Ce livre vient à point[[Robert Michels, Critique du socialisme, Contribution aux débats au début du XXe siècle, présentation de Pierre Cours-Salies et Jean-Marie Vincent, Paris, Kimé,1992, 232p. . A l’heure où la crise de la représentation affecte le système des partis, au moment où les socialistes de toute l’Europe semblent à bout de souffle, il est bon de revenir aux auteurs qui, les premiers, il y a longtemps déjà, ont analysé la naissance, le développement et les conséquences de la bureaucratie dans les partis politiques. Parmi eux, au premier rang, Robert Michels.
Robert Michels est mal connu en France. Son œuvre est souvent oubliée[[Un seul exemple: dans la première édition du Dictionnaire des œuvres politiques, publié en 1986 aux Presses Universitaires de France, sous la direction de F. Châtelet, O. Duhamel et E. Pisier, aucun article n’est consacré au livre de Michels sur les partis politiques. Cette omission sera corrigée dans les éditions ultérieures.. On n’en retient, dans le meilleur des cas, qu’une version simplifiée de ses réflexions sur « les tendances oligarchiques des démocraties ». Il est vrai que la traduction française de son livre sur les Partis Politiques[[Robert Michels, Les Partis politiques, Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1914, 341p. (réédité avec une préface de René Rémand). est tronquée de développements importants.
Dans de tells conditions, il est devenu indispensable de fournir aux chercheurs et au public les moyens de replacer ce travail majeur dans le parcours politique et l’itinéraire universitaire de l’auteur. Robert Michels a d’abord été un militant, membre de la social-démocrate allemande et du parti socialiste italien dès le début du siècle ; il a très vite critiqué l’opportunisme et l’embourgeoisement du S.P.D. et mis ses espoirs dans le syndicalisme révolutionnaire, sans renoncer pour autant à mener le combat à l’intérieur de la lIe Internationale. Son désir de comprendre les causes de ce qu’il percevait comme une dégénérescence du mouvement socialiste l’a amené à tenter l’analyse scientifique de l’ossification administrative des «partis du prolétariat ». Sa collaboration avec Max Weber – partenariat que W.J. Mommsen qualifie d’« asymétrique »[[W.J. Mommsen, Max Weber and Roberto Michels, an asymmetrical partnership, Archives européennes de sociologie, 1981. lui fournit les éléments d’une méthode qu’il adapta à sa propre démarche. Doutant de la capacité de la classe ouvrière à agir pour transformer la société, Michels, fixé en Italie, se rallia, dès 1911, à un nationalisme révolutionnaire qui s’accentua pendant la Première Guerre mondiale et l’amena à se rallier au fascisme, sans que l’on sache précisément la nature de ses liens avec le parti de Mussolini[[Selon Zeev Stirnhell, Mario Sznadjer et Maia Asheri (Naissance de l’idéologie fasciste, Paris, Fayard, 1989, 424 p.), Michels aurait adhéré au Parti National Fasciste en 1928 et en serait demeuré membre jusqu’à sa mort en 1936..
Un livre actuel
La publication de Critique du socialisme apporte un précieux éclairage sur les années socialistes de Robert Michels. Dans ce livre sont réunis les articles qu’il a publiés, de 1904 à 1913, dans le Mouvement socialiste. Cette revue, dirigée par Hubert Lagardelle, a réuni une pléiade de collaborateurs, de diverses nationalités, qui avaient en commun une critique du parlementarisme et une sympathie militante pour le syndicalisme révolutionnaire, alors à son apogée. Les contributions de Michels ne déparent pas le haut niveau théorique de la publication (à laquelle participa le jeune Marcel Mauss). Elles permettent de suivre concrètement, à partir des événements du mouvement ouvrier (grèves, congrès de l’Internationale ou de la social-démocratie allemande, etc.) l’évolution et les constantes de la pensée de Robert Michels. La tâche est facilitée par l’excellente présentation de P. Cours-Salies et J.-M. Vincent : en quelques pages, le trajet de l’auteur est replacé dans son contexte historique, les proximités et les différences avec Max Weber soulignées et les limites de l’élaboration mises en lumières. A elle seule, cette préface justifie l’achat du livre.
