passer par la liste?
Mais j’ai une vraie question, nettement plus intéressante : en quoi êtes-vous
certain d’avoir
apporté la preuve (entre vous, car cela est évident entre vous semble-t-il)
de cette coopération?
Pourquoi “coopération entre cerveaux” est mieux que, par exemple, “échange
d’idées”, ou “échange de
pensées”, ou “communication”, ou toute autre formulation plus ordinaire?
Ce qui veut-dire :
– en quoi parler de “cerveaux” est-il un apport? C’est une vraie question. Je
le vois plutôt comme
une réduction, mais je peux me tromper. Est-ce qu’on pense et s’exprime
uniquement avec son cerveau?
D’où vient, de qui vient d’ailleurs ce concept de “coopération entre
cerveaux”, dont j’ai eu
l’occasion de m’entretenir avec Maurizio, mais qui n’a jamais, oralement,
réussi à me convaincre de
la valeur de cette formulation.
– êtes-vous certain d’avoir coopéré, et pas seulement communiqué ou échangé?
En quoi et sur quoi
avez vous opéré ensemble?
C’est une vraie question : cette expression de “coopération entre cerveaux”
m’intrigue beaucoup. Ce
qui veut dire par exemple : comment faîtes vous pour vous penser vous-même
comme un cerveau quand
vous écrivez un message sur cette liste? (je dirai personnellement : un
simple cerveau, mais là est
sans doute tout le problème, toute l’énigme de votre position). Est-ce que
cela ne vous fait pas
souffrir?
Mais je me pose bien d’autres questions amusantes, qui font tout le sel des
échanges sur cette
liste. Je me demande par exemple : êtes vous un physicien qui s’intéresse à
la philosophie, ou un
philosophe qui s’intéresse aux sciences, ou un philosophe tout court, tout
autant porté sur la
philosophie politique, etc. A ces dernières questions, il est bon d’ailleurs
de rester sans réponse.
Je pourrais consulter le site de Multitudes, mais je préfère ne pas.
Cela dit, j’attends le numéro de Multitudes sur la biologie (j’ai cru
comprendre, en lisant entre
quelques lignes, qu’un tel numéro était en préparation sous votre
coordination) avec une grande
impatience. La biologie est une discipline dont les rappors actuels avec la
(les) théorie de
l’information me laisse très très songeur. Songeur quand on navigue aussi
entre Antoine Danchin et
Pierre Sonigo. Mais voilà : vive l’impatience !
Bien cordialement
Philippe (tardivement, du moins en France : il est trois heures du matin,
j’avais un rapport à
finir. Au Brésil, il est encore assez tôt, et aux Etats-Unis, alors?).
Manu :
(…)
Je n’entrerai pas dans le débat “nos pensées se réduisent-elles
au cerveau ?” parce que ça ne m’intéresse pas (et je ne crois pas qu’on y
apporte un jour une vraie réponse, qu’on soit de n’importe quel bord).
Cependant, je ne comprends pas vraiment pourquoi prendre Ch. Wolfe en
grippe. Je me suis posé la question, moi aussi, de l’intérêt de passer par
la liste pour répondre à son mail. Ce que je me suis dit, c’est que ça
intéresserait peut-être quelqu’un d’autre ; tout simplement.
(…)
Je ne sais pas si ce problème est éclairci par Bohr lui-même (il
faudrait demander à des spécialistes). Ma connaissance du sujet est
extrêmement limitée, mais d’après ce que j’ai lu, je ne crois pas qu’un tel
objet de réflexion (i.e. l’ontologie) soit présent chez lui. Ce que je vous
dis est mon modeste point de vue, mais je crois que son principal projet
tourne surtout autour du langage et de la manière dont celui-ci peut rendre
compte de l’expérience (alors après, savoir si l’objet de l’expérience a ou
non une spécificité profonde… ce serait céder au réalisme).
La seule chose que l’on peut réellement affirmer, c’est que l’organisme,
en tant que tel, a effectivement une spécificité : celui d’être un organisme
(!). Donc il est tué en tant que tel par trop de mesures. Bien sûr, cela
suggère une annihilation de sa spécificité, qui pourrait résider en la
simple
composition (à chaque fois singulière) de celui-ci. Je ne crois pas que cela
suppose que le tout soit plus qu’une somme de parties (holisme). Néanmoins,
contrairement à Carnap, je ne crois pas non plus que Bohr affirme une unité
des objets dont traitent les sciences. Il se rapprocherait plus de Neurath,
dans le sens où ce qui l’intéresse est de créer un langage unitaire, capable
de donner une description et une prédiction des phénomènes (projet
méthodologique). Et l’un comme l’autre affirment que c’est celui de la
physique qui est le plus apte à cela.
Dans le livre que je vous ai indiqué, Bohr explique dans l’introduction
qu’il veut se servir du langage de la physique pour éclairer sur leur
arrière-plan les problèmes biologiques et anthropologiques. Il est bien
question de langage. Bien que l’auteur écrive que nous verrions que les
phénomènes inorganiques et organiques ont les mêmes traits si l’on pouvait
pousser l’analyse aussi loin que nécessaire, je ne crois pas qu’il y ait de
parti pris ontologique. La seule chose que je vois, et encore une fois ça
n’engage que moi, c’est que la spécificité irréductible d’un organisme
existe,
mais ce n’est que le fait d’être une organisation d'”atomes” (ou comme il le
dit parfois d'”individualités”).
Ceci dit, il est tout de même assez paradoxal de vouloir à tout prix
chercher un langage unitaire (ou une science unitaire comme Neurath & Cie,
au Cercle de Vienne), alors que le fait même d’une unité du langage en
physique pose problème (Heisenberg en a fait un bon résumé dans Physique et
philosophie). C’est pour cela qu’il introduit sa notion de complémentarité ;
non pour un besoin ontologique (et finalement trop réaliste) du type : c’est
une onde sous tel rapport et une particule sous un autre, mais bien
descriptif (de l’ordre du langage) du type : il est commode de décrire en
termes d’ondes ici, et en termes de particule ici. Ce qui n’est pas moins
paradoxal, puisqu’une telle unité de langage suppose qu’il existe une
réalité séparée de celui qui énonce.
Bon, tout ça pour dire que Bohr est sans doute physicaliste, peut-être
pas dans le sens ontologique, mais bien dans le sens méthodologique.
Souvent,
les physiciens spécialistes de mécanique quantique m’ont dit que l’ontologie
(et a fortiori toute forme de métaphysique) n’a pas sa place dans leur
science, puisqu’il n’y a pas de réalité.
Si vous voulez les références de ce que je vous raconte, je peux vous
envoyer les textes (un peu longs à recopier ; je n’ai pas trop le temps en
ce moment).
Par ailleurs, je ne suis pas les débats de manière régulière, mais dans
un précédent mail, vous avez parlé de Canguilhem ; avez-vous pensé à Jacob
ou Monod (qui sont pour un rapprochement entre physique et biologie – et
physicalistes aussi) ou Whitehead ?
PS : un truc qui n’a rien à voir : mon nom prête toujours à confusion, il
est vrai, le diminutif me tue toujours puisqu’il m’enlève ma spécificité
profonde (si je peux me permettre), mais je suis une fille 😉
Charles :
Cher Philippe, merci de votre mot.
– Je faisais un peu d’esprit (gratuit, bon marche et sans grande classe) a propos des “cerveaux”, en réaction à certains échanges autour de ce
concept (cette expression?) récemment sur la liste. Cela dit, plus
sérieusement il est vrai que j’ai (1) pose une question “textuelle” sur la
liste et que (2) on m’a répondu, y compris en citant des textes. Ça a été
vrai dernièrement pour Darwin et Dewey, puis récemment pour Bohr et
l’organisme.
– Dans ce sens, ou littéralement, ça n’a pas été une coopération entre
corps comme il y a environ 2 semaines quand j’ai demande a 2-3 amis ainsi
qu’a mes frères de m’aider a déménager mes affaires, surtout des caisses
de livres, dans la cave d’une amie. Il y a eu soit “Un Cerveau” forme par
divers “membres” de la liste, soit, en plus banal, une coopération entre
les capacités cognitives d’untel et d’un autre, y compris bien sur (merci
Pierre Levy et déjà JJ Gibson dans les années 60) au moyen des
“échafaudages” [“scaffolding” dans Gibson cognitifs supplémentaires que
sont les livres, le Web, etc. Je ne fais pas moi-même donc la théorie de
cette “coopération” mais puisqu’on y est je préfère le mot a
communication, non seulement parce que Deleuze il dit que Habermas il est
pas gentil (et surtout John Rajchman le spécialiste de Deleuze et Foucault
avait merveilleusement épingle Habermas dans un article intitule
“Habermas’ Complaint” paru je crois dans la revue ‘New German Critique’)
mais parce que, allons-y, en me citant un bout de Bohr Manu m’a aide dans
la production d’un “ouvrage” au sens ancien, comme Pascal, Cédric ou
Jean-Yves m’ont aide dans un projet plus amorphe, moins finalise, sur
Dewey et Darwin.
– Je ne sais pas quelle est l’origine de cette expression. Elle me fait
penser au fameux mantra du “General Intellect” chez Marx (celui de Negri,
Virno, récemment Vercellone, probablement d’autres membres du comite de
rédaction de la revue). Idem pour “capitalisme cognitif”. J’ai lu un jour
vers 1997 ou 1998 une phrase produite dans ce milieu qui disait : puisque
nous avons tous des cerveaux, et que “penser” c’est travailler, nous
devrions tous avoir droit au chômage. C’est marrant. Cela peut répondre
indirectement a une autre de vos questions : je ne suis pas spécialise en
philosophie politique du tout. Ni scientifique de métier ou de formation ;
plutôt l’autre des options que vous mentionnez, faisant de la philosophie
et m’intéressant entre autres au vivant.
– Pour ce qui est du cerveau, personnellement, je ne vois pas
d’inconvénient à penser qu’entre moi et un interlocuteur sur la liste
c’est un dialogue où disons une interaction entre cerveaux. Le cerveau
intègre l’histoire phénotypique, si je ne me trompe pas de terme : il est
sature par notre vécu. Il n’est pas une “machine” préexistante au monde
mais quelque chose fait “pour” le monde, il est toujours déjà social
(voir Vygotski). J’ajouterai deux détails : (1) tout ce que je peux
penser, ou apprendre (donc sur cette liste), mon cerveau le peut aussi,
comme le disait La Mettrie dans “Les animaux plus que machines”, et (2) il
n’y a pas “un lieu” ou je pense, disons l’intériorité, et un autre “lieu”
qui serait mon cerveau. J’ai essaye de développer cela dans un texte plus
ou moins inédit, que j’ai laisse de cote, intitule “Le cerveau est-il une
machine ?”, écrit d’abord en anglais puis traduit et publie un peu
approximativement dans un “broadsheet” aujourd’hui disparu. Je peux vous
l’envoyer si cela vous intéresse, mais dedans je n’invente pas l’eau
chaude.
A propos du cerveau et de Deleuze je renvoie au beau livre de Rajchman sur
Deleuze, non traduit, que j’ai recense dans Multitudes :
http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=190
– Sur la biologie et la théorie de l’information je n’ai rien de neuf a
apporter ; personnellement je ne crois pas que la biologie y gagne quoi
que ce soit, pensant plutôt qu’elle se fait inventive ou “différente”
quand elle s’en éloigne. Le livre de Schrödinger ‘Qu’est-ce que la vie ?’
a fait dans ce sens “du mal” a la biologie, sans parler de
l’autopromotion de Watson & Crick. Je n’ai toujours pas lu le livre qui a
l’air très bien de Kupiec et Sonigo, ‘Ni Dieu ni gène’. Si vous le lisez,
partagez vos impressions avec nous autres cerveaux !
Chère Manu, [… Je suis bien reconnaissant de cette analyse ; c’est toute cette histoire
de langage que comme toujours j’ai du mal à suivre. J’ai vu cela chez
Feigl aussi. Pas besoin de références supplémentaires, je peux trouver.
Jacob pour un rapprochement physique-biologie ?? Monod, oui, mais Jacob ?
Pour ce qui est de Whitehead, comme je le disais a Didier Debaise
dans un échange sur cette liste je crois il n’y a pas trop longtemps
(maintenant archivée sur le site de la revue par Jean-Yves Mondon !), je
“n’entends” rien a sa métaphysique. J’ai bien aime (= j’ai eu
l’impression de saisir) Le concept de nature et La science et le monde
moderne. Quant au “physicalisme” c’est devenu un peu une tarte a la crème,
ou une “nuit dans laquelle toutes les vaches sont grises” : tout le monde
(dans ces domaines-la, pas a Louvain-la-Neuve ou au Vatican) est
physicaliste “ontologiquement”, la question est ce qui vient ensuite : de
l’émergence ? De l’organisation ? De l’organique ? Rien ?
Désolé pour ceux que cela rebute. Je leur dirai que tout cela figure
parfois dans Deleuze, donc c’est permis d’en parler ici ; puis que des
clarifications sur cette terminologie apparaissent dans le dossier
“Philosophie de la biologie” a paraître dans Multitudes # 16.
Philippe :
Réponse à Manu et Charles,
Je suis vraiment, vraiment désolé que vous ayez cru que mon message à Ch.
Wolfe était une attaque ou
une critique ou un jugement (je déteste les jugements). Ce n’était absolument
pas le cas.C’était des
questions, des vraies questions (c’est pourquoi j’avais insisté sur “vraies”)
qui m’intéressent. J’y
ai mis un peu d’humour, c’est tout. D’ailleurs Charles a répondu de manière
très complète et en
soulignant son propre humour. Je ne suis pas entièrement d’accord avec lui :
je pense que nous
pensons avec tout notre corps, et toute l’expérience de ce corps, qu’il n’y a
pas de pensée sans
affect et d’affect sans la totalité du corps. Mais je ne conteste pas
l’importance du cerveau. Le
dernier livre de Damasio est assez convaincant. Mais justement, les cartes
que le cerveau constitue
n’existeraient pas sans son rapport à la totalité du corps. Y compris le
rapport au fonctionnement
interne du corps, dont nous n’avons pratiquement aucune conscience
(conscience consciente) précise.
C’est donc une question très ouverte. Vous avez tout à fait raison. Pour moi,
le risque est de
basculer dans la théorie du capitalisme cognitif, avec laquelle je ne suis
pas d’accord (ce qui ne
veut absolument pas dire que je porterais un quelconque jugement ou une
attaque contre ceux qui la
défendent par ailleurs). A ma connaissance, la coopération entre cerveaux vient
de …. Tarde. Je suis
sûr qu’elle vient de Tarde, mais je ne sais pas si, avant lui, cette idée
avait été produite.
Puisque j’avais parlé de Tarde, j’ai trouvé amusante cette coïncidence entre
messages qui se
croisaient sans se rencontrer.
Vos échanges autour de Bohr m’intéressent tout à fait.
Le problème du net est qu’on a du mal à rendre l’humour et à faire partager
l’amusement ou la joie,
alors qu’on fait passer très aisément l’agressivité !
Désolé encore une fois.
Manu :
Cher Charles,
| Jacob pour un rapprochement physique-biologie ?? Monod, oui, mais Jacob ?
