Article paru dans Libération, 22 novembre 1999 La querelle autour de Peter Sloterdijk qui vient d’agiter les milieux intellectuels allemands n’est pas une querelle d’Allemands incompréhensible au public français. Elle s’inscrit dans la tradition bien française qui va de la querelle de l’humanisme dans l’après-guerre, en passant par celle autour du livre de Victor Farias sur Heidegger, jusqu’à celle suscitée par le Nouvel Ordre écologique de Luc Ferry au début de la décennie.
Le scénario est bien connu: la Querelle des Anciens et des Modernes, actualisée en Querelle des Anciens et des Postmodernes. Peter Sloterdijk (le Postmoderne) reproche à l’humanisme en général, et à Habermas en particulier (les Anciens), d’ignorer les possibilités ouvertes par les techniques génétiques, qui s’imposeront inéluctablement. Habermas reproche à Sloterdijk son eugénisme fascisant et condamne tout clonage humain.
La question du clonage humain est un enjeu éthique majeur qui nous concerne tous. Pourtant ce remake de la Querelle des Anciens et des Modernes n’est pas à la hauteur du sujet grave qu’il prétend trancher de quelques traits de plumes polémiques. Imaginons que les reproches mutuels soient justifiés. Qu’apprendrions-nous? Que l’eugénisme prétendument élitiste est condamnable? Que ce n’est pas le progrès technique, mais la morale qui doit décider du clonage? C’est évident. Que Sloterdijk serait sinon fasciste, du moins «fascisant», ou que Habermas serait un universitaire tyrannique? Ces accusations ad hominem sont exagérées et dépourvues d’intérêt. Ce qui est vraiment en jeu, au-delà d’une polémique navrante, c’est l’édition philosophique en Allemagne et surtout le débat public en bioéthique.
Résumons la polémique. En juillet, à Elmau, Sloterdijk, auteur d’une Critique de la raison cynique (1983), donne une conférence sur les «Règles pour le parc humain», déjà tenue à Bâle en 1997. Ce texte suscite, selon ses adversaires, l’indignation de certains auditeurs. Mais la chose en reste là. Ce n’est que le 2 septembre que le journaliste Assheuer dénonce en termes virulents, dans la Zeit, le «Projet Zarathoustra» d’élevage des êtres humains: un projet eugéniste et fascisant. Sloterdijk voit dans cette accusation la main de Habermas et de ses puissants réseaux universitaires et journalistiques. Habermas nie. Pour lui, cette «dangereuse» conférence a suscité une indignation spontanée. Habermas dénonce le «ton supérieur» du génie philosophique autoproclamé et amoral que les philosophes de la génération d’après guerre auraient banni au profit de la discussion démocratique. Sloterdijk relève que Habermas a pourtant préféré à son endroit l’invective à la discussion entre égaux prônée par la théorie critique de Francfort, dont Sloterdijk s’empresse alors de dresser «l’acte de décès». Une lettre de Habermas à Assheuer est rendue publique. Habermas apparaît bien avoir sollicité l’intervention de ce dernier.
Habermas est le seul philosophe qui réussit depuis des années à faire les manchettes de la Zeit, le grand hebdomadaire des intellectuels allemands, avec ses articles sur les questions politiques de l’heure, de l’unification allemande à la guerre du Kosovo. Mais cette polémique médiocre lui rend plus difficile qu’à l’accoutumée de rallier le public allemand, peu habitué aux querelles ad hominem.
Le débat public allemand en philosophie est beaucoup plus une affaire d’universitaires, dont même les œuvres ardues et de facture traditionnelle trouvent auprès du public cultivé un écho inimaginable en France, où les essayistes donnent souvent le ton. L’affaire Sloterdijk est une première en Allemagne: c’est une querelle à la française! C’est en partie les maisons d’édition allemandes qui décideront si ce genre de polémique est destiné à se développer. Car ni le débat philosophique ni le débat public ne peuvent se passer de publications ni de maisons d’édition. Or Habermas et Sloterdijk ont au moins en commun leur éditeur: Suhrkamp. Suhrkamp, c’est un peu l’alliance des PUF et de Grasset, des ouvrages de sciences humaines les plus prestigieux outre-Rhin, des œuvres littéraires et des essais. Or, depuis des changements survenus dans la direction de Suhrkamp, les spéculations allaient bon train sur une possible réorientation de la maison vers des œuvres plus «grand public». De l’essayiste brillant Sloterdijk ou du philosophe de profession Habermas, qui imposerait sa ligne? Il est maintenant impensable que Habermas et Sloterdijk continuent à siéger au même comité de rédaction. Il est souhaitable et probable que cette pitoyable polémique conduise Suhrkamp à poursuivre finalement sa tradition d’excellence.
Mais faut-il dénoncer pour autant en Sloterdijk, avec ses détracteurs, le signe d’une «république de Berlin» vouée au culte du surhomme nietzschéen et affranchie de la conscience morale moderne que Habermas n’a reconnue que tardivement à la république de Bonn? Sloterdijk recourt à Nietzsche, comme on le fait en France depuis que le postmodernisme l’a rendu fréquentable auprès du public. Sloterdijk souhaite introduire cette mode nietzschéenne en Allemagne, et non pas ce qu’il dénonce explicitement: la «bestialité» des «mauvais lecteurs de Nietzsche des années 30» et leurs bruits de «bottes». En concluant sa conférence, Sloterdijk prend une seconde précaution. Il laisse Nietzsche et se réclame paradoxalement d’une autorité de l’humanisme traditionnel: Platon. L’audace postmoderne de Sloterdijk se veut limitée! Comme Platon, il souhaite optimiser la cité en y réunissant à la fois «le courage guerrier et la tempérance philosophique et humaine», sous la direction de «l’image directrice du sage».
Ce faisant, Sloterdijk apparaît plus provocateur que les postmodernes français, qui ne songent guère à proposer une morale ou un ordre politique. Or, toute classique qu’elle soit, la cité platonicienne contredit nos principes modernes d’égalité et de respect des droits individuels. Sloterdijk accentue encore cet aspect en actualisant l’éducation des guerriers et du philosophe-roi platonicien en un clonage à des fins politiques plus proche du Meilleur des mondes que du «code moral» que Sloterdijk prétend pourtant appeler de ses vœux. Il opte pour la génétique et non pour l’éducation. Contre Sloterdijk, le philosophe de l’éthique Ernst Tugendhat rappelle à juste titre que la personnalité et la morale ne viennent pas des gènes, mais de l’éducation.
Mais au-delà des provocations et ambiguïtés calculées de Sloterdijk, au-delà de son art d’entretenir le débat médiatique, la polémique s’explique aussi par la faiblesse des brefs écrits de Habermas contre tout clonage humain. Comme Sloterdijk, Habermas ignore le rappel de Tugendhat. Pour Habermas, le clone humain serait «l’esclave de son concepteur», car il ne devrait pas sa personnalité au hasard des combinaisons génétiques, mais au code génétique choisi par son concepteur. C’est oublier le rôle de l’éducation dans la constitution de la personnalité, pour n’y voir qu’un effet des gènes. Un tel projet de duplication de la personnalité n’est pas réalisable, rappellent aussi bien Ronald Dworkin, le partenaire de discussion de Habermas à New York University, que le philosophe catholique de Munich Robert Spaemann, adversaire résolu de tout clonage. Dans un article de la Zeit intitulé «La fausse peur de jouer à Dieu», Dworkin répond implicitement à Habermas: nous intervenons déjà dans le hasard, et la crainte de jouer à Dieu n’a pas de fondement moral. Cela n’exclut ni qu’il faille fixer des règles morales, ni qu’il existe de puissants arguments éthiques contre le clonage humain. La discussion est ouverte. Mais les positions opposées de Dworkin et de Spaemann sur le clonage ont au moins en commun le mérite de sortir la question du clonage de ce à quoi Habermas et Sloterdijk veulent la réduire: pour ou contre le clonage industriel à des fins totalitaires? Le risque d’un Meilleur des mondes existe. Mais on peut aussi abuser de tout pouvoir. Cela ne suffit pas plus à condamner tout clonage qu’à rejeter tout pouvoir politique, comme l’école de Francfort le fit naguère. Le législateur doit-il autoriser le clonage, l’individu peut-il éthiquement le souhaiter, pourquoi et si oui dans quelles limites? Tel est le vrai débat. Or la discussion actuelle en éthique appliquée est particulièrement féconde mais peu connue du grand public. Ici, comme sur d’autres questions, un vrai débat moderne, respectueux du public, devrait échapper à la querelle rituelle des Anciens et des Postmodernes, des bons et des méchants.
© Libération, 22 novembre 1999