Mais, on ne le répétera jamais assez, l’intérêt de Critique du socialisme vient de son étonnante actualité. Les remarques. acérées mais sérieusement étayées, que fait R. Michels sur la social-démocratie peuvent encore être formulées contre tous les partis de gauche existant à l’heure actuelle. La perspicacité de l’auteur qui décrit, plusieurs années à l’avance, ce que sera l’« Union sacrée » d’août 1914, est la garante de la profondeur de ses réflexions. On notera en particulier la finesse de son analyse du parlementarisme : la participation aux élections tend à devenir un but en soi, qui est vite préféré à toute autre forme d’action, surtout lorsque celle-ci sort de la routine, sinon de la légalité. L’affaissement vers l’opportunisme, masqué en réalisme de comptoir, en est une des conséquences. Mais, surtout, le parti qui se prête à ce jeu intériorise les normes de légitimation de l’État. S’adapter au mode de fonctionnement des sommets de la machine du pouvoir central devient un principe exclusif.
Pareille mésaventure (si l’on peut employer ce terme à propos d’un mouvement qui s’identifiait à Mitterrand, pour lequel la technique de gouvernement tient lieu de morale) est arrivée aux socialistes français des années 1980 : ils se sont persuadés que le seul fait d’occuper les postes les plus en vue des appareils d’état leur garantissait la faculté de résoudre tous les problèmes ; adoptant le costume, les voitures de fonction et les règles de comportement des bons gestionnaires, ils n’ont pas imaginé un instant les conséquences de leur isolement dans les hauteurs du pouvoir. Il est vrai qu’ils n’avaient ni la base de masse, ni l’organisation solide de la social-démocratie allemande.
Les remarques de Robert Michels qui, au fil des ans, passent de la description des phénomènes à leur analyse sociologique, nous persuadent que la crise du mouvement ouvrier, arrivée aujourd’hui à son paroxysme, a des racines anciennes, produites par un mode d’organisation – le « modèle social-démocrate » pourrait-on dire – qui institutionnalise la délégation de pouvoir d’une masse de militants, insérés dans une structure hiérarchiquement centralisée, à un groupe fermé (une « caste» dit Michels) de dirigeants inamovibles. L’auteur montre bien que ce processus est indissolublement lié au nationalisme : il y a beaucoup à tirer de ses réflexions sur l’Etat-nation. Mais ce sont bien évidemment ses développements sur la formation d’une oligarchie – thème central de son livre le plus important – qui retiennent l’attention.
Quelle origine pour l’oligarchie ?
L’analyse de l’oligarchie constitue à la fois le point fort et le point aveugle de l’oeuvre de Robert Michels. Le point fort les leçons que, dès 1910, il tire de la situation du Parti socialdémocrate allemand qu’il est en mesure de comparer avec d’autres organisations socialistes européennes dont il a une connaissance directe ont une portée universelle. La bureaucratie – terme que Michels emploie peu – s’est imposée dans le Labour party britannique comme dans le Parti communiste italien, même après sa récente transformation en parti de la gauche démocratique. Et il est clair que l’influence de l’État soviétique, pour décisif qu’elle ait été, n’explique pas toute la transformation des partis nés de la Troisième internationale chacun d’entre eux s’est d’autant plus rapidement converti au stalinisme que, dans son aire nationale, il se pliait déjà aux règles impératives de la logique d’appareil. C’est là une manifestation du phénomène de détournement du but proclamé que décrit parfaitement notre auteur : la fidélité affichée au programme ancien dissimule la poursuite des intérêts propres de la bureaucratie dirigeante.
Pourtant, les tentatives d’explication de ce processus majeur tournent court dans les écrits de Robert Michels qui s’avère incapable de fournir une véritable théorie de l’« oligarchie ». Comme le notent Pierre Cours-Salies et JeanMarie Vincent, son principal recours demeure une psychologie sociale dont Gustave Le Bon avait jeté les bases et qui a influencé jusqu’à Freud[[Cf. Psychologie des masses et analyse du moi in Sigmund Freud. Ouvres complètes. Psychanalyse, tome XVI (Paris, P.U.F., 1991, VII, 422 p.). Il est vrai que Freud utilise les concepts de fond et de psychologie collective d’une manière qui dépasse largement les propositions des auteurs dont il se sert seulement comme point de départ à sa réflexion.. Il pose le pouvoir et l’exercice du pouvoir comme mode de réalisation de caractères sociaux qui semblent dotés d’une existence a-temporelle : en toutes circonstances, les chefs chercheront à monopoliser les instruments de domination ; en toutes circonstances, les masses tendent à se désaisir de leurs prérogatives au profit de leaders auxquels elles s’identifient.