Je n’ai pas lu Jacob, mais quelques articles sur lui (notamment sur La
logique du vivant) et ce qui ressort, c’est que la biologie étudie un
organisme en le considérant comme combinaison de bases azotées, ou de
“bouts” d’adn (finalement très actuel comme point de vue). Tout cela étant
compris dans le code génétique (notion d’algorithmique de l’organisme). Si
effet holiste il y a, alors cela touche au vivant, qui n’est pas l’objet
d’étude de la biologie. Je ne peux pas en dire plus, sinon ce seraient des
conneries ; mais vous devez sûrement connaître, vu votre question.
| Pour ce qui est de Whitehead, comme je le disais a Didier Debaise
| dans un échange sur cette liste je crois il n’y a pas trop longtemps
| (maintenant archivée sur le site de la revue par Jean-Yves Mondon !), je
| “n’entends” rien a sa métaphysique. J’ai bien aime (= j’ai eu
| l’impression de saisir) Le concept de nature et La science et le monde
| moderne.
Je suis allée faire un tour sur le site ; désolée pour la redite.
| Quant au “physicalisme” c’est devenu un peu une tarte a la crème,
| ou une “nuit dans laquelle toutes les vaches sont grises” : tout le monde
| (dans ces domaines-la, pas a Louvain-la-Neuve ou au Vatican) est
| physicaliste “ontologiquement”,
Je suis bien d’accord sur le fait que tout le monde est physicaliste en
sciences dans un sens méthodologique : définir les conditions de possibilité
d’une description. Et en ce sens, taxer un interlocuteur de physicaliste
(sens péjoratif voire injurieux), ça ne veut rien dire. En revanche, pour le
versant ontologique, qu’entendez-vous par là ?
| La question est ce qui vient ensuite : de
| l’émergence ? De l’organisation ? De l’organique ? Rien ?
Ca dépend en quel sens on prend “physicalisme” (comme avec tous les -ismes).
Si être physicaliste, c’est vouloir donner une description et une prédiction
des phénomènes (sans opérer de réduction), alors on n’est pas obligé de
mettre l’organisme à la poubelle. Si c’est décortiquer jusqu’à la
“particule” ultime (ou “supercorde”, “brane”, voire des trucs plus
hallucinants encore avec le modèle holographique), alors effectivement,
l’organisme n’est rien. Mais je crois qu’il est possible de considérer le
physicalisme comme une espèce de kantisme (strict ou “dispersé” à la
Bachelard où le complexe prime le simple), plutôt qu’une méthode cartésienne
qui veut chercher l’irréductible (sic) et débouche sur un mécanisme
universel.
Charles :
En réponse à (philippe) je préciserai que l’assimilation
pensee-cerveau est nécessairement pour moi (une fois le poids du paradigme
computationnel évacué, voir par ex. “L’inscription corporelle de l’esprit”
de Varela & cie, sans que l’on doive souscrire a tout ce qu’ils disent)
une assimilation au corps également, spinozienne si vous voulez. J’imagine
que c’est le sens de la référence a Spinoza chez Damasio dernièrement (je
n’ai lu que le premier, L’erreur de Descartes, il y a un moment). Vygotski
aussi avait écrit un manuscrit sur Spinoza ! Quand je disais que le cerveau
n’existe pas en dehors du monde, c’est au sens et de la temporalité et de
sa “corporéité” générale. Ainsi les expériences de pensée du type “brain
in a vat”, cerveau dans un tonneau, m’ont toujours semblées absurdes.
Je ne connaissais pas la provenance tardienne de l’expression, pas
étonnant puisque je ne connais pas Tarde, sauf un obscur roman
d’anticipation / science-fiction a la Jules Verne qu’il a écrit, et qui a
été réédité par Seguier ou Atlantica, avec une préface de R. Scherer et
une postface de … H.G. Wells traduite par moi-même.
Manu :
….Désolé encore une fois.
| Philippe
Je préfère ça ! A mon tour de m’excuser si je n’ai pas compris qu’il
s’agissait d’humour. Mon cerveau, mon âme et mon corps (ou tout ce que vous
voulez) auront oublié d’ici quelques secondes ce malentendu.
Je ne connais absolument pas Tarde, pouvez-vous développer un peu plus ?
Charles :
A vrai dire je n’ai jamais ete certain du sens de la LOGIQUE DU VIVANT,
tres beau livre plein de culture et ou on sent la presence de son ami
Michel Foucault. Il dit beaucoup de choses dont certaines sont proches du
“tout genetique” (ce que vous appellez notion algorithmique), c’est le
Jacob “working biologist”, et il en dit d’autres justement plus proches
d’une vision plus “historique” de la biologie (au sens d’Ernst Mayr, au
sens ou la biologie contrairement a la physique serait ‘darwinienne’ donc
‘historique’, comme l’a encore souligne S.J. Gould depuis). Mais peut-etre
la morale du livre est-elle celle que vous formulez, sur une disjonction
entre l’objet de la biologie et le vivant lui-meme : on se retrouverait
alors avec la fameuse phrase de Canguilhem “on n’interroge plus la vie
dans les laboratoires”.
> Je suis allée faire un tour sur le site ; désolée pour la redite.
Pas a etre desole ! Je sais par ailleurs qu’il y a dans et autour de
Multitudes quelques personnes proches de Stengers etc. qui s’interessent a
Whitehead. On verra si dans le projet d’un dossier sur la ‘construction
des savoirs’ un texte lui sera consacre (comme pour Simondon qui lui fait
l’objet de tout un dossier a paraitre).
> Je suis bien d’accord sur le fait que tout le monde est physicaliste en
> sciences dans un sens méthodologique : définir les conditions de possibilité
> d’une description. Et en ce sens, taxer un interlocuteur de physicaliste
> (sens péjoratif voire injurieux), ça ne veut rien dire. En revanche, pour le
> versant ontologique, qu’entendez-vous par là ?
Dire que ce qui est reel c’est ce qui est specifie a une date donnee par
les sciences physiques. Les objets ou proprietes ne figurant pas dans ce
“catalogue” sont alors des illusions, de la “folk psychology” comme les
esprits dans l’animisme.
Pour la petite histoire je note que dans un passage qui m’a toujours
fascine, Deleuze est accuse par un participant au colloque Foucault de
1988 d’etre un “physicaliste”, et s’en defend d’une maniere assez lyrique,
parlant de “regimes de lumiere”, mais pas tres definitive. Dans ‘Michel
Foucault philosophe’ (Seuil), a la suite de l’expose de Deleuze.
> Ca dépend en quel sens on prend “physicalisme” (comme avec tous les -ismes).
> Si être physicaliste, c’est vouloir donner une description et une prédiction
> des phénomènes (sans opérer de réduction), alors on n’est pas obligé de
> mettre l’organisme à la poubelle. Si c’est décortiquer jusqu’à la
> “particule” ultime (ou “supercorde”, “brane”, voire des trucs plus
> hallucinants encore avec le modèle holographique), alors effectivement,
> l’organisme n’est rien. Mais je crois qu’il est possible de considérer le
> physicalisme comme une espèce de kantisme (strict ou “dispersé” à la
> Bachelard où le complexe prime le simple), plutôt qu’une méthode cartésienne
> qui veut chercher l’irréductible (sic) et débouche sur un mécanisme
> universel.
Je ne sais pas ce que c’est que “brane” ou le modele holographique. Mais
j’aime bien votre idee d’un physicalisme kanto-bachelardien. Ma maniere a
moi d’etre physicaliste sans etre ce que vous appellez cartesien, est
plutot “naturaliste” dans un sens qui se situe entre Dewey et Quine, mais
est aussi et encore proche du naturalisme spinozien ; c’est une vision
constructiviste ou le Vrai n’est qu’un etat des choses, donc passager, en
permanence reconstruit. La science ‘dit’ le reel mais l’experience aussi,
et la premiere ne prime pas sur la seconde. On trouve cela un peu
developpe dans ‘Experience et nature’ de Dewey ; dans des textes de
‘Relativite ontologique’ de Quine ; dans le beau livre court de John
Symons sur Dennett en cours de traduction aux PUF ; je tente de le dire,
de manière encore fragmentaire, dans un texte a paraître sur … Negri
(!).
Jean-Loup :
Je crois que l’important plutôt que d’essayer d’étiquetter ou de réduire un
discours à un “isme”, c’est de bien distinguer les temporalités (et non
l’être ou le réel) dont il est question.
La temporalité physique (macro ou micro) est de l’ordre de
l’auto-transformation ou ,auto-organisation.
La temporalité biologique est de l’ordre de l’évolution darwinnienneet de
l’auto-poièse
La troisième temporalité est celle de l’histoire(bruit et fureur)
individuelle ou collective . IL n’y a pas à proprement parler d’histoire de
l’humanité
Ce qui est curieux ou intéressant c’est qu’il a fallu attendre le XXème
siècle pour introduire de la temporalité dans le monde physique et le XIXème
pour faire de même dans le biologique. Alors que c’est bien l’histoire
humaine qui se greffe sur l’évolution biologique elle même de courte durée
par rapport aux transfromations physiques qui l’on rendu possible.
Car toutes ces temporalités ont une histoire humaine qui est celle du
discours qui n’est pas du tout en phase avec ce dont il parle . On a à faire
à des devenirs hétérogènes qu’on essaye d’unifier (donc de réduire)au sein
des différents discours de “maîtrise” qui se sont succédés.
la première temporalité physique, donc dernière découverte (big bang, univers
en expension etc.)est sous le signe de la maîtrise mathématique. Le langage
de la nature serait les mathématiques soit dans le mécanisme cartésien soit
dans le probabilisme quantique.
Pas de mathématiques dans le biologique (sinon qq statistique chez Mendel).
Aucune transcendance des mathématiques mais l’immanence du proche en proche
empirique d’un biotope jusqu’à la biosphère.
Dans génétique il ya genèse . Ainsi dès le dixhuitième Rousseau fait sans le
savoir de la phylogénèse (discours sur les origines) et Hume de l’ontogenèse
(comment on passe du sensible au “belief” par habitude = répétition du
consécutif ou de l’indice piercien)
Il y a entre les deux maîtrises la même différence qu’entre un jardin anglais
qui “apprivoise” la nature alors que la nature à versailles est transcendée
par les formes géométriques.
Avec la “révolution” industrielle et énergétique du XIX ème apparait un autre
souci de maîtrise. Celui des sociétés et du social boulversés dans notre
temporalité historique agraire et répétitive de manière radicale.D’où la
nouvelle articulation: économique,social, politique. Marx fera du macro
transcendant . En dernière analyse l’économique détermine tout.Marx est à sa
manière “physicaliste” et “réductionniste” si il faut vraiment dire des
platitudes.
Foucault et Deleuze chacun à leur manière feront de l’anti-marx donc du micro
du proche en proche des machines et dispositifs de contrôle de désir qu’on
essaye (en vain) de ne pas trop naturaliser/biologiser. D’où l’étrange
articulation BIO/politique ou bio-pouvoir qui prétend sinon ignorer du moins
court-circuiter le social.
Peut-être que si on refuse toute transcendance et que l’on reste aux
différents plans d’immanence définis par leurs temporalités propres, il faut
également abandonner tout discours de maîtrise (et les petits maîtres qui
vont avec).
Anne :
Les temporalités dont parle Isabelle Stengers en citant Bohr dans son
bouquin sur Withehead sont nettement plus matérielles et micro que cela.
Jacky :
J’imagine
que c’est le sens de la reference a Spinoza chez Damasio dernierement (je
n’ai lu que le premier, L’erreur de Descartes, il y a un moment).
Charles
Je suis justement en train de lire “Spinoza avait raison” suite à un compte
rendu de Jean Zin sur son site.Voilà ce que l’on peut lire aux pages 176,
177 et 178.
Amitiés
Jacky
“La tentative pour vivre en accord pacifique avec les autres est une
extension de l’effort pour se préserver. Les contrats politiques et sociaux
sont des prolongations de ce mandat biologique personnel. Nous sommes
structurés d’une certaine manière – nous sommes mandatés pour survivre et
pour rendre notre survie plus agréable que douloureuse ; de cette nécessité,
il résulte un certain accord social.. Il est raisonnable de supposer que la
tendance à rechercher l’accord social a elle-même été incorporée dans nos
mandats biologiques, du moins en partie, par suite de la réussite au cours
de l’évolution de populations dont le cerveau exprimait beaucoup de
comportements de coopération.
Par-delà la biologie de base, on trouve un décret humain qui a aussi des
racines biologiques, mais qui ne s’exprime que dans le cadre social et
culturel ; c’est un produit de la connaissance et de la raison. Spinoza l’a
bien senti : « Que, par exemple, tous les corps, quand ils en heurtent
d’autres plus petits, perdent autant de leur mouvement qu’ils en
communiquent, c’est une loi universelle de tous les corps, qui suit d’une
nécessité de nature. De même, qu’un homme, quand il se rappelle une chose
s’en rappelle aussitôt une autre semblable, ou qu’il avait perçue en même
temps que la première, c’est une loi qui suit nécessairement de la nature
humaine. Au contraire, quelque chose du droit qu’ils ont de nature et
s’astreignent à une certaine règle de vie, cela dépend d’un décret humain.
Et, tout en accordant sans restriction que toutes choses sont déterminées en
vertu des lois universelles de la nature à exister et à agir d’une certaine
manière précise et déterminée, je maintiens que des lois de cette sorte
dépendent d’une décision des hommes. »
II aurait été content de savoir qu’une des raisons pour lesquelles ce décret
humain a des racines culturelles est que la configuration du cerveau humain
tend à faciliter sa pratique. Il est probable que la forme la plus simple de
certains comportements nécessaires pour mettre en ouvre ce décret humain,
comme l’altruisme réciproque et la censure, attend simplement de s’éveiller
à l’occasion de l’expérience sociale. Nous avons durement travaillé pour
formuler et parfaire ce décret humain mais, dans une certaine mesure, nos
cerveaux sont câblés pour coopérer les uns avec les autres dans le processus
qui rend possible ce décret. Voilà pour la bonne nouvelle. La mauvaise,
c’est que beaucoup d’émotions sociales négatives, ainsi que leur
exploitation dans les cultures modernes, rendent le décret humain difficile
à mettre en pratique et à faire progresser.
On n’insistera jamais assez sur l’importance des faits biologiques dans le
système de Spinoza. Vu à la lumière de la biologie moderne, ce système est
conditionné par la préservation de la vie ; le fait que la préservation de
la vie dépend de l’équilibre de ses fonctions et donc de la régulation de la
vie ; le fait que le statut de la régulation de la vie s’exprime sous la
forme des affects – la joie, la tristesse – et est modulé par les appétits ;
et le fait que les appétits, les émotions et la précarité de la vie peuvent
faire l’objet d’une connaissance et d’une appréciation de la part de
l’individu humain du fait qu’il est doté d’un soi, d’une conscience et d’une
raison connaissante. Les humains conscients connaissent leurs appétits et
leurs émotions, comme leurs sentiments, et ces derniers approfondissent leur
connaissance de la fragilité de la vie et la changent en souci. Et, pour
toutes les raisons exposées précédemment, ce souci passe du soi à autrui.
Spinoza n’a jamais dit que l’éthique, le droit et la politique étaient des
procédés homéostatiques. Mais cette idée est compatible avec son système,
compte tenu de la façon dont il voit l’éthique, la structure de l’État et le
droit, en tant que moyens pour les individus de parvenir à l’équilibre
naturel qui s’exprime dans la joie.
