L'affaire Sloterdijk

Sloterdijk, Houellebecq et la fin de l’homme

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Article paru dans Le Monde des débats,novembre 1999Le philosophe allemand et le romancier français
des Particules élémentaires ont présenté à un an de distance des « thèses » analogues. Comparaisons.

Les discussions houleuses suscitées en France par Michel Houellebecq et en Allemagne par Peter Sloterdijk ne portent pas sur les mêmes sujets, mais l’analogie formelle entre les deux débats est d’autant plus frappante. Certains signes montrent que nos deux auteurs ont cherché à monopoliser l’attention, tout en se détachant des rivaux de leur génération. L’un et l’autre ont défié un aîné symbolique. L’un et l’autre ont pris le contre-pied des pensées de l’émancipation et cherché à révéler la complicité des aînés avec le mouvement de « désinhibition » qui semble caractériser la modernité. De même que le roman de Houellebecq comprend une caricature de Philippe Sollers, Sloterdijk, en intervenant dans le débat sur son texte, a explicitement jeté le gant à Habermas. Mais là où Houellebecq a réussi jusqu’à nouvel ordre – son talent d’écrivain n’est plus guère contesté -, Sloterdijk semble avoir échoué. Les perspectives qu’il propose ne rencontrent guère d’écho favorable; tout au plus lui reconnaît-on le mérite d’avoir suscité un débat.

Le scandale provoqué par Houellebecq n’était guère lié au projet de mutation génétique de l’humanité. Certains ont dénoncé le caractère fascisant du livre. Mais la critique s’est concentrée sur les orgies de petits-bourgeois en veine de sauvagerie ou sur le portrait du professeur de collège tombant en syncope devant les minijupes de ses élèves. On a relevé les morts symboliques infligées aux femmes « libérées» ou dénoncé le « nihilisme» du livre, on a même invoqué contre lui (Art pres.s, na 244) la Lettre sur l’humanisme de Heidegger.
Or, c’est par le biais de ce dernier texte que Sloterdijk aborde la génétique. Après Copernic, Darwin et Freud, cette science, en abolissant la différence entre naissance et fabrication, est censée marquer la quatrième étape de l’humiliation du sujet moderne. A l’échec des efforts pour « domestiquer» l’homme, elle est appelée à substituer la possibilité d’un « élevage» . Ce qui paraît intolérable à Sloterdijk n’est pas« l’extension de la lutte »» économique au domaine sexuel, mais la« bestialisation » de l’homme par les industries du divertissement. Il envisage donc une « réforme génétique de l’espèce ».
Les deux auteurs dénoncent la modernité. Elle leur semble incapable d’endiguer la tendance à la désinhibition qui préoccupe aussi Houellebecq. Chez les deux auteurs, « Rome » est le point de départ des « mutations métaphysiques» ultérieures. L’individualisme moderne détruit les ordres qui, pendant des millénaires, ont canalisé le désir humain. Or, il semble que les hommes n’aient jamais su freiner la désintégration de ces ordres. Seul l’état catastrophique du monde contemporain fera apparaître la nécessité et la possibilité d’un revirement radical.

Il y a donc une profonde analogie entre les deux approches. Certes, Houellebecq se réclame du récent tournant « néokantien » de la philosophie française. Mais il s’inspire pour l’essentiel d’analyses de Foucault. Quant à Sloterdijk, en dehors de ses relectures de philosophes comme Heidegger, Nietzsche et Platon, son texte combine certaines idées de Derrida sur la télécommunication et l’amitié avec les thèses foucaldiennes sur le bio-pouvoir et la sexualité. Ce qui est nouveau, c’est une interprétation politique de la génétique.

Les deux auteurs la croient en effet capable d’apporter des réponses aux questions les plus anciennes de l’humanité. Mais l’utopie ne va pas sans angoisses. Le Djerzinski de Houellebecq, personnage à la sensibilité et à la sensualité anesthésiée, est une sorte de nouveau Frankenstein; les « sélections » de Sloterdijk ont réveillé de mauvais souvenirs.

Le romancier et le philosophe complètent un diagnostic peu complexe de la société contemporaine par des formules choc et la suggestion de mesures radicales. Les institutions et les débats publics, la démocratie et la conscience politique sont absents de leurs univers. Le fait que, dès aujourd’hui, la moindre manipulation génétique de moutons ou de maïs déclenche des débats considérables semble échapper aux deux auteurs.

Dans l’ensemble, le débat français a géré l’irruption des idées houellebecquiennes avec sérénité. Pourquoi le « manifeste» de Sloterdijk exercerait-il une influence plus néfaste? L’Allemagne douterait-elle de la stabilité de son modèle politique ? En fait, trois aspects semblent motiver les inquiétudes des commentateurs d’outre-Rhin.

D’abord, il ne s’agit pas d’idées romancées, mais de thèses philosophico-politiques rédigées au « marteau » nietzschéen et en l’absence de toute argumentation ; ensuite, le précédent historique de manipulations médicales dans les camps de concentration enlève toute innocence aux spéculations de Sloterdijk; enfin, le passage de la République fédérale de Berlin à la « République de Bonn » suscite la crainte d’une normalisation régressive. Quelques formules pour prendre ses distances avec les nietzschéens « bottés et casqués » ne suffisent pas pour effacer l’effet désastreux de certaines des phrases provocatrices de Sloterdijk. Que, cette fois, la « sélection » envisagée soit « prénatale » n’arrange guère les choses. Les scientifiques qui se penchent sur les maladies génétiques ne parlent pas de la « fin de l’homme». Foucault, qui en parlait, avait présenté la démocratie contemporaine comme un totalitarisme dont le « bio-pouvoir » devait être démasqué. Mais, en définitive, il a inspiré des réformes de l’exécution pénale, contribué à l’abolition de la peine de mort, favorisé la tolérance envers certains groupes marginaux. Quel effet bénéfique peut-on escompter des idées de Houellebecq ou de Sloterdijk ?

© Le Monde des débats, novembre 1999