On peut, à juste titre, considérer que Michels touche là un aspect essentiel de la réalité des partis. Mais sa conclusion ne vient pas au terme d’une démonstration rigoureuse de la dialectique des relations de pouvoir dans la société contemporaine. S’il montre bien que les structures du parti de masse de type social-démocrate sont le reflet à peine déformé des structures hiérarchiques de l’État, il échoue à décomposer la dynamique qui transforme les militants en objets d’une domination bureaucratique. Cette carence est due, pour l’essentiel, à une méconnaissance de l’englobement par le pouvoir politique central – et par les appareils privés qui s’intègrent dans son champ – des rapports de domination qui s’exercent dans le quotidien, à l’école, dans la famille, dans les relations entre hommes et femmes.
L’oligarchie, la bureaucratie triomphent aisément parce qu’elles reproduisent, en leur donnant une dimension générale, les inégalités fondamentales qui constituent l’infrastructure de la société – à condition de ne pas définir celle-ci d’un point de vue strictement économique. La subjectivité des groupes ne peut être comprise que dans ses rapports avec l’inconscient des individus. C’est de ce côté qu’il faut rechercher la dialectique concrète, jamais unifiée dans ses manifestations, de l’acceptation et du refus de la domination.
Lutter contre l’oligarchie
Dans la période de sa vie qui précède son ralliement au nationalisme puis au fascisme, Robert Michels ne s’accommode pas de l’oligarchie. Constater l’impérieuse nécessité historique de son apparition ne signifie pas, pour le socialiste et syndicaliste de gauche qu’il est à l’époque, croire en l’impossibilité de la contrecarrer. Bien au contraire, la connaissance du mal permet de s’y opposer, à condition de ne pas croire en des solutions miraculeuses : la démocratie, qui reste la seule solution contre l’oligarchie, est une création continue, qu’il faut en permanence approfondir et amender. La « loi d’airain de l’oligarchie » que mentionne l’auteur, en transformant la formule de Lassale sur les solaires, n’est pas l’équivalent d’un destin implacable.
Michels illustre sa conception par une série d’analyses, parfois ambiguës mais toujours suggestives. Il part d’une critique fondée de «l’économisme» dominant dans la Deuxième internationale pour aboutir à une interrogation sur le rôle dévolu au prolétariat dans les livres sacrés. Il constate que l’exploitation ne détermine pas automatiquement un comportement révolutionnaire de la classe ouvrière. Et le grand reproche – fondé qu’il formule à l’encontre des partis socialistes est de ne rien faire pour l’éducation politique des travailleurs. Soucieux d’élargir sans cesse leur base électorale, les dirigeants politiques et syndicaux ont pour objectif principal de coller aux demandes élémentaires de leurs mandants, d’obtenir des résultats immédiats sans insérer leur combat pour les réformes dans une perspective de transformation sociale qui donne sens au quotidien.
Sur sa lancée, Robert Michels souligne qu’un des buts primordiaux d’un parti digne de ce nom est la «création d’un milieu démocratique où les forces ouvrières révolutionnaires pourront plus librement se mouvoir»[[R. Michels, Critique du socialisme, op. cit., p. 78.. On attend d’un critique de gauche de la social-démocratie, d’un proche du syndicalisme révolutionnaire qui a connaissance de l’élaboration des dirigeants de la C.G.T. française sur la mission des Bourses de travail, de plus amples développements sur la question. On espère une réflexion qui fasse de l’auto-organisation, de la conquête progressive de l’autonomie la condition d’un changement global de la société, réduisant par là même la conquête du pouvoir central, quelque forme qu’elle revête, à un moment du processus de transformation.
Cette attente est, pour l’essentiel, déçue. Les limites de son analyse du pouvoir aussi bien que son attachement à des catégorisations psychologiques sommaires ne laissent à Robert Michels que la ressource de faire appel à la morale. Développer la volonté et l’esprit de sacrifice dans la classe ouvrière constitue son maître mot. Quand? Comment? Par qui se fera cette éducation, nous ne le savons pas, ou nous sommes réduits à penser que l’action d’une minorité éclairée, voire d’un leader charismatique, peut seule faire sauter les verrous qui emprisonnent le prolétariat. Et, puisque nous bénéficions du recul de l’histoire, la pensée nous vient que ce culte de la volonté libératrice est peut-être une des failles par lesquelles s’est opérée la conversion de Michels au fascisme.
En tout état de cause, Critique du socialisme, tant par ses carences que par ses richesses, est en prise avec notre époque de régressions. Il faut le lire.