On a souvent dit que Spinoza ne croyait pas au libre arbitre. Cette notion
semble en effet en contradiction avec un système éthique dans lequel les
êtres humains décident de se comporter d’une manière particulière en
fonction d’impératifs clairs. Toutefois, Spinoza n’a jamais nié que nous
ayons conscience de faire des choix et que, à tout propos, nous puissions
faire des choix et contrôlions délibérément notre comportement. Il
recommande sans cesse de renoncer à toute action que nous considérons comme
mauvaise en faveur d’une que nous jugeons bonne. Pour le salut de l’homme,
toute sa stratégie dépend de notre capacité à procéder à des choix
délibérés. Le problème, selon lui, est que beaucoup de comportements qui
semblent délibérés peuvent s’expliquer par les conditions antérieures de
notre constitution biologique. Au bout du compte, tout ce que nous pensons
et faisons résulte de certaines conditions et de certains processus
antérieurs qu’il se peut que nous ne puissions contrôler. Mais on peut
encore répondre catégoriquement « non », aussi fermement et catégoriquement
que Kant, aussi illusoire soit la liberté de ce « non ».
La proposition 18 de l’Éthique a aussi une autre signification. Elle dépend
du double sens du mot « vertu », de l’accent mis sur le bonheur et des
nombreux commentaires qui suivent dans les quatrième et cinquième parties.
Nous atteignons un certain degré de bonheur en agissant en conformité avec
notre tendance à nous préserver. En plus d’appeler à l’établissement d’un
contrat social, Spinoza nous dit que le bonheur est le pouvoir d’être libre
vis-à-vis de la tyrannie des émotions négatives. Le bonheur n’est pas une
récompense due à la vertu : c’est la vertu elle-même.”
Philippe :
Oui, c’est bien au livre “Spinoza avait raison” que je faisais allusion. J’ai
un petit temps
d’avance : je l’ai déjà lu quand il est sorti !
Ce qu’il y a de passionnant, à partir du domaine de compétence qui est le
sien (sa grande expérience
du fonctionnement du cerveau), c’est que :
– il établit une différence entre plusieurs niveaux, en particulier, sur fond
des besoins vitaux,
entre émotions et sentiments, mais surtout il établit la manière dont ces
niveaux correspondent et
se transforment l’un par l’autre. Grosso modo, on peut établir un
rapprochement entre le couple
émotion/sentiment chez Damasio et le couple affections/affects chez Spinoza
(que Deleuze est
remarquablement mis en lumière, rectifiant l’erreur énorme commise par Apphun
dans sa traduction en
français de l’Ethique, dans laquelle la distinction entre affections et
affects disparaît), même si
ce n’est pas exactement ce que dit Damasio. Et il le fait à partir de
l’analyse des fonctions du
cerveau.
– il établit la relation entre cerveau et l’ensemble du corps, avec un
concept remarquable (j’ignore
s’il existait déjà en neurologie) de carte neurale. Les cartes des états du
corps. Ensemble du
corps, représenté aussi bien dans ses affections externes (le contact de la
peau…) que dans ses
affections internes (la digestion d’un repas…).
Par contre beaucoup reste discutable. Ce qu’il dit sur le “sens” est
totalement discutable. C’est
presque enfantin. Damasio ignore presque tout des rapports sociaux, de la
manière dont le “sens”
surgit dans des tensions donnant lieu à conflits, etc. Et le passage que tu
cites est vraiment
discutable.
Chez Damasio, à mon avis, il existe toujours cette terrible confusion dans
l’interprétation de
Spinoza, entre puissance et joie. Le désir de persévérer dans son être et
l’expression de puissance
que manifeste tout individu est une chose, mais la tristesse n’est pas
simplement une sorte
d’obstacle à l’expression d’une sorte de tendance spontanée, constitutive, à
la joie, au
renforcement de la puissance, comme Damasio le pense. Pour Spinoza, la
tristesse est complètement
constitutive de la “condition” humaine. La puissance est sans cesse sujette à
variation, en
renforcement comme affaiblissement. Son chapitre intitulé “de la servitude de
l’homme” est essentiel
pour comprendre la position de Spinoza. Qui plus est : dans le Traité
politique, Spinoza, en
réalisant un résumé de l’Ethique, a clairement renforcé cette dimension
(cette théorie de la
servitude) pour clairement expliciter sa position : les hommes, qui, comme
multitude, “agissent
comme une seule âme” sont nécessairement sujets aux passions, joie et
tristesse, dans un état de
balotage incessant, sans stabilité. Personne n’est moins béat d’admiration
devant la puissance de la
multitude ou devant la propension des individus à la joie que Spinoza, car il
établit toujours ce
qui produit nécessairement (le “nécessairemen” est de Spinoza)
affaiblissement et servitude dans
l’expression de la puissance et dans les causes de joie.
Il n’existe aucune identification entre puissance du conatus et joie. La
tristesse est autant que la
joie une variation de la puissance, et l’état de dépendance où sont les
humaines des affections
externes, qui dépasse, de loin, le pouvoir de chaque individu, développe
nécessairement des
affaibilissements. La composition des puissances va dans le sens de la joie,
incontestablement,
encore faut-il qu’existent les conditions pour qu’elle se réalise. Or la
confusion entre puissance
et joie est bien ce que tend à faire Damasio, en essayant d’en donner une
preuve biologique. Son
“optimisme” est sympathique, mais j’ai du mal à le suivre.
Par ailleurs, Damasio “oublie” l’ importance cruciale de l’entendement pour
Spinoza et la différence
entre ces deux modes de la pensée que sont imagination et entendement. Donc
il oublie rien moins que
la stratégie spinoziste de développement de la liberté…Mais Damasio ne
serait pas Damasio s’il
n’opérait pas cet oubli (puisque toute sa stratégie consiste à donner un rôle
crucial à la
régulation par les émotions) !
Cela dit, si Damasio a raison (contre Spinoza à mon avis), et si
effectivement nous sommes
“structurés” et “mandatés” pour éprouver joie et désir de coopération, malgré
les “émotions sociales
négatives”, alors on peut fêter ça !!! Ouvrons les bouteilles de champagne!
Cela dit, son livre est passionnant. Pour moi, la distinction entre émotions
et sentiments, de la
manière dont il l’établit à partir de la biologie du cerveau, est une
complète et passionnante
découverte. Et Damasio établit remarquablement à la fois la différence et le
rapport entre le
cerveau et le corps (le reste du corps, ses autres parties, ses autres
individus internes dans leurs
relations mutuelles) grâce au rôle des cartes neurales.
En clair : pour Damasio, nous sommes un corps pensant, et les émotions (qui
se forment dans le
cerveau) sont le moteur de la régulation des idées du corps et de leur
symbolisation (les idées des
idées, etc.).
Bref : il donne raison à Charles pour l’essentiel.
Tout ceci est ma lecture de Damasio et la mémoire que j’en ai gardée. Si
d’autres l’ont lu ou quand
Jacky l’aura lu, il sera intéressant d’en discuter et de confronter nos
points de vue.
Cela dit : Tarde est encore plus important. Un vrai débat sur la “coopération
entre cerveaux”
vaudrait la peine, mais je ne vois pas comment l’avoir dans un espace aussi
court que celui de la
liste. Sur Tarde, bien sûr, le meilleur livre est “Puissances de l’invention”
de Maurizio Lazzarato.
Christian :
Voilà une discussion qui mérite effectivement un échange. De quoi
bousculer nos neurones ! Je reprendrai qu’une partie de votre exposé. La
relation du corps et du cerveau et leur liaison intime fait partie d’un
tout, ces composantes intrinsèques qui me constituent et qui font de moi
une succession de rapports entre toutes ces parties qui me constituent.
Les rapports entre le physique et la pensée est énigmatique et Damasio
ouvre ce rapport d’une manière fort passionnante je trouve.
J’en viendrai néanmoins à ceci :
Le rapport affections (affectio) /affects ( affectus) mis en parallèle
avec le rapport émotion/sentiment est intéressant. Sauf que le premier
développe, à mon sens, un domaine plus vaste. ( Il me semble que vous
précisez la différence entre les deux rapports). Le sentiment, comme
l’angoisse, l’envie, etc est de l’ordre de l’affect. Je pense simplement
que cet ordre de l’affect est plus large. Il est un mode de pensée “en
tant que non représentatif” comme le disait Deleuze. Je trouve cette
explication assez juste dans la pensée Spinoziste que je connais. Certes
elle mérite plus de profondeur. L’affect serait une sorte de contenant
de notre agir. Cette agir peut être en puissance ou en diminution.
L’affect entretient avec la réalité objective une subtile alliance.
J’aime pour reprendre Deleuze encore cette définition de l’affect,
défintion tenant compte du réelle, du possible de la chose. L’affect est
cette ” variation continue ou le passage d’un degré de réalité à un
autre, ou d’un degré de perfection à un autre.”
Mais quand on met en pallèle le sentiment avec l’affect il est difficile
d’entrevoir la frontière entre l’emotion et le sentiment. Ce que réalise
Damasio avec ses particularités et moyen de connaissance que je ne
dispose pas moi-même. La puissance que vous voyez autant dans la
tristesse que dans la joie est vraie mais elle ne va pas dans la même
direction ou est d’un type différent ( je ne sais comment choisir le
mot). La puissance de tristesse entraine dans un processus que Spinoza
pourrait qualifier de vide ( et on entrerait dans une sorte de dimension
“mystique” – ou peut être ce serait le passage du second genre de
connaissance à l’expérience du troisième genre de connaissance). L’homme
ne va pas dans le sens du salut ( spinoziste). Il perd la plus grande
partie de lui-même. La puissance de joie entraîne à conserver ( à unir,
peut-être) cette partie de lui-même et le corps y participe selon les
parties qui les composent.
Surement des évidences de proposées ici pour un connaisseur. Cela n’a
peut-être pas fait trop avancé le propos, mais je trouve que si même la
réflexions et les propositions de Damasio sont passionnantes, elles ne
nous mèneront pas aussi loin dans la compréhension de nous-même que,
entre autres, Spinoza nous le fait entrevoir. C’est mon avis. Je loue
tout de même l’effort de lumière que Damasio a fait dans ce registre.
Une deuxième lecture serait surement encore plus bénéfique !
J’aimerai par contre mieux saisir le rapport entre “la propension des
individus à la joie” et “la puissance de la multitude” dont vous parlez!
Jean-Luc :
Cher Philippe, je soupçonne Deleuze d’une certaine malhonnêteté sur ce point, lorsqu’il
s’attribue la paternité de la traduction affection/affect.
On peut en effet lire cela sous la plume de ….. Apphun (Note du trad.
au titre de la 3è partie de l’Ethique, Classiques Garnier, T.I, 1953,
p.425):
“Titre. – Non sans hésitation je me suis décidé à traduire *affectus*
par *affection*; la traduction ordinaire, qui est *passion*, a de graves
inconvénients : la distinction si importante de l’*affectus* qui est une
action (*actio*) et de l’*affectus* qui est une passion (*passio*) cesse
d’être apparente. D’autre part, je reconnais que l’emploi du mot
*affection* est critiquable : outre qu’il n’est guère usité dans le sens
général qu’il faut lui donner ici, je me suis naturellement trouvé dans
l’obligation de l’employer aussi pour rendre *affectio*, et il est
toujours fâcheux de n’avoir qu’un seul mot où l’auteur en a deux. Le mot
*sentiment*, pris au sens où l’emploient MM. Ribot et Rauh, dans leurs
ouvrages bien connus (_Psychologie des sentiments, De la méthode dans la
psychologie des sentiments_), eût eu l’avantage de donner d’abord au
lecteur une idée plus précise du sujet traité par Spinoza dans la
troisième Partie de l’_Éthique_, mais je l’ai jugé trop moderne dans ce
sens, et il y avait intérêt, en outre, à rendre aisément perceptible la
relation établie par l’auteur entre *afficere*, *affectio*, *affectus*.
Sauf en deux ou trois passages où l’emploi du mot affection eût pu créer
une équivoque, j’ai donc écarté *sentiment*. Si le mot *affect* ou
*affet* (en allemand *Affekt*), de formation analogue à *effet*, eût
existé dans le vocabulaire, bien des hésitations m’eussent été
épargnées, mais je ne pouvais prendre sur moi de le créer.”
Pas mal, isn’t it?
Philippe :
Oui, Jean Luc, mais cela ne change rien au problème. La différence tout à
fait importante établie
par Spinoza (et qu’Apphun reconnaît) entre affection et affect – l’affect
n’étant rien moins qu’une
recomposition des affections du corps dans l’attribut de la pensée – et la
modernité même du concept
d’affect utilisé par Spinoza, est impossible à bien saisir dans la traduction
de Apphun. Tu dois
connaître le problème : cela rend la lecture de l’Ethique complexe, du moins
en langue française,
car il faut de soi-même opérer la rectification en permanence, ou prendre
une autre traduction,
celle de Pautrat par exemple (donc perdre la qualité de celle d’Apphun). Ou
encore lire le texte
directement en latin.
Tout ceci ne serait qu’une affaire de spécialiste, si précisément le livre de
Damasio, à sa manière,
ne fournissait une analyse très précise de la manière dont les émotions se
forment dans le cerveau à
partir de la constitution de cartes neurales qui sont en prise sur les
mouvements (et plutôt les
états) des différentes parties du corps en tant qu’elles sont affectées, et
de la manière dont ces
émotions se transforment en “sentiments”. C’est le souvenir que j’en ai : je
n’ai relu le livre de
Damasio de manière récente. Bien sûr, je suis d’accord avec Christian,
l’approche de Spinoza est
considérablement plus riche que celle de Damasio. Mais Spinoza ne pouvait
connaître ce que Damasio
apporte. A nous d’en tirer profit, tout en restant “prudent” (du fait même
que nous ne sommes pas
spécialistes de neurologie, du moins pas moi).
J’ai participé à une décade sur Spinoza à Cerisy, dans laquelle a été évoquée
la fameuse question
dite du “parallélisme” (que Damasio évoque d’ailleurs). Pensée et étendue
sont des attributs
différents, bien qu’expression de la même substance. En réalité la thèse du
parallélisme ne tient
pas, pas davantage que celle de la “fusion” entre corps et pensée. La
meilleure solution est de
suivre Spinoza pas à pas et de voir qu’il donne incontestablement priorité au
corps : il n’y a
d’idée que comme idée du corps. Tout part de là. Jusqu’ à quel point l’idée
du corps se trouve
encore incorporée dans l’affection du corps et à partir de quel moment elle
se transforme en affect,
en se composant avec les affects déjà existant, voilà le problème. Damasio
donne une piste, qui a le
mérite d’être très détaillée. Par contre son analyse des processus de pensée
est très très pauvre :
il en fait l’impasse, sans doute parce qu’il veut absolument prouver la
centralité “régulatrice” des
émotions. On n’est pas obligé de le suivre sur ce point.
Vygotski, auquel Charles faisait référence, n’aide guère. Autant son livre,
Pensée et langage, est
très riche, en particulier toute la partie sur “pensée et mot”, qui permet de
revenir sur le concept
de “sens” en tant que différent de celui de “signification”, autant son livre
sur les émotions,
inspiré de Spinoza est très confus, voire nul…
Manu :
Cher Charles,
| au sens d’Ernst Mayr, au
| sens ou la biologie contrairement a la physique serait ‘darwinienne’ donc
| ‘historique’, comme l’a encore souligne S.J. Gould depuis
Je ne comprends pas très bien en quoi la physique n’est pas, au fond,
“darwinienne” donc “historique”.
| Mais peut-etre
| la morale du livre est-elle celle que vous formulez, sur une disjonction
| entre l’objet de la biologie et le vivant lui-meme : on se retrouverait
| alors avec la fameuse phrase de Canguilhem “on n’interroge plus la vie
| dans les laboratoires”.
Oui, c’est ce à quoi je pensais.
| > pour le
| > versant ontologique, qu’entendez-vous par là ?
| Dire que ce qui est reel c’est ce qui est specifie a une date donnee par
| les sciences physiques. Les objets ou proprietes ne figurant pas dans ce
| “catalogue” sont alors des illusions, de la “folk psychology” comme les
| esprits dans l’animisme.
Difficile de ne pas partager la conception selon laquelle chacun juge que
son objet d’étude est plus réel que celui du voisin. On pourrait aussi
décliner dans toutes les disciplines. Mais c’est un peu radical, non ? J’ai
du mal avec cette notion de “physicalisme ontologique”. Le problème, c’est
qu’il n’y a pas de réel dans les sciences physiques. En méca quantique
relativiste (le top du top 😉 ), par exemple, les “choses” sont décrites
par des fonctions d’état à l’aide de “kets”, qui sont des vecteurs se
mouvant dans un espace hilbertien (donc mathématique). Pas la peine de
savoir exactement ce que ça veut dire pour comprendre qu’on n’est pas dans
la “réalité”, mais dans des configurations
mathématiques. Alors ce qui est spécifié par les sciences physiques est tout
sauf réel. En ce sens, il est un peu difficile de se poser des questions
ontologiques ou de reléguer à titre d’illusions ce qui n’est ni caractérisé
ni caractérisable.
| Pour la petite histoire je note que dans un passage qui m’a toujours
| fascine, Deleuze est accuse par un participant au colloque Foucault de
| 1988 d’etre un “physicaliste”, et s’en defend d’une maniere assez lyrique,
| parlant de “regimes de lumiere”, mais pas tres definitive. Dans ‘Michel
| Foucault philosophe’ (Seuil), a la suite de l’expose de Deleuze.
Je ne connais pas, j’irai y jeter un coup d’oeil quand j’aurai le temps.
| Je ne sais pas ce que c’est que “brane” ou le modele holographique.
Une “n-brane”, c’est la transposition en n dimensions d’une corde, ce que
certains chercheurs prennent comme le fondement ultime des “choses”. Le mode
de vibration de la n-brane dans son n-espace (en n-D) définira la
“particule” ou l'”onde” que nous expérimentons (en 3 ou 4-D). La diversité
des choses n’est due qu’à un mode de vibration d’une même “entité
fondamentale” (donc une sorte de projection de son n-espace dans l’espace
avec lequel nous interagissons). Quant au modèle holographique, il considère
que même ces branes ne sont que des projections en n-D d’une information. En
gros, c’est comme un hologramme dans le sens courant : une chaîne
d’information fait défiler en 2 ou 3-D ce que nous prenons pour du réel.
Tout ne serait qu’ombres chinoises.
| Mais
| j’aime bien votre idee d’un physicalisme kanto-bachelardien. Ma maniere a
| moi d’etre physicaliste sans etre ce que vous appellez cartesien, est
| plutot “naturaliste” dans un sens qui se situe entre Dewey et Quine, mais
| est aussi et encore proche du naturalisme spinozien ; c’est une vision
| constructiviste ou le Vrai n’est qu’un etat des choses, donc passager, en
| permanence reconstruit. La science ‘dit’ le reel mais l’experience aussi,
| et la premiere ne prime pas sur la seconde. On trouve cela un peu
| developpe dans ‘Experience et nature’ de Dewey ; dans des textes de
| ‘Relativite ontologique’ de Quine ; dans le beau livre court de John
| Symons sur Dennett en cours de traduction aux PUF ; je tente de le dire,
| de maniere encore fragmentaire, dans un texte a paraitre sur … Negri
| (!).
Je suis d’accord avec votre conception ; cependant je n’arrive pas à
m’accommoder de tous ces mots en -isme. C’est tellement facile de faire
entrer n’importe quoi dans ce genre de catégories… Je ne crois pas qu’il y
ait du Vrai (mais seulement du valide pour l’instant) dans le discours des
sciences ; et je crois aussi qu’il faut se débarrasser de cette notion de
réel (du moins en physique). Il y a juste un discours mathématique valide
qui correspond à un point de vue mathématique, et beaucoup de construction.
Vous comprenez que je défende alors la position selon laquelle un
“physicalisme ontologique” m’est complètement étranger. Il n’y a pas d’objet
à définir. Seulement des objets mathématiques à manipuler, sans aucun
critère ontologique (ou discriminatoire). On sait qu’il y a, mais on ne sait
pas ce que c’est. Et peu importe ce que c’est, tant qu’il y a du “il y a” à
construire et à étudier. (Enfin, je dois être floue, j’ai un peu du mal à
m’exprimer sur un sujet aussi complexe.)
C’est pourquoi, de l’émergence, de l’organisation, de l’organique (pour
vous reprendre), peut-être pas tout, mais en tout cas pas rien.
Bon, si vous jugez qu’il vaut la peine de continuer à parler de tout ça,
je suis partante pour continuer la discussion. Cependant, je suis en
partiels et j’aurai d’autres chats (bien réels) à fouetter jusqu’à la fin de
la semaine.
Charles :
Chers Jacky, Philippe et Jean-Loup,
merci pour ces extraits et cette discussion sur Damasio. En lisant
l’extrait envoye par Jacky je ressentais une petite gene, sans savoir
pourquoi, et je pense que les remarques ensuite de Philippe pointent bien
la difficulte ; j’ajouterai qu’il est faux de dire de Spinoza que toute
son oeuvre est “biologique” ou “orientee par la biologie” : le concept de
conatus (mais Laurent Bove et d’autres pourraient nous aider !) n’est
nullement biologique ; on peut dans un certain sens dire que l’Ethique
est une physique, y compris une physique des passions.
Sinon, sur le primat des emotions et du corps chez Damasio et donc son
“gauchissement” de Spinoza (mais Deleuze en 69 et Negri en 82 ont aussi
produit “leurs” Spinoza, le 1er un peu trop anti-cartesien, le 2nd tres
oriente vers l’imagination), je ne suis pas sur s’il me donne raison (ca
me ferait toutefois plaisir) mais je pense qu’il donne raison a … Hume.
De toute facon, j’attendrai de lire tous ces extraits tranquillement pour
eventuellement reagir. Un point seulement : je crois que “carte neurale”
est une notion courante en neurologie ; peut-etre cependant est-ce a la
“carte cognitive” que je pense.
Je ne comprends pas le dernier mail de JL Azema, par exemple je ne vois
pas ce que la temporalite vient faire la-dedans. Le passage de la glace a
l’eau a l’eau bouillante a la vapeur est temporel, et fait meme apparaitre
des proprietes emergentes ; mais ni la glace ni l’eau ni la vapeur ne sont
en soi “temporelles” ; quant a la notion “forte” de temporalite chez
Heidegger, indissociablement liee a celle de mortalite, elle nous est
propre, dans une demarche radicalement anti-naturaliste (cf. l’animal
“pauvre en monde”); elle est ce qui nous singularise. Par ailleurs, je ne
vois pas pourquoi Deleuze et Foucault seraient contre Marx. J’aurais cru
que, pour citer 2 livres, L’Anti-Oedipe et Surveiller et punir
*prolongent* et *raffinent* les concepts marxiens ?
Charles :
Chère Manu,
> Je ne comprends pas très bien en quoi la physique n’est pas, au fond,
> “darwinienne” donc “historique”.
Les objets et proprietes dans la physique obeissent-ils a des lois ou
contraintes darwiniennes ?
> Difficile de ne pas partager la conception selon laquelle chacun juge que
> son objet d’étude est plus réel que celui du voisin. On pourrait aussi
> décliner dans toutes les disciplines. Mais c’est un peu radical, non ? J’ai
> du mal avec cette notion de “physicalisme ontologique”. Le problème, c’est
> qu’il n’y a pas de réel dans les sciences physiques. En méca quantique
> relativiste (le top du top 😉 ), par exemple, les “choses” sont décrites
> par des fonctions d’état à l’aide de “kets”, qui sont des vecteurs se
> mouvant dans un espace hilbertien (donc mathématique). Pas la peine de
> savoir exactement ce que ça veut dire pour comprendre qu’on n’est pas dans
> la “réalité”, mais dans des configurations
> mathématiques. Alors ce qui est spécifié par les sciences physiques est tout
> sauf réel. En ce sens, il est un peu difficile de se poser des questions
> ontologiques ou de reléguer à titre d’illusions ce qui n’est ni caractérisé
> ni caractérisable.
Mais notez que ceux qui affirment la these du physicalisme en tant
qu’ontologie ne sont pas physiciens mais *philosophes* ; de la justement
la dimension que vous mettez si bien en valeur, le cote “instrumental” ou
“boite ou outils” ou “provisoire” de la pratique des *scientifiques*
contrairement aux “integristes” philosophiques. Idem pour la question du
reel.
> Je suis d’accord avec votre conception ; cependant je n’arrive pas à
> m’accommoder de tous ces mots en -isme. C’est tellement facile de faire
> entrer n’importe quoi dans ce genre de catégories… Je ne crois pas qu’il y
> ait du Vrai (mais seulement du valide pour l’instant) dans le discours des
> sciences ; et je crois aussi qu’il faut se débarrasser de cette notion de
> réel (du moins en physique). Il y a juste un discours mathématique valide
> qui correspond à un point de vue mathématique, et beaucoup de construction.
> Vous comprenez que je défende alors la position selon laquelle un
> “physicalisme ontologique” m’est complètement étranger. Il n’y a pas d’objet
> à définir. Seulement des objets mathématiques à manipuler, sans aucun
> critère ontologique (ou discriminatoire). On sait qu’il y a, mais on ne sait
> pas ce que c’est. Et peu importe ce que c’est, tant qu’il y a du “il y a” à
> construire et à étudier. (Enfin, je dois être floue, j’ai un peu du mal à
> m’exprimer sur un sujet aussi complexe.)
> C’est pourquoi, de l’émergence, de l’organisation, de l’organique (pour
> vous reprendre), peut-être pas tout, mais en tout cas pas rien.
On retrouve encore l’idee de manipulation, du “valide” plutot que du vrai
: justement les positions invoquees par ce que j’appellais naturalisme,
qui n’essai jamais de “bloquer” une definition de ce qui est vrai. Cela ne
tient pas compte, toutefois, de ce que vous dites sur les mathematiques,
qui me semble convaincant sans que j’y connaisse grand-chose (cela
rejoint-il ce que G. Chatelet developpe dans Les Enjeux du Mobile, livre
trop difficile pour moi ?).
Pour les mots en “-isme”: je pense qu’ils servent d’abord a construire un
espace discursif, un peu comme quand des adolescents disent : moi j’aime
plutot ce groupe-la, puis plus tard dans une discussion on les abandonne –
quitte a les reintroduire un jour comme des sortes de ‘sesame’. Ils
permettent aussi de dire ce que 3 penseurs differents peuvent avoir en
commun (ainsi Neurath et Quine seraient naturalistes mais pas Jonas ; Ryle
se veut ‘materialiste’ mais il pense surtout a partir d’un “behaviorisme”
qu’il croit trouver chez Wittgenstein … et Canguilhem : qui sait ? Moi
je pense qu;il est surtout nietzscheen !)
Manu
Cher Charles,
| Mais notez que ceux qui affirment la these du physicalisme en tant
| qu’ontologie ne sont pas physiciens mais *philosophes* ; de la justement
| la dimension que vous mettez si bien en valeur, le cote “instrumental” ou
| “boite ou outils” ou “provisoire” de la pratique des *scientifiques*
| contrairement aux “integristes” philosophiques. Idem pour la question du
| reel.
Alors on est d’accord.
| (cela
| rejoint-il ce que G. Chatelet developpe dans Les Enjeux du Mobile, livre
| trop difficile pour moi ?).
Je vais peut-être vous décevoir 😉 mais je n’ai pas une grande culture. Ce
livre, apparemment intéressant ne fait pas (encore) partie de mes lectures.
| Pour les mots en “-isme”: je pense qu’ils servent d’abord a construire un
| espace discursif, un peu comme quand des adolescents disent : moi j’aime
| plutot ce groupe-la, puis plus tard dans une discussion on les abandonne –
| quitte a les reintroduire un jour comme des sortes de ‘sesame’. Ils
| permettent aussi de dire ce que 3 penseurs differents peuvent avoir en
| commun (ainsi Neurath et Quine seraient naturalistes mais pas Jonas ; Ryle
| se veut ‘materialiste’ mais il pense surtout a partir d’un “behaviorisme”
| qu’il croit trouver chez Wittgenstein … et Canguilhem : qui sait ? Moi
| je pense qu;il est surtout nietzscheen !)
D’accord aussi. Je ne me prononce pas sur Canguilhem, je n’ai pas assez bien
lu Nietzsche (et n’avais pas pensé au rapprochement !). Pour le reste de
votre mail, je vous réponds ce week-end, avec un truc sur le fait que la
physique ne tue pas l’organisme.
Henri :
Sans entrer dans les considérations de ceux qui sont
plus instruits pour le faire dans leur domaine, une
remarque.
La relation entre corps physique et affects, héritant
dans certaine approches de la séparation de l’âme et
du corps propre à la société occidentale (pourquoi la
psychanalyse ne fonctionne-t-elle pas au Japon, par
exemple… le discours structuré comme le langage des
mots qui dirait tout…), peut s’approcher aussi par
l’observation de la pratique artistique : qu’est-ce
qui se passe quand peint le peintre, quand joue le
(la…) musicien, l’acteur, le danseur,
particulièrement dans les formes improvisées ?
Il ne se passe pas -ou cela rate- quelque chose qui se
maîtrise par la raison, la pensée, mais qui suppose
cette maîtrise acquise et son oubli dans le moment de
la création, quelque chose qui se passe directement
entre les affects et le corps, et d’ailleurs dans les
deux sens. On trouve ça aussi dans ‘le zen dans l’art
chevaleresque du tir à l’arc’, la calligraphie, les
arts martiaux… voir aussi du côté de la transe
(Rouget), pour des sociétés non “modernes” (je ne
trouve pas le mot juste).
Cad que cela échappe à l’analyse scientifique comme à
l’approche philosophique. Et cela me semble compatible
avec la distinction entre art, science et philosophie
que font Deleuze et Guattarri dans “qu’est-ce que la
philosophie ?” (ou il manquerait la politique, autre
débat 🙂
L’art, et donc les ‘artistes’ ont quelque chose à nous
apprendre sur le rapport entre corps et cerveau. Pour
ma part je ne pourrais le faire qu’à partir de mon peu
de pratique des arts plastiques, de l’écriture ou du
jazz, et de mes travaux sur celui-ci.
Cette dimension que j’appelle ‘poétique’ -au sens
fort-me paraît importante, pour ne pas s’enfermer dans
des considérations déplacées sur une modélisation
empruntée à d’autres domaines que celui explicite du
rapport corps-cerveau. N’oublions pas que les
modélisations scientifiques successives de la
psychanalyse (thermodynamique, topologie, chaos
déterministe…) ont produit des élaborations
théoriques, sans doute ‘valides’ un temps, mais
remises en cause par la pratique et l’expérience au
fur et à mesure de l’histoire.
Charles :
Quand je dis que Canguilhem est un nietzscheen, peut-etre un des
nietzscheens qui a le mieux compris Nietzsche (mieux que le
deconstructionnisme qui fait de tout un texte, mieux que les lectures
politiques de droite, et dans un sens mieux que dans certaines lectures
trop “optimistes” comme celle de Deleuze), je crois suivre une indication
assez lapidaire de Foucault dans la preface qu’il avait redigee pour
l’edition americaine du Normal et du pathologique, publiee en francais
dans la Rev. de metaphysique et de morale, # special sur Canguilhem
(1988 ?), et j’imagine reprise dans Dits et ecrits.
Cela concerne l’idee que c’est le vivant lui-meme qui produit des normes,
les normes, celles-ci ne pouvant donc pas etre “fondamentales” au sens ou
elles emanent d’un etat premier qui serait la vie. On trouve cette idee
enoncee plus ou moins sous cette forme dans le livre de Nietzsche
‘Genealogie de la morale’, surtout le 3e et dernier essai ; et c’est
evidemment une “motivation” theorique de toute l’oeuvre de Canguilhem, pas
seulement son livre le plus connu qui porte ce titre. On peut egalement
reconstruire leur “affinite” a partir de la notion de vitalisme, valorisee
par l’un et par l’autre ; mais je trouverais cela plus difficile car comme
on l’a dit dans une discussion anterieure sur cette liste, fleurie je ne
sais plus pourquoi, la notion de vitalisme est plurielle, amorphe,
facilement (sur)interpretee en termes ideologiques.
Je ne peux pas parler du petit livre recent de Barbara Stiegler ‘Nietzsche
et la biologie’ (PUF-Philosophies) pour dire comment il s’inscrit dans
cette ‘ligne’, mais il a l’air assez bon.
J’aimerais effectivement savoir pourquoi la physique ne tue pas
l’organisme.
Jean-Luc :
cher philippe, tu dis
“mais cela ne change rien au problème.”
Oui oui, bien sûr, et cela d’ailleurs ne l’aborde pas…. d’où le “Hors
sujet” de cette remarque pas très intéressante, et simple détail sur
lequel bute ma “maniaquerie”.
Sur le “parallélisme”, bien entendu il n’y a rien de cela chez S.,
notamment parce que cela suppose entre les différents “attributs” une
différence qui serait de l’ordre de la multiplicité modale des
“affections”, alors que cette différence ne peut être que diversité des
formes de l’être.
Quant au matérialisme de Spinoza, où à la “priorité qu”il donne
incontestablement au corps”, pour te citer, là, faut voir, mais je n’ai
pas le courage de m’y coller. En tout cas, si on peut parler d’une
matérialité de la pensée chez S., je ne crois pas qu’on puisse le
comprendre comme réduction de la pensée à l’étendue, ni comme dérivation
de la pensée par rapport à l’étendue.
Je ne connais pas le livre de Damasio, mais tout ceci me donne l’envie
d’aller y mettre le nez.
Charles :
Je suis d’accord avec Jean-Luc. Certes, toute idee est idee du corps ;
certe, l’ordre et la connexion des idees est la meme que l’ordre et la
connexion des choses ; mais il y a trop d’autres elements, et tendances
fortes, chez SP. pour pouvoir en faire un materialiste, au premier chef
(en tout cas c’est celui qui me vient a l’esprit) l’idee qu’il y a quelque
chose en nous d’eternel ; et puis difficile de concevoir le 3e genre de
connaissance d’un point de vue materialiste. C’est un peu comme pour
Locke, dont la pensee apporte des instruments puissants a une pensee
materialiste possible, y compris (idem pour Spinoza) parce qu’il demolit
les edifices theoriques sous-tendant divers dualismes, mais qui ne l’est
pas lui-meme. Cela dit, je connais deux textes qui developpent de maniere
plus subtile une lecture d’un materialisme possible dans ou a partir de
Spinoza : un bel article de Meriam Korichi dans un volume en anglais sur
le materialisme que j’ai dirige il y a 3-4 ans, difficilement trouvable en
France sauf a la BNF (j’en ai un ou deux), et un article plus textuel de
PF Moreau paru dans les Melanges en l’honneur d’Olivier Bloch (MATERIA
ACTUOSA…, Champion / Slatkine, 2000), surtout sur le statut du corps
dans l’Ethique. Mais je ne sais pas ce qu’en pensent ceux qui ont a
enseigner et commenter Spinoza regulierement (ils se reconnaitront).
Philippe :
Pierre-François Moreau défend très clairement la thèse du matérialisme de
Spinoza. Tous ses ouvrages
vont dans ce sens. Mais je ne pense pas que la question puisse se résoudre
dans la question du
corps. Il est clair que, pour Spinoza, pensée et étendue sont des attributs
distincts, aucun doute
là dessus. Mais ils sont attributs de la même substance. On peut concevoir de
manière matérialiste
la substance comme un processus sans sujet qui exprime la totalité des
attributs et des modes. Ou
bien, comme j’ai tendance à le proposer, comme un complexe de rapports dont
sont issus, de manière
modalisée, des singularités polarisées (dont les humains). Le matérialisme
éventuel de Spinoza (de
toutes façons la question reste ouverte) n’est pas dans une réduction de
l’humain à son seul corps,
mais dans une conception processuelle et productive de la Nature qui nous est
totalement immanente,
sans aucune transcendance (les humains n’étant en réalité qu’une infime
partie de l’expression
productive de la Nature). Ce que notre entendement conçoit comme attribut
pensée est une forme
d’existence qui est engendrée par la même “matière” que le corps (après tout,
ça n’a plus rien de
scandaleux de concevoir la matière comme un complexe de forces dont les
“grains” de matière ne sont
que l’une des expressions).
Cela dit, tu seras d’accord, sans doute, que chez Spinoza, toute idée est
idée du corps, et les
affections sont affections du corps, affections qui s’expriment, dans la
pensée, sous forme de
passions. C’est en ce sens que je disais que le corps a priorité. L’idée pure
n’existe pas. Idée est
toujours idée de. Idée du corps, puis idée de l’idée du corps, etc. Même les
configurations
mathématiques les plus abstaites renvoient toujours, à un moment donné, à la
manière dont le corps
est affecté (que ce soit dans l’imagination, ou dans l’entendement en tant
qu’il prend le pas sur
l’imagination).
Quant au troisième genre de connaissance, c’est presque le plus matérialiste
des genres de
connaissance, la connaissance directe de la singularité dans son rapport à la
substance. Cela se
ressent autant que cela se pense. Je ne vois aucune difficulté à concevoir ce
troisième genre de
manière matérialiste, au contraire! C’est plus difficile pour le second
(comment concevoir
l’entendement, comme mode singulier, différent de l’imagination ?)
Bon, c’est discutable… On peut soi-même faire travailler son imagination !
Mais ce sont là des choses bien sérieuses pour un mardi soir… Et je
n’enseigne pas Spinoza, c’est
clair!
Et si Damasio peut nous montrer que tout se concentre dans le cerveau
alors… (mais que faire de
toutes les parties de l’univers qui n’ont pas de cerveau?).
Emettons ce scandale : la pierre pense. Elle a idée de son corps. Spinoza n’a
jamais dit que
l’attribut de la pensée était réservé aux seuls humains (pour l’étendue, il
est évident que ce n’est
pas le cas).
Jean-Loup :
Cher Charles
A lire vos interrogations sur mon mail, je comprends combien il était confus
et elliptique.
Mon propos initial était purement terminologique mais ses implications
ontologiques et politiques étaient tellement sous-entendues qu’elles ne
pouvaient apparaître qu’à celui qui poursuit son petit « dada » temporel,
c’est à dire moi-même.
La temporalité n’est ni dans les « choses » ni une forme a priori de la
sensibilité mais elle est bien un produit construit de notre rapport cognitif
aux processus d’émergence, tels que nous les percevons. Ce rapport est
lui-même temporel et c’est le seul qui est individuellement et collectivement
historique.
Les différents processus d’émergence engendrent des temporalités diverses qui
ne peuvent être rabattues sur la (les) notre(s) que par anthropomorphisme et
abus de langage métaphorique. Pour un astro-physicien la question de «
l’avant » du big bang n’a strictement aucun sens puisque avant ni temps ni
espace physiques n’existent. Le temps pas plus que l’espace ne sont des
formes « vides » qui seraient remplis par des « objets » ou des « évènements
». C’est bien les vitesses relatives et les énergies qu’elles impliquent qui
engendrent espace et temps, en tous cas depuis Einstein
De même la temporalité individuée (vie/mort) générée par la reproduction
sexuée n’a aucun équivalent ni physique ni historique. Cela ne signifie pas
qu’il y ait un principe vital (La Vie) transcendant à la matière et un autre
l’Esprit, transcendant à la vie végétale et animale qui caractériserait le
toujours modeste homo sapiens.
Chaque type d’émergence engendre des temporalités propres qui définissent à
mon sens des plans d’immanence (on reste dans le même) qui rentrent en
interactions mais qui se déploient dans leur ordre temporel propre.
Même quand on n’est plus créationniste et farouchement matérialiste on a du
mal à échapper au pyramidage de la maîtrise du « supérieur » sur «
l’inférieur » pour affirmer ou dénoncer le déterminisme inverse.. D’où les
procès en réductionnisme d e l’esprit au biologique et du biologique au
physique .
Inversement, dans un autre ordre du discours, la pensée marxiste affirme
qu’en dernière analyse l’infra-structrure économique détermine la
superstructure politique . En faisant disparaître la maîtrise du capital , la
fausse autonomie du politique (dépérissement de l’état) aurait dû
disparaître. Les 70 ans d’histoire du « socialisme réel » ont au moins prouvé
qu’il pouvait y avoir une autonomie du politique/idéologique par rapport à
l’infrastructure et je crois que c’est cet espace là qui a été occupé par la
« pratique théorique » des althussériens.
De même la pensée rhizomatique de Deleuze établit des rapports ponctuels et
discontinus entre différents plans d’immanence mais refuse soit la
subsumation soit le déterminisme permanents d’un plan par l’autre
(inconscient/conscient, besoin/désir).
D’une certaine manière en effet comme vous le dites, Foucault et Deleuze «
prolongent » et « raffinent » les concepts marxiens mais en s’opposant au
réductionnisme économique (libidinal chez Freud, capitaliste chez Marx) du
politique ou du psychique, c’est à dire à l’essentiel de ces deux grands
discours de la maîtrise.
En fait mon propos sur les trois temporalités (physique, biologique et
historique) était croisé ou contrarié par une autre problématique, celle de
la maîtrise et de l’immanence ; ce qui a rendu le tout très peu lisible. Les
trois temporalités dont je parlais sont le produit de discours cognitifs qui
ont eux-même leur temporalité propre et des finalités de maîtrise théorique
ou pratique. Rien à voir évidemment avec la notion « forte » de temporalité
que vous évoquez chez Heidegger liée à la mort qui comme vous le dites très
justement nous singularise.
Charles :
Sans vouloir ou pouvoir faire une grande theorie generale des debats
medico-philosophiques (et meme scientifico-philosophiques) sur l’observation
et l’experience, je remarque une curieuse symetrie (ou affinite, et plus
encore ?) entre certaines des positions dont nous discutions ces derniers
jours – surtout Bohr explicite par Manu – et les textes des medecins de
l’Ecole de Montpellier (annees 1740-1780) dans lesquels je suis en train de
me replonger.
En effet, on y trouve une obsession avec “l’observation” que les autres
ecoles medicales (notamment le mecanisme tout-puissant, associe a Boerhaave
et Haller) auraient neglige, au profit de l’experience, mieux, des
experiences, donc de l’experimentation. Cette opposition va de pair avec
celle entre l’anatomie (science de cadavres, comme ils disent tous, jusqu’a
Bichat au moins) et la physiologie (science du vivant, temporelle), et
encore, celle entre une vision “holiste” qui prend l’etre vivant comme un
tout, et une vision reductionniste qui le decompose en parties pour mieux
les etudier. Quelque part la-dedans se joue aussi la notion d’
“intervention”, assimilee a celle d’experimentation : ainsi le medecin Louis
de La Caze, mentor de Bordeu et de quelques autres, et auteur d’un texte
important en 1755 intitule IDEE DE L’HOMME PHYSIQUE ET MORAL, y dit que
“toutes les experiences qu’on fait pour connaitre plus particulierement les
lois et les proprietes de la matiere electrique, derangent necessairement
l’ordre naturel de son action” (Idée de l’homme physique et moral pour
servir d’introduction à un traité de médecine, Paris, Guérin & Delatour,
1755, p. 77).
L’histoire generale du vitalisme n’a pas encore ete ecrite ; si elle le
sera, elle aura certainement a retracer les hauts et les bas, les pics et
les ‘nadirs’ d’une certaine reaction contre une science “dominante” de la
quantite et de l’intervention, et des surdeterminations politiques de cette
reaction (ou ces reactions, car elles ne sont pas forcement reductibles a
une forme singuliere, justement).
Laurent :
Un complément bibliographique pour ceux qui s’intéressent à la question du
matérialisme de Spinoza. Il y a une très stimulante étude de Bernard Rousset
sur “Le problème du matérialisme dans le spinozisme” dans L’immanence et le
salut. Regards spinozistes (Kimé 2000) et un ouvrage d’articles d’André
Tosel réunis sous le titre Du matérialisme de Spinoza (Kimé 1994).
Je retiens l’essentiel de l’essentiel de ce qui me paraît le plus libre
et le plus intéressant dans l’article de Rousset (en délaissant tout ce sur
quoi j’émettrais des réserves). Son projet : ne pas vouloir juger du
matérialisme de Spinoza du point de vue de nos propres modèles et
définitions historiques du matérialisme (essentiellement celle du marxisme
via Engels) mais se rendre l’esprit disponible pour lire chez Spinoza une
nouvelle problématique du matérialisme plus ample, plus générale et par là
même moins assujettie aux formes particulières prises par la philosophie
matérialiste au cours de l’histoire. Pour cela poser à Spinoza la question
du matérialisme à partir de son substantialisme que B.R. appelle
“déterminisme”,ce qui implique (selon BR) que les essences sont d’abord,
comme les corps, des lieux de déterminations causales externes tout en
pouvant devenir, selon une problématique éthique et la manière dont des
corps sont liés ensemble en “un” individu (formant une singularité), lieux
de déterminations internes et constitutives de liberté. Si bien que la loi
(le rapport et/ou la relation constituante de la singularité) n’est plus une
forme extrinsèque mais une véritable détermination par les contenus réels
considérés dans la matérialité de leurs conditions d’existence. Et cette
détermination par le contenu vaut aussi bien pour les corps que pour les
idées “toute abstraction formelle étant alors rejetée”. Dans cette
perspective l’ordre et la connexion des idées et l’ordre et la connexion des
choses sont une seule et même chose en ce qu’elles sont (dans ce qu’on
pourrait appeler le mouvement réel du réel lui-même) “ordre et connexion des
causes”. C’est cette redéfinition du matérialisme du point de vue de la
détermination causale (ordre et connexion des causes) par les contenus
considérés dans la matérialité de leurs conditions d’existence, qui me
paraît prospective. C’est à mon sens, en concevant la substance comme
mouvement réel selon l’unité de sa causalité productive immanente, la
possibilité de rendre compte effectivement des enchaînements spécifiques des
idées de l’entendement et aussi ceux spécifiques de l’imagination selon des
processus aussi “matériels” (quant à leurs contenus propres, leurs
déterminations et les méthodes d’investigation qu’ils appellent) que les
enchaînements, eux-mêmes spécifiques, des corps (BR reconnaissant
l’existence d’un déterminisme mental spécifique dans les lois de
l’entendement et aussi dans celles de l’imagination). Ce matérialisme
général (ontologique) ouvre ainsi aux différentes “pratiques”,
scientifiques, éthiques, politiques sur lesquelles s’étaye une philosophie
matérialiste (BR dit, inversement, que c’est cette philosophie matérialiste
qui produit ces pratiques, ce qui n’est pas tout à fait faux non plusŠ)
Pour Tosel, je pensais essentiellement à la bonne synthèse personnelle
et pédagogique de la question dans l’article, p.127-153, qui donne son titre
à l’ouvrage.
Charles :
merci de cette explication genereuse. Je ne connaissais pas l’article de
Rousset dont j’avais note la reference originale quelque part. En te
lisant vite il me semble que cette analyse ou ton resume confortent un peu
ce que disait Philippe sur le materialisme de Spinoza (plutot que la
vision ‘prudente’ de Jean-Luc que je partageais). Enfin, ta derniere
phrase met le doigt accidentellement sur le trait caracteristique crucial
du “naturalisme” que j’evoquais a Manu : son attitude ‘constructiviste’ a
l’egard de toute ontologie (= sa position que toute ontologie est le
resultat d’une construction). Ce refus materialiste d’une ontologie
premiere (donc ta version plutot que celle de Rousset), proche des
derniers textes d’Althusser (“le philosophe materialiste est celui qui
prend le train en route”, etc.), est … plutot differente de la vision de
l’ontologie dans L’ANOMALIE SAUVAGE de Toni Negri. Sujet d’un debat a
venir, un jour ?
Jean-Luc :
Chers Charles et Philippe,
J’avais composé ce petit copier-coller cet après midi avant de lire le
très intéressant mail de Laurent. Tant pis, je poste quand même.
D’autre part, je ne contestais pas l’idée de Philippe d’un matérialisme
de Spinoza, mais ce qui me semblait être l’affirmation d’une
subordination de l’esprit au corps (mais je me trompe peut-être sur le
sens de ses mails).
Deux remarques, simplement qui ne se veulent pas des chicaneries, et
j’en reste là.
1) Sur le rapport de l’idée et du corps.
Philippe : « Idée est toujours idée de ». Il me semble que c’est
affirmer que le caractère représentatif de l’idée est premier ( au sens
de la primauté comme de l’antériorité). Et j’ai le sentiment que c’est
là perdre le sens proprement spinozien de l’idée tel que construit dans
la deuxième partie de l’Ethique (ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que
l’idée n’est pas idée de..)
a) EIIdef3 : « Par idée, j’entends un concept de l’esprit, que l’esprit
forme pour ce qu’il est une chose pensante. » Suit l’explication : « Je
dis concept plutôt que perception, parce que le nom de perception semble
indiquer que l’esprit pâtit d’un objet. Alors que concept semble
exprimer une action de l’esprit » (Pautrat).
Autrement dit l’idée n’est pas essentiellement, ni premièrement idée de… ,
EIIdef4 : Par idée adéquate, j’entends une idée qui, en tant qu’on la
considère en soi, sans rapport à l’objet, a toutes les propriétés ou
dénominations intrinsèques de l’idée vraie »
Si ce qui définit l’idée est d’être une action de l’esprit, alors sa
vérité ne peut se définir comme correspondance ou accord extrinsèque
avec son objet. Ce qui apparaissait déjà en EIaxiome6 : la
correspondance de l’idée vraie avec son objet n’est pas une définition
de la vérité d’une idée, mais un axiome.
b) Le caractère représentatif ou « perceptif » de l’idée, son rapport
avec son objet, n’intervient que plus tard (EIIP11-13) lorsqu’il s’agit
de « comprendre l’esprit humain lui-même », et de le distinguer donc de
ce qui est commun à toute idée (EIIP13sc.)
EIIP11 : ce qui constitue d’abord « l’être actuel de l’esprit humain »
c’est bien « l’idée d’une certaine chose singulière existant en acte »,
et EIIP13 le précise : « L’objet de l’idée constituant l’esprit humain
est le corps ».
La démonstration de la prop. 11 est alors très claire : « le premier à
constituer l’essence de l’esprit humain, c’est l’idée. Mais pas l’idée
d’une chose qui n’existe pas (…) ce sera donc l’idée d’une chose
existant en acte. »
D’où le beau corollaire de la prop13 : « le corps humain existe tel que
nous le sentons », et non pas « ce que nous sentons est tel qu’est le
corps humain » (position impliquant la question, et l’incertitude
cartésienne : ce que je sens est-il bien tel qu’est mon corps ?
La physique suivant la prop13 a pour fonction de répondre à cette
question : quelle est cette idée qui constitue « prioritairement »
(EIIP11) l’esprit humain. Déterminer en quoi l’esprit humain diffère des
autres (de celui des pierres ou des brins d’herbe) doit passer par la
connaissance de son objet, le corps (EIIP13sc.). Ceci non pas parce que
l’esprit humain, qui est bien l’idée du corps, exprimerait, ce qui se
passe dans le corps (les affections ou modifications du corps), mais
parce que les affections du corps et les modifications de l’esprit,
c’est le même, conformément à la logique spinozienne de la « cause ou
raison ».
2) sur le matérialisme
J’ai le sentiment que la difficulté, pour pouvoir parler d’un
matérialisme de Spinoza, est surtout lexicale : qu’est-ce qu’on entend
par « matérialisme ».
Pas d’objection à parler d’un matérialisme de Spinoza à condition d’en
refuser la définition faisant de l’idée un sous-produit représentatif
des choses qu’on peut toucher.
Si par matérialisme on entend la position selon laquelle « le monde
naturel tout entier est gouverné par des lois et n’admet pas
l’intervention d’une action extérieure », ou encore si l’on dit que « le
matérialisme considère la nature comme la seule réalité », ce qui est
admettre « la nature telle qu’elle est, sans aucune addition étrangère »
(Engels), alors cela semble bien convenir à Spinoza (dans la mesure où
la pensée et l’étendue, c’est le même). Autrement dit si matérialisme
est le -isme général rassemblant les positions qui révoquent tout dualisme.
Alors, Spinoza lui-même se place bien dans ce « camp », au côté de
Démocrite, d’Épicure et de Lucrèce, dans la lettre 56 à Boxel, mais s’en
distingue aussi clairement.
« Matérialisme » est peut-être un -isme bien trop général et divers pour
qualifier le spinozisme. Il faudrait trouver le bon -isme : un «
causasiverationisme », un « conatisme » ou « perseveratisme », un «
nécessitarisme », ou encore un « prentoigardisme » ou « cautisme » ?
J’sais pas trop…
Bon. J’ai l’impression de répéter des choses très connues et pas très
utiles.
Henri :
En marge de ce débat sur le ‘matérialisme’ de Spinoza,
je souhaiterais des réactions à cet extrait d’un
article de Marcel Conche (‘professeur émérite de la
Sorbonne’), dans le n° spécial Marx du Nouvel
observateur, soue le titre “MARX PHILOSOPHE :
MATERIALISTE, HELAS !” (je ne copie que la fin, si
qqun peut scanner… tout l’article est problématique,
revenant sur Marx et Hegel, Heraclite, Althusser et la
dialectique…)
“Faut-il me dire matérialiste ? Je ne m’y sens pas
tenu : naturaliste, oui; matérialiste, non. Car je
philosophe à partir de ce qui se montre, s’offre à
moi. Or ce qui s’offre à moi est la Nature, non la
matière. La Nature est une donnée, non un concept; la
matière est un concept, non une donnée. La Nature est
là tel un Tout infini. Cela est clair pour ceux qui, à
l’exemple de Pascal ou de Spinoza, savent ervenir, en
deça des évidences communes, à une évidence première,
plus immédiate. Et le naturalisme spontané se confirme
par la réflexion. Il ne peut pas n’y avoir que des
finis (des étants finis). Le fini présuppose
l’infini… mais je ne puis m’engager ici dans la
querelle de l’infini actuel.
Ce qui me laisse réservé et distant à l’égard du
matérialisme marxiste est une philosophie ‘réactive’
et une philosophie de combat. Par là même, il reste
dans la dépendance de ce à quoi il s’oppose. Marx,
philosophe, dépense beaucoup d’énergie à critiquer les
autres -les Hegel, Feuerbach, Bruno Bauer, Max
Stirner, etc. Que ne revient-il aux choses mêmes
plutôt que d’en rester aux livres ? C’est ce qu’il
fait en économie, où il s’agit, il est vrai, de
science, non d”interprétation’. Par sa dépendance à
l’égard du passé et de son ennemi, l’idéalisme, le
matérialisme de Marx est une philosophie qui regarde
en arrière. Quelle philosophie pour demain ? Parce que
la Nature est cela seul qui s’offre à tous les hommes,
ce sera une philosophie de la Nature. Marx l’a rendu
possible en nous délivrant de Hegel* (chez qui la
philosophie “de la nature” n’existe que dans le
titre)”
* M. Conche dit plus haut : “Althusser a tort
lorsqu’il veut caractériser la spécificité de la
dialectique marxiste à l’aide de concepts empruntés à
la psychanalyse (1), où ils désignent des mécanismes
d’élaboration du rêve. Mais il a raison lorsqu’il dit
que la dialectique à l’oeuvre chez Marx “ne retient
pour essentiels aucun des concepts hégéliens, ni la
négativité, ni la négation, ni la scission, ni la
négation de la négation, ni l’aliénation, ni le
dépassement” (Pour Marx). Certes, la contradiction est
la “source de toute dialectique” (le Capital T III);
mais par ‘contradiction’ il faut entendre ici
simplement l’unité des contraires, et, dans ‘le
Capital”, Marx penseen termes d’unité des contraires
: non en termes hégélien, mais en héraclitéen. Marx
nous a délivrés de Hegel : sans lui, Nietzsche,
Bergson auraient-ils été possibles ?
Que signifie revenir de Hegel à Heraclite, de
l’idéalisme spéculatif au naturalisme ? Cela signifie
(…)”
(1) Je (HL) précise que dans ‘Sur la philosophie
-Filosofia y marxismo’ (1986 Gallimard 1994),
Althusser affirme : “Nous lui (Marx) avons donné une
philosophie dominée par l'”air du temps”,
d’inspiration bachelardienne et structuraliste, dont,
même si elle rend compte d’une série d’aspects de la
pensée de marx, je ne crois pas qu’elle puisse être
appelée philosophie ‘marxiste’.”
Question : est-il revenu sur le tard sur ses emprunts
à la psychanalyse, et particulièrement à la
psychanalyse lacanienne, dans l'”air du temps”, ce qui
renverrait la critique de M. Conche à l’Althusser des
années 60-70 ?
Philippe :
D’accord, je suis convaincu, j’avais tort. on ne peut pas parler, chez
Spinoza, de priorité du corps
sur l’idée, encore que “idée de ” ne veut pas dire ” représentation de”.
Quand je dis ; je forme
l’idée de telle chose, cela ne veut pas dire que je me la représente.
Mais du coup, de la différence de ces deux attributs, parmi une infinité
d’autres, même expression
(ou forme d’existence) de la même substance, il tirer la conséquence. Et
celle-ci : la pensée ne
peut pas être vue et considérée sous le registre de l’étendue. Une matière
qui se déploie sans
étendue. C’est là où l’interprétation de Deleuze peut être précieuse : dans
le mode de
l’imagination, des intensités, des déterminations d’intensités par
elles-même, des variations
d’intensité, des enchaînements d’intensités. L’idée n’est pas seulement
inadéquate ou adéquate. Elle
est forte ou faible, ce qui interfère sur l’orientation et la combinaison de
nos passions. On
pourrait, ajoutant Bergson, ajouter la mémoire comme capteur d’intensités
événementielles qui bloque
autant qu’elle potentialise certaines idées-passions..
Des intensités sans étendue, est-ce possible?
Si affections du corps et passions de la pensée correspondent complètement,
il y a bien un problème
qu’il nous faut comprendre. Avec ou sans Spinzoa, il faut bien qu’une
correspondance soit établie;
C’est peut être celle entre mouvement et intensité. Mouvement et intensité
sont la même réalité,
mais considérée dans deux attributs différents.
La matérialité causale des intensités, voici un beau thème…
Jean-Loup :
Cher Charles,
Vos remarques et les parallèles que vous établissez sont extrèmement
stimulants non seulement pour qui veut faire l’histoire du vitalisme mais
aussi pour tous ceux qui voudraient faire un peu d’épistémologie comparée.
On connait en effet depuis longtemps la dialectique entre l’observateur et
l’observé et ce soir encore pour voir les poissons dans le bassin de mon
jardin, j’ai dû les bombarder de photons. Je les ai donc perturbés. Mais si
je ne les avais pas éclairés je n’aurais pas pu les voir. Donc je ne verrai
jamais comment se comportent mes poissons la nuit..;
Plus sérieusement Canghuilem en comparant Lamarck et Darwin faisiat remarquer
que le premier expérimente in vitro alors que le second observe in situ (les
fameuses tortues des Galapagos qui lui ont donné l’idée de la sélection
naturelle).
Le m^me pb se pose en ethnologie et en éthologie voire en sociologie
politique. On peut soit observer de l’extérieur un groupe humain ou animal
mais on risque de ne pas y comprendre grand chose soit perturber le groupe en
s’y introduisant mais en le perturbant. Pour la même raison on interdit en
France la publication de sondage une semaine avant les élections pour éviter
d’influencer/perturber l’électorat…
Mais on a également tenté un type d’inter-vention “participatif” (quel vilain
mot!)où l’observateur s’intègre à l’observé (partes intra partes) en se
faisant adopter à défaut de s’assimiler. Je pense à Malaurie avec les Inuits
et à Goodall avec les gorilles et à un suisse dont j’ai oublié le nom qui vit
avec (ses) loups. A contrario , ce qui rend la biosociologie de Wilson
complètement fantasmagorique c’est d’une part que nous ne sommes pas des rats
mais surtout que les expériences d’apprentissage qu’il impose aux rats sont
totalement artificielles.
Certes par une inter-vention aussi non-perturbante que possible on perd
l’idéal d’objectivité explicative de l’observateur externe . Mais ce qu’on
perd en terme d’ex-plication extrene on le gagne en com-préhension interne
selon l’opposition classique. Au niveau des “expériences” politiques c’est
aussi toute la différence qui existe entre le gauchiste post-68 qui allait
porter la bonne parole en usine et celui qui va travailler en usine pour
comprendre la parole de ceux qui y travaillent. Et s’il va simplement visiter
l’usine sans y travailler il n’entendra que ce que les travailleurs disent à
un visiteur et non celles qu’ils échangent entre travailleurs.
Ce concept d’intervention que vous interrogez est donc extrèmement important
y compris dans les pratiques investigatrices(résonnance magnétique,
positrons) ou chirurgicales (laser, celioscopie) actuelles. Il s’agit bien
d’être le moins perturbateur/destructeur/tomique possible. On n’est “in vivo”
mais dans un “situ” artificiel qui va même jusqu’à engendrer ses propres
pathologies…
Je me demande, en revanche, si l’opposition méthodologique analyse/holisme ne
se retrouve pas à tous les niveaux d’organisation du vivant. On a longtemps
considéré la cellule comme “l’atome” de vie parce qu’elle est à la fois le
“tout” des protozoaires et la “partie” des organismes complexes aux fonctions
diversifiés. La biologie molléculaire a changé le registre. Le “tout” serait
(pardonnez ma marotte temporelle!) une structure d’ordre (ADN) gouvernant
l’ontogenèse et dont les “ratés” seraient à l’origine de la phylogenèse.
J’attends donc avec impatience votre article sur l’organisme comme “totalité”
de fonctions interdépendantes à moins que vous ne choisissiez la totalité
“organisme/milieu” ou la solution “monadique” plus ou moins plastique de
Varela ?
Le couple analytico-holitisque ne renvoie-t-il pas fondamentalement à la
question éminemment politique de l’individuation/autarcie =
autonomie/subjectivation ?
Philippe :
Puisque vous évoquez la sociologie, cette question a été beaucoup débattue et
elle aboutit à au
moins deux positions pratiques, qui, toutes deux, sont intéressantes. Elles
produisent des résultats
différents.
D’un côté, la recherche-observation, qui se réclame de la neutralité
axiologique. Observer,
analyser, en perturbant le moins possible le milieu social ainsi observé
(mais sur la base d’une
problématique, qui oriente le regard) et en posant sa neutralité. Bien sûr,
la neutralité est
impossible : le chercheur est toujours porteur, en lui-même, d’un point de
vue et d’une idéologie.
Il est bon qu’il en maîtrise les effets. Les effets sur le milieu social
étudié sont d’autant plus
faibles que le rapport et articles du chercheur sont écrits pour et destinés
à la communauté des
sociologues, de sorte que les acteurs (le mot “acteur” est conventionnel ici)
du milieu social n’en
prendront souvent pas même connaissance.
De l’autre la recherche-intervention, qui vise à se saisir de l’intérieur des
problèmes auxquels les
acteurs sont confrontés et la “vie” des rapports sociaux. Il les prend alors
avec soi (il tente de
“comprendre”, non seulement les acteurs – ce que tout adepte de la
sociologie compréhensive de Max
Weber fait – mais les situations affrontées par ces acteurs). Dans ce cas, il
prend nécessairement
partie dans ses analyses, il s’engage de fait. La difficulté est de bien
affirmer et garder le
statut de chercheur. Il est bon que ses rapports soient écrits et diffusés de
telle sorte qu’ils
soient accessibles aux acteurs. On peut les accompagner de restitution orale,
qui sont des moments
d’échange important autour des résultats du chercheur, pour que les acteurs
puissent les discuter,
voire les mettre en cause et se confronter entre eux. La restitution à tous
peut être une condition
mise par le chercheur à la réalisation de la recherche auprès du
commanditaire (il y en a toujours
un, contractuellement ou de fait). Mais ce que je dis là n’est vrai que pour
la sociologie menée à
base d’enquêtes de terrain.
Personnellement, j’ai pratiqué les deux. Mais actuellement, je ne pratique
plus que la deuxième
méthode, car elle donne les moyens d’une connaissance du réel
considérablement plus riche. Mais elle
est délicate, car, de fait, on intervient dans le jeu des rapports de forces.
Il faut en être
parfaitement conscient et bien “se connaître soi-même”, pour savoir ce que
sont ses propres
engagements implicites dans sa pratique (pourquoi on choisit de prendre tel
problème sous tel angle
et selon quelle perspective plutôt que sous tel autre). On mesure d’ailleurs
à quel point les
acteurs sont aussi des forces. On retrouve, de manière très pratique, les
diagrammes de forces. Il
est bon de les analyser et de les tracer pour savoir, comme l’on dit, où l’on
met les pieds !
Dans les deux cas, dans les deux méthodes, tous les sociologues partisans de
la sociologie
compréhensive de Max Weber pratiquent à la fois, comme il l’a expliqué
lui-même, la compréhension et
l’explication.
Cédric :
La question d’un matéralisme spinoziste est effectivement complexe.
Avant tout, peut-on se mettre d’accord sur une définition rudimentaire du
matéralisme ?
La grande question du matérialisme, c’est la question “de quoi ?” : De quoi
c’est fait ? De quoi c’est constitué ? En quoi ça consiste ? Le matérialisme
pose le problème de la consistance ; c’est pourquoi, pour reprendre des
exemples connus, les atomistes antiques (le monde consiste en un ensemble
d’atomes errants dans le vide) ; Hobbes (le Léviathan est fait
d’individualités désirantes [cf. frontispice) ; Marx (une société est faite
de forces de travail engagées dans des rapports de production, qui
définissent une économie, véritable matérialité de la société) sont dits
matérialistes.
Il semble ainsi que le matérialisme ne présuppose pas nécessairement un
concept physique de matière. En ce sens : il y a un matérialisme de Deleuze
et Guattari dans l’Anti-‘dipe (un socius est fait de flux, de rapports
différentiels – qu’on aurait du mal à “matérialiser”) ; un matérialisme de
Foucault dans Surveiller et punir (le pouvoir est fait de micro-pouvoirs, de
dispositifs ; et, pour reprendre les termes de Deleuze, le diagramme
disciplinaire constitue bien une machine abstraite : organiser la
visibilité, organiser la temporalitéŠ).
La question du matérialisme s’oppose à la question “à quoi ?” : A quoi ça se
rapporte ? A quoi ça renvoie ? A quoi ça sert ?. Le matérialisme ne pose pas
la question du sens, ou doit en renouveler la conception (d’où la rupture de
la plupart des matérialistes avec la notion de finalité – d’où également
l’opposition matérialisme-idéalisme, pour autant que les idées représentent
le domaine du sens).
En somme, le matérialisme ne se définit pas originairement par l’opposition
matière/conscience (et ses avatars : corps, étendue, extériorité/esprit,
âme intériorité). Bien au contraire, cette opposition semble structurée par
la différence des questions : la conscience, c’est ce qui semble échapper à
la question de quoi. Tandis que la matière physique, c’est ce qui semble
toujours pouvoir s’exposer à une telle question (les corps sont faits de
molécules, les molécules d’atomes, les atomes d’un noyau et d’électrons, les
noyaux de neutrons et de protons, les neutrons et les protons de quarks – et
les quarks de cordes ?).
Si vous êtes d’accord avec cette caractérisation du matérialisme par le type
de problématisation qu’il enveloppe (qui me semble plus appropriée que la
définition, devenue classique, par l’opposition de la matière et de la
conscience), nous pouvons à présent poser dans ces termes la question d’un
éventuel matérialisme spinoziste.
Sur plusieurs points, il semble que la pensée de Spinoza soit
authentiquement matérialiste :
– Il faut d’abord noter que Spinoza caractérise Dieu comme une “substance
consistant en une infinité d’attributs” (Eth. I, déf. 6). Dieu est donc
saisie dans sa matérialité : ce qui constitue la matière de Dieu, ce sont
des attributs. De quoi est faite la substance divine ? D’attributs, qui en
font toute la consistance. Nous ne sommes pas du tout dans un questionnement
du type : à quoi renvoie le concept de Dieu ?. Spinoza se demande de quoi
Dieu est faitŠ Par conséquent, Spinoza ne cherchera pas à caractériser Dieu
par des propriétés qui pourraient garantir la spécificité de son concept
(qui renvoie à un être transcendant) et ne s’engage pas de fait dans la
problématique de l’analogie ou de l’équivocité. L’univocité de la substance
divine est ainsi certainement une conséquence du type de questionnement
engagé par Spinoza.
Du point de vue de la substance, il y a donc un matérialisme évident, qui me
semble plus profond et plus novateur que l’attribution de l’Etendue à
l’essence divine (Eth. II, prop.2 : “L’étendue est un attribut de Dieu,
autrement dit Dieu est chose étendue”) [cette attribution, qui peut paraître
pour une innovation dans le contexte cartésien où se situe Spinoza, avait
déjà été faite, notamment par un certain David de Dinant qui, au XIIème
siècle, affirmait déjà que “la matière du monde est Dieu même” – je vous
renvoie, pour plus de précision au forum du Cerphi
(http://www.cerphi.net/phpBB2/, à la rubrique Spinoza.
– Du point de vue des modes, on a encore une conception matérialiste.
* Plus aucune trace d’un quelconque hylémorphisme dans la physique
spinoziste, pas de finalisme – cela est connu. Le mécanisme cartésien est
non seulement intégré, mais il est prolongé par une théorie de
l’individuation qui répond aux problèmes posés par la position de Descartes
[là-dessus, cf. F.Zourabichvili, Spinoza, une physique de la pensée, chap. 1
et 2.
Chez Descartes, le concept de corps est certes défini de manière
matérialiste comme une partie de matière, faite de parties de matière. Mais
Descartes bute sur l’individualité des corps, qu’il ne parvient à
caractériser que par un signe : la possibilité de transporter ensemble les
parties du corps, ou de les voir se mouvoir ensemble. Spinoza en revanche
définit l’individualité des corps, par ce qui la constitue : des rapports de
mouvement et de repos. De sorte qu’un corps, pour Spinoza, est fait de
rapports de mouvement et de repos. Nous ne sommes plus dans le registre de
la possibilité, mais dans la réalité des rapports constitutifs. Matérialisme
de Spinoza : les corps sont faits de parties de matière qui entrent dans
certains rapports constitutifs.
* Pour ce qui est des modes de la Pensée, la question est plus délicate.
Jean-Luc Derrien l’a rappelé, Spinoza critique expressément la notion de
représentation : l’idée n’est pas une image, elle n’est pas un tableau
[Ethique II, déf.3 ; prop. 43, scolie ; 48 sc. ; 49 sc. : “ils considèrent
donc les idées comme des peintures muettes sur un tableau (veluti picturas
in tabula mutas)”. Il n’y a aucune trace dans l’Ethique du vocabulaire de
la représentation, sinon par concession au langage courant [I, App. ; II 17
sc. ; II 40 sc. ; III 27 dém. ou par effet de traduction [par exemple, Eth.
I ax.6 (Idea vera debet cum suo ideato convenire) devient dans la traduction
de la Pléiade : “une idée vraie doit s’accorder avec l’objet qu’elle
représente” ; même chose en Eth. II 32 sc.. L’idée a bien un objet, mais
elle ne le représente pas : ni par rapport externe de ressemblance (grosso
modo, théorie thomiste des espèces intelligibles), ni par un rapport interne
entre l’idée et son objet (derechef grosso modo, théorie cartésienne de la
réalité objective de l’idée). Quel est alors le lien entre l’idée et son
objet ? Je laisse la question ouverte, n’ayant à ce sujet que des intuitions
vagues.
Ce qui compte ici, c’est que l’idée ne soit pas définie par ce à quoi elle
renvoie, mais par ce qui la constitue, à savoir un acte d’affirmation (Eth.
II 49 : l’idée du triangle enveloppe l’affirmation que les trois angles de
cette figure sont égaux à deux droits). C’est tout l’enjeu de la théorie
génétique des définitions, qui prolonge celle de Hobbes : il ne s’agit pas
de déterminer des critères qui permettent de reconnaître ce à quoi renvoie
une idée, mais de constituer, de construire, de composer l’idée [TRE. §72 :
l’idée de sphère est engendrée par l’idée d’un demi-cercle qui tourne autour
de son centre ; §96. Mais nous serions ici déjà au niveau des idées
adéquates, qui enveloppent en elles leurs causes.
Toutefois les idées inadéquates et les affects, sont eux aussi constitués
d’un acte d’affirmation : à défaut d’envelopper la connaissance adéquate de
leur cause, ils consistent en un acte d’affirmation d’une existence. La
théorie spinoziste des affects est ainsi toute différente de celle de
Descartes, qui définit les passions par ce à quoi elles renvoient
(l’admiration renvoie à quelque chose de nouveau, la joie renvoie à la
considération d’un bien présent, la colère renvoie à un mal fait par
d’autres qui se rapporte à nous, etc.). Spinoza, lui, définit les affects
par ce qui les constitue et les produit : la joie est l’affirmation de
l’existence d’un passage à une perfection plus grande ; l’admiration est
l’affirmation de l’existence d’une chose, isolée de toute autre affirmation.
La substance et les modes me semblent donc bien être saisis dans leur
matérialité. Reste la question des attributs, et du rapport entre modes et
attributs.
– Les attributs sont des constituants de la substance divine. Mais sont-ils
eux-mêmes constitués de quelque chose ?
La question matérialiste arrive ici à son terme : les attributs ne sont pas
composés, ils sont absolument indivisibles (Eth. I 12 ; I 13 ; I 15 sc. ; CT
Ière partie, chap. II, §19sq.).
– Quel est alors le rapport entre attributs et modes ? Les modes ne peuvent
pas être des parties des attributs, puisque les attributs sont indivisibles.
Ils ne sont pas en tout cas des parties réelles et constitutives des
attributs. Entre les modes, il ne peut y avoir de distinction réelle. Pour
autant, la distinction modale n’est pas une simple distinction de raison.
C’est tout le problème de la consistance des modes.
La solution deleuzienne, qui passe par le concept de partie intensive, est
élégante, mais force le texte spinoziste (qui fait un usage très banal du
terme “gradus”, et n’en thématise jamais la notion). Toutefois, les
intuitions de Deleuze ne sont pas à négliger.
Le problème semble être le suivant :
– pour ce qui est des modes et de la substance, on peut répondre à la
question de quoi ? : les modes sont faits de déterminations d’un mode infini
immédiat (les idées sont constituées de déterminations de l’entendement
infini ; les corps de déterminations de mouvement et de repos) et la
substance est faite d’attributs
– mais le rapport des modes à la substance et à ses attributs ne semble pas
pouvoir recevoir une réponse de ce type : la substance, et les attributs ne
sont pas faits de modes ; et les modes ne sont pas faits de la substance et
de ses attributs.
Faudrait-il alors concevoir le rapport entre modes et substance-attributs
sur le type de la relation de renvoi ? Ne peut-on résoudre le problème qu’en
le posant dans les termes de la question “à quoi” ?
Certains passages de l’Ethique semblent aller dans ce sens, notamment ceux,
effectivement problématiques pour la question du matérialisme spinoziste
(comme le soulignait Charles Wolfe), qui correspondent à l’affirmation qu’il
y a quelque chose en nous d’éternel, et à la position du troisième genre de
connaissance.
Si Spinoza déclare effectivement que les modes renvoient à Dieu comme à leur
cause, ce serait mal le comprendre que d’en rester à cette relation (causale
dans un sens : Dieu cause des modes ; sémiotique dans l’autre : les modes
renvoyant à Dieu).
En effet, les modes ne sont pas simplement les signes indicatifs de la
puissance de Dieu, ils ne sont pas simplement l’indication de cette
puissance, ils en sont l’expression (cf. P.ex. Eth. I 36 dém. : “tout ce qui
existe exprime d’une façon définie et déterminée la puissance de Dieu”).
Dès lors, les modes peuvent bien être dits des parties de la puissance
divine [Eth. IV 4 dém., car tout mode “a” une part de cette puissance (un
corps exprime une certaine puissance d’agir et une idée exprime une certaine
puissance de penser).
On doit donc affirmer que le rapport entre modes et substance-attributs peut
être conçu dans les termes de la question “de quoi” : les modes sont faits
de la puissance de Dieu, ils sont des parties de cette puissance. En quel
sens du mot partie ? Spinoza ne précise pas. Deleuze a cherché a préciser
cette notion avec le concept de partie intensive, qui ne semble pas convenir
au texte spinoziste. La question reste donc ouverte : qu’est-ce qu’une
partie de puissance ?
Toujours est-il qu’il y a bien un matérialisme spinoziste :
– la substance est faite d’attributs
– les modes sont faits de la puissance de la substance divine
Mais ce matérialisme requiert un concept de matière approprié, puisque la
matérialité spinoziste, c’est la puissance divine et ses attributs.
Philippe :
Il est très contestable de définir l’attribut de la pensée et l’idée par un
acte d’affirmation,
renvoyant à une théorie des définitions à la Hobbes (de la genèse des
définitions). Affirmation par
qui? (un sujet?) dans quoi ? (le langage?). On risque d’en arriver à une
théorie des catégorisations
(et non pas des définitions). Je n’interprète pas du tout Spinoza de cette
façon. Les affections et
les affects sont des rapports eux-aussi. Les affects peuvent être interprétés
comme des rapports
d’intensité au sein de la pensée. Et on ne peut évacuer la question du
rapport entre affections et
affects (question qui est au centre du livre de Damasio, même s’il rabat tout
sur le corps, dont le
cerveau).
Quant au mode, c’est l’expression du processus de singularisation. Que les
modes soient faits de la
puissance de la substance divine, oui, et expriment cette puissance, oui,
mais c’est le comment (le
mode précisément), donc la singularisation qui importe, me semble-t-il.
Mais bon… A chacun ses idées là dessus !
Cédric :
Nous ne nous sommes pas compris. Permettez-moi de préciser mon propos :
*** Je ne définis pas l’idée par un acte d’affirmation, qui renverrait à une
théorie des définitions à la Hobbes.
– seules les idées adéquates renvoient à la notion de définition génétique,
qui prolonge celle de Hobbes
– Toutes les idées sont des actes de penser (Eth II déf.3 : “par idée,
j’entends un concept de l’esprit” et expl. : “concept exprime plutôt une
action de l’esprit (actionem mentis)”. Or toutes les idées enveloppent une
affirmation (Eth II 49) : il n’y a pas de différence entre entendement et
volonté, un acte de la pensée est d’emblée un acte de la volonté,
c’est-à-dire un acte d’affirmation (puisque la volonté est définie par le
fait d’affirmer : II 48 sc.).
Je ne vois donc pas ce qu’il y a de contestable là dedans.
– Affirmation par qui ? Dans quoi ? : Spinoza énonce explicitement qu’une
idée est une affirmation de l’esprit, ce qui ne veut pas dire une
affirmation par l’esprit, car celui-ci “ne peut être la cause libre de ses
actions” (Eth. II 48 dém.). Quant à la forme de l’affirmation, elle n’est
pas nécessairement celle du langage : les affects eux-aussi enveloppent une
affirmation, qu’on aurait du mal à traduire en termes propositionnels (Eth.
III déf. Gén. Des affects : un affect est “une idée confuse par laquelle
l’esprit affirme une force d’exister de son corps ou d’une partie de son
corps”).
– Enfin, toute catégorisation est liée à un questionnement du type “à quoi
?” : catégoriser x, c’est déterminer à quoi renvoie x – cela engage une
théorie du jugement, de la subsomption du x sous la catégorie
correspondante. Mais en caractérisant les idées par le biais de ce qui les
constitue, Spinoza ne risque pas d’en arriver à une théorie des
catégorisations, puisque les idées ont leur plan de consistance propre.
*** sur la question des affects et des affections :
– Vous affirmez que les affections et les affects sont des rapports
eux-aussi. Cela me semble inexacte pour plusieurs raisons :
. le terme d’affection sert d’abord à caractériser les modes (Eth. I déf 5 :
“par mode, j’entends les affections de la substance” ; Eth. II 10 cor. :
“affectio sive modus”) – je ne vois pas comment le terme de rapport pourrait
convenir avec cette caractérisation.
. En tant qu’affection de la substance, le terme d’affection est synonyme de
modification (I 8 sc.2 : les modes sont des modifications de la substance).
Puis, à un second degré, les affections sont des affections de mode, des
modifications des modes : ainsi les affections d’un corps sont des
modifications des parties de ce corps, sans que nécessairement ces
modifications modifient le rapport de mouvement et de repos qui caractérise
ce corps [pour prendre un exemple moderne : la pose d’une prothèse du genou
est une modification des parties du corps, sans modification du rapport de
mouvement et de repos entre fémur et tibia, constitutif de la rotule. La
notion de rapport et celle d’affection sont donc largement différenciées.
. Enfin, il y a un troisième degré de modification, dans le cas où les
modifications des parties d’un mode modifient la puissance (d’agir / de
penser) de ce mode.
C’est à ce niveau qu’intervient la notion d’affect, qui est très strictement
défini en Eth. III déf. 3 : “par affect, j’entends les affections du corps
par lesquelles la puissance d’agir de ce corps même est augmentée ou
diminuée” ; un affect est donc un ensemble d’affections du corps qui en
modifient la puissance d’agir.
Comment pouvez-vous dans ces conditions faire intervenir la notion de
rapport, et comment interprétez-vous le fait que Spinoza affirme que
l’affect n’est pas issu d’une comparaison (donc n’est pas un rapport), mais
un passage, une transition réelle (Eth. III, déf. Gén., expl.) ?
– Vous affirmez également que les affects peuvent être interprétés comme des
rapports d’intensité au sein de la pensée. Sur quels textes de Spinoza
fondez-vous cette interprétation ? Comment rendez-vous compte de l’usage
très banal que Spinoza fait de la notion de gradus ?
*** Enfin, vous insistez sur l’importance de la question du comment, lorsque
l’on interroge le statut de la réalité modale chez Spinoza dans son rapport
à la substance. Je vous rejoins ici en ce point, et tiens à préciser qu’en
posant la question : “qu’est-ce qu’une partie de puissance ?”, je visais
justement ce problème.
Philippe :
Les questions que vous soulevez sont tout à fait intéressantes. Elles obligent à beaucoup de rigueur
dans la lecture de Spinoza (mais c’est toujours un plaisir de le relire : l’Ethique est en
particulier un texte inépuisabe), et elles obligent aussi à penser avec Spinoza au-delà de lui.
Je suis d’accord avec vous sur un point : chez Spinoza, toute idée enveloppe une affirmation. C’est
certain. C’est ainsi que procède la formation d’une idée. Par contre je ne suis pas d’accord pour
considérer que l’idée consiste en une affirmation, que ce qu’il y a d’essentiel dans l’acte de
produire une idée, c’est d’affirmer. Pas davantage que je ne suis d’accord pour estimer que, chez
Spinoza, la question centrale soit “de quoi est constitué”. Par exemple : de quoi est constitué
Dieu. Non, pas du tout. La question centrale de Spinoza est “que peut Dieu ?”, quellle est sa
puissance, sa productivité? La philosophie de Spinoza n’est une philosophie matérialiste de la
constitution, et moins encore de la “construction”, c’est une philosophie, matérialiste, de la
productivité, de la production (processuelle) infinie réalisée par la Nature. Je dis “processuelle”,
même si le terme n’est pas de Spinoza : la productivité de la Nature opère par cause efficiente et
par enchaînements causaux, par chaînes de causalité.
Il faut donc aller jusqu’au bout des citations. Pour défendre votre thèse de la “constitution”, vous
faîtes référence à la définition 6, partie 1 : “j’entends par Dieu un être absolument infini, c’est
à dire une substance constituée par une infinité d’attibuts, dont chacun exprime une essence
éternelle et infinie”. Vous avez oublié la deuxième partie de la phrase, ce sur quoi Spinoza revient
sans cesse dans la première partie de l’Ethique : un attribut exprime une essence de la substance
(de Dieu, de la Nature). Exprimer c’est produire, c’est engendrer. Est-ce qu’il s’agit de produire
des définitions langagières dans le mode de l’entendement (qui n’est que l’un des modes de
l’attribut pensée)? Non, rien chez Spinoza ne permet une quelconque rapprochement avec Hobbes. Le
point de départ n’est absolument pas identique. Le point de départ de Hobbes n’est absolument pas
Dieu. Ce n’est pas non plus, comme vous l’affirmez, la constitution du Léviathan à partir
d'”individualités désirantes”. A ma connaissance, le concept d’individualité est tout à fait absent
chez Hobbes. Le point de départ de Hobbes est la nature humaine, la commune nature des hommes, qui
se distingue des animaux. Certes l’homme n’existe qu’individué, mais les rapports potentiellement
conflictuels entre individus (et non pas individualités, c’est à dire singularisations) ne se
comprennent qu’à partir de leur commune nature. Or, autant Hobbes ne se pose aucunement la question
de Dieu (de la puissance de la Nature), autant Spinoza ne part aucunement de la question de la
nature de l’homme ou de l’homme en général. On est ici dans des philosophies très différentes quant
à leur ontologie.
Mais j’arrête avec les désaccords : ils sont très nombreux. Je préfère moi aussi “affirmer”,
procéder par le positif.
Le point de départ du débat était dans cette proposition de Charles : “la coopération entre
cerveaux”. Je connaissais bien sûr cette formule, mais tout d’un coup, elle m’avait beaucoup amusé .
J’imaginais Charles (que je ne connais pas physiquement) avec ses mains au clavier, ses yeux sur
l’écran, etc., comme un cerveau en action, coopérant, par l’intermédiaire des messages, avec le
cerveau de Manu, et je me disais : comment communiquent (et coopèrent) ces deux cerveaux? Quel
fluide passe et comment? Et je me disais : on doit souffrir de se penser soi-même comme un pur
cerveau! Bien sûr, c’est un amusement. Mais soit on prend la coopération entre cerveaux au pied de
la lettre, et donc il faut comprendre le dispositif, soit c’est une métaphore, soit les deux à la
fois. Pourquoi parler d’ailleurs de “coopération entre cerveaux” et non pas de “coopération entre
pensées” ? D’où la question : doit-on réduire la pensée au fonctionnement du cerveau? Le livre de
Damasio m’a beaucoup appris sur le cerveau et le rapport du cerveau au corps. Mais son erreur
manifeste, énorme, par rapport à son interprétation de Spinoza, est de réduire l’attribut de la
pensée à l’attribut de l’étendue. Donc ici :de réduire la pensée au fonctionnement du cerveau. On
revient aux vieux trucs, du genre : le cerveau est l’organe de la pensée, etc.. Or s’il y a un point
clair chez Spinoza, c’est bien que les attributs sont totalement différents, tout en étant les
attributs d’une même substance (non divisible, nous sommes d’accord), dont chacun exprime une
essence.
D’où deux questions :
1) comment concevoir l’attribut de la pensée en tant qu’attribut de la Nature? Comment comprendre
que “la pensée est des attributs infinis de Dieu”?
2) comment concevoir la relation entre pensée et étendue?
Dieu est chose pensante, Dieu est chose étendue.
Spinoza dépense une grande énergie pour se démarquer de toute interprétation anthromorphique de Dieu
(de la Nature). Dieu est chose étendue ne veut absolument pas dire que Dieu possède un corps humain.
Les corps humains ne sont que l’une des multiples (infinies faudrait-il dire) modes qui se
produisent par affection et modification de l’attribut “étendue”. Mais l’attribut étendue ne se
réduit en rien à l’un de ces modes.
Même chose pour la pensée : la pensée de Dieu n’est absolument pas réductible à une pensée humaine.
La pensée d’un humain n’est que l’un des modes, parmi une infinité, de l’attribut pensée.
Toute identification entre l’attribut pensée, en tant qu’il exprime dans l’absolu une essence de la
Nature et la pensée humaine est non spinoziste. Par contre, il faut avoir compris l’attribut pour
comprendre telle ou telle affection, donc tel ou tel mode. Voici le problème : il ne faut pas aller
de la pensée humaine à la pensée de Dieu, mais l’inverse. De la cause à l’effet. Voilà pourquoi je
disais, sous forme de boutade, mais sérieusement en même temps : ” la pierre pense, elle a idée de
son corps”.
Qu’est ce que Dieu fait quand il pense ? Il est productif. Il produit des idées, des connaissances
qui sont connaissances sur lui-même, en tant que cause de soi.
La grande erreur est alors d’estimer que l’attribut pensée est identique à l’attribut étendue et de
le traiter, même métaphoriquement, à l’aide de l’étendue. Spinoza est clair sur ce point : on ne
peut les confondre, les penser l’un avec l’aide de l’autre : “chaque attribut en effet est conçu par
soi en faisant abstraction de ce qui n’est pas lui”. Or, dès que l’on parle de “cerveau, comme
organe de la pensée”, on est déjà en train de concevoir l’attribut pensée à l’aide de l’attribut
étendue, on est déjà dans la confusion.
Voici alors la difficulté : comment penser l’attribut pensée, sans tomber dans des emprunts à
l’étendue? D’une certaine manière, tout l’Ethique en parle, mais Spinoza n’a pas réellement
conceptualisé cette question. C’est pourquoi je poursuivais la piste ouverte par Deleuze. Dans
l’attribut pensée de la Nature, et dans ce mode singulier qu’est une pensée humaine, il n’existe
pas de corps, pas de partie, pas de mouvements et de repos, rien qui soit identique à une étendue.
Par contre on peut prendre cette piste : c’est par des intensités que la puissance de penser
s’exprime. Marque d’intensités, variations d’intensité, corrélations et résonnances d’intensités. Le
degré d’intensité n’est en rien une expression banale. Encore une fois, l’intensité ici en question
n’a rien à voir avec un corps. Ce n’est pas l’intensité du courant dans un fil électrique! Et ces
intensités ne se mesurent pas. Par contre elles produisent des effets tout à fait tangibles. Les
variations d’intensité (d’orientation dans la variation : renforcement ou affaiblissement) dans
l’expression de la puissance de pensée produisent la différence entre joie et tristesse. Ce n’est
pas banal ! Toute la théorie des affects (qui n’existent que dans l’attribut pensée, contrairement
aux affections du corps) en dépend.
Cela dit, il peut y avoir une autre piste, empruntée par Manfred : la piste du “sens”. Je ne pense
pas que ce soit la piste de Spinoza, mais elle peut être tentée. C’est une autre voie.
Cela dit, le plus important, si on veut rester fidèle à Spinoza, est d’avoir une conception non
anthropomorphiste de la pensée comme attribut (et pas seulement comme mode). Cela reste un grand
défi, qui remet l’humain à sa juste place, c’est à dire une toute petite place… Personnellement,
cette conception me remplit de joie : nous souffrons à ce point, en philosophie, en sciences
sociales, etc; d’une centration sur l’humain (seul l’homme et les relations entre hommes sont au
centre de nos réflexions, la plupart du temps) que cela en est totalement étouffant. Un peu d’air du
grand large !
Quelle relation entre l’attribut pensée et l’attribut étendue, une fois dit qu’ils sont l’expression
de la même substance? Spinoza a donné une réponse claire : “‘l’ordre et la connexion des idées sont
les mêmes que l’ordre et la connexion des choses”. La puissance de penser de Dieu (de la Nature) est
égale à sa puissance d’agir. Pourquoi? Parce que la substance est unique : “substance pensante et
substance étendue sont une seule et même substance comprise tantôt sous un attribut, tantôt sous un
autre”. L’ordre et la connexion sont rigoureusement identiques, parce que c’est en définitive la
même substance qui s’exprime, la même puissance en action, en production processuelle. C’est
d’ailleurs pourquoi, à mon avis, une théorie de la “constitution” ne touche pas à l’essentiel, et
moins encore une théorie de l’affirmation (qui risque de tangenter la transcendance : Dieu qui
affirme ?). C’est une seule et même chose, mais qui s’explique par le moyen d’attributs différents,
pensée et étendue. Et Spinoza d’ajouter : “un mode de l’étendue et l’idée de ce mode, c’est une
seule et même chose, mais exprimée en deux manières”.
Je souligne alors cette formulation : l’idée “de” ce mode. Toute idée possède un objet, toute idée
est idée de. Je ne vais pas ici le démontrer : mon message serait alors beaucoup trop long. Mais
l’important est ceci : les intensités, dans ce mode singulier qu’est la pensée humaine (d’un homme),
“vibrent” à l’unisson des affections du corps. Cela ne veut en aucune manière dire que ces idées
“représentent” les affections, on est d’accord là dessus. Affections et affects de la pensée sont en
réalité une seule et même chose, mais exprimée en deux attributs différents.
Je laisse de côté l’entendement, comme mode différent de l’imagination, etc. J’arrête ici.
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