Vers la mondialisation du commerce du textileDans son allocution à la conférence « Fibres et Textiles pour l’Avenir » à l’Université de Tampere en Finlande, Hank Hardy Unruh de l’OMC explique aux « citoyens transnationaux » les bienfaits de la liberté et du travail délocalisé : après tout, le Sud des États-Unis, grand producteur de textiles en son temps, n’a rien gagné en faisant appel à un esclavagisme local. Seulement, le travail à distance exige une surveillance rapprochée, et ouvre de ce fait un nouveau marché, pour lequel l’OMC propose une « solution textile »… En se faisant passer pour des représentants du nouvel ordre mondial auquel entrepreneurs et technocrates ne cessent de dire « oui » , les Yes Men créent une forme extrêmement efficace de théâtre invisible, intervenant dans des situations réelles et diffusant à travers divers médias leur critique, drôle et précise, de l’idéologie néolibérale.
Intervention de Hank Hardy Unruh, un « représentant » de l’OMC à la conférence « Fibres et Textiles pour l’Avenir », à l’Université de Tampere, Finlande, 17 août 2001
Textiliculement parlant…
C’est un honneur d’être ici à Tampere, parlant aux textiliens les plus extraordinaires du monde contemporain. Regardant cette mer de visages si divers devant moi, je vois d’extraordinaires éléments de sociétés transnationales comme Dow, Denkendorf, Lenzing, toutes en tête de l’indice de satisfaction des consommateurs de textile. Je vois des membres de la Commission européenne, Euratex, et d’autres corps politiques importants visant à simplifier les réglementations pour les citoyens transnationaux. Je vois aussi des professeurs de grandes universités, main dans la main avec des partenaires industriels, en marche vers un avenir prospère, utilisant l’argent des contribuables pour développer de grandes solutions textiliennes qui pourront être vendues aux consommateurs pour le progrès et pour le profit. Quelle serait donc la place de l’OMC parmi vous ? Eh bien, c’est simple : nous voulons vous aider à atteindre des résultats en dollars. Nous voulons vous assurer que le protectionnisme, les soucis les plus divers, même la violence physique ne vous empêchent pas d’atteindre ces résultats. Que voulons-nous ? Une économie mondiale et libre qui servira au mieux tant les propriétaires des grands groupes que les actionnaires. Quand le voulons-nous ? Maintenant. Comment le ferons-nous ? Nous employons une pléthore de techniques. Par exemple le lobbying ; le « guérilla marketing » qui peut adroitement montrer à nos adolescents la valeur de la libéralisation ; et ainsi de suite. Enfin, nous avons en tête des solutions plus sophistiquées pour l’avenir. Dans vingt minutes je vais révéler la solution de l’OMC à deux des plus grands problèmes du management : maintenir les relations avec une force de travail délocalisée, et maintenir des niveaux de loisir sains et satisfaisants. Cette solution fera appel, comme il se doit, aux textiles.
Mais comment donc les travailleurs ont-ils commencé à poser problème ? Avant de répondre, je voudrais parler un peu de l’histoire du conflit entre le management et les travailleurs. La première étape de ce voyage nous ramène à l’Amérique des années 1860, et à la guerre civile américaine. Nous connaissons tous cette guerre, la plus meurtrière, la moins profitable des guerres de l’histoire des USA, une guerre où des sommes astronomiques sont parties en fumée – et tout cela pour des textiles !
C’est à peine croyable, mais nombre d’américains ne savent pas même ce qui a déclenché la guerre civile. Pourquoi les gens se sont-ils battus, sont-ils morts, ont-ils perdu de l’argent ? La réponse est vraiment simple, mais elle est surprenante. Tout tient en un seul mot : la liberté.
Dans les années 1860, le Sud regorgeait de devises. Il avait récemment bénéficié du cotton gin, une invention qui séparait les graines de coton de ses fibres, et le Sud de son passé préindustriel. Des centaines de milliers de travailleurs, jusqu’alors sans emploi dans leurs pays d’origine, trouvèrent des emplois utiles dans le textile.
Dans cette image d’Épinal de liberté et de prospérité entra – vous l’avez deviné – le Nord. Bien sûr, le Sud voulait acheter de l’équipement industriel là où il était le moins cher, et vendre son coton brut au prix fort – en Angleterre. Mais le Nord décida que le Sud n’aurait la liberté d’entreprendre, mais devrait réaliser ses échanges avec le Nord, et avec le Nord seulement.
Le Nord utilisa ses parts majoritaires dans la gouvernance du pays pour exploiter les propriétaires terriens du Sud et leur dénier la liberté de choisir les prix les moins chers ; ce qui bien évidemment les mit en colère. Ainsi les tarifs abusifs pratiqués par le Nord précipitèrent un marché parfaitement équilibré dans la spirale d’une guerre horriblement chère. De fait, certains apologistes de la guerre civile ont affirmé que cette guerre, malgré tous ses défauts, a au moins eu pour effet de rendre illégal le recours à une force de travail importée contre sa volonté. Un tel modèle est évidemment chose terrible : je suis moi-même abolitionniste. Mais en réalité il ne fait aucun doute que laissés à eux-mêmes, les marchés auraient finalement remplacé l’esclavage par des sources « propres » de travail. Pour prouver ce que j’avance, joignez-vous à moi dans ce que Albert Einstein appelait une « expérience de pensée ». Imaginez que la force de travail involontaire n’ait jamais été mise hors la loi, que les esclaves existent toujours, et qu’il soit facile d’en posséder un. Combien pensez vous qu’il en coûterait d’entretenir avec profit un esclave – disons ici, à Tampere ?
Voyons voir – un complet finlandais coûte au plus bas mot $50. Deux repas de chez McDonalds coûtent environ $10. La chambre la moins chère doit être à $250 par mois. Pour un fonctionnement optimal il faut payer les soins médicaux de votre esclave. Si son pays d’origine est pollué, cela peut devenir cher. Et bien sûr, avec les lois concernant le travail des enfants, une grande part de la jeunesse n’est tout simplement pas disponible sur le marché. Maintenant laissez le même esclave chez lui, disons au Gabon. Au Gabon, $10 couvriront les frais de deux semaines de nourriture, et pas seulement d’une journée. $250 paient deux ans de logement, et non pas un mois. $50 suffisent pour une vie entière de budget vêtement ! Les dépenses de santé sont également bien moins coûteuses. Et pour couronner le tout, les enfants peuvent être employés sans restriction.
Mais le plus grand bénéfice du système de travail délocalisé revient à l’esclave lui-même. Car au Gabon, il n’est pas nécessaire que l’esclave soit privé de sa liberté ! Ceci est principalement vrai parce qu’il n’y pas de frais de transport d’esclaves à rentabiliser : les pertes potentielles liées à leur fuite éventuelle se limitent au coût de leur formation rudimentaire. Donc, puisque l’esclave peut être libre, il devient soudain un travailleur !
Je crois que cette petite « expérience de pensée » démontre que si le Nord et le Sud avaient simplement laissé au marché le soin de démêler la situation, les sudistes auraient rapidement abandonné l’esclavage pour quelque chose de plus efficace. En faisant le forcing, le Nord non seulement commit une injustice profonde envers la liberté du Sud, mais il priva l’esclavage de son évolution naturelle vers le travail délocalisé. Si les dirigeants de 1860 avaient compris ce que nos dirigeants comprennent aujourd’hui, la guerre civile n’aurait jamais eu lieu.
Mais le modèle « moderne » du travail délocalisé, tout en étant bien meilleur que celui d’une main d’œuvre importée – car c’est un modèle décentralisé – est aussi beaucoup plus compliqué à gérer du point de vue du management.
Dans un monde où le siège social d’une entreprise est à New York, Hong Kong ou Espoo, tandis que les travailleurs sont au Gabon, à Rangoon, ou en Estonie, comment un manager entretient-il une relation appropriée avec les travailleurs, comment s’assure-t-il qu’ils font leur travail de manière éthique ?
Prenons un contre-exemple, où des managers n’ont pas entretenu le contact avec les travailleurs délocalisés, ce qui conduit à une insatisfaction extrême des travailleurs et à la perte éventuelle de toute la base de main d’œuvre. Nous pouvons peut-être tirer les enseignements de ce cas, et éviter de telles catastrophes à l’avenir.
Dans l’Angleterre du dix-neuvième siècle, comme dans le Sud des États-Unis, les choses n’avaient jamais été mieux. Le pays débordait de devises, avec du potentiel, et de la liberté, grâce à une nouvelle technologie – la machine à filer le coton. Comme le cotton gin dans le Sud, la machine à filer anglaise transformait le coton en produits textiles, si bien que l’Angleterre pouvait soudain produire des vêtements en grande série. Comme dans le Sud, on manquait simplement de main d’œuvre pour produire le matériau brut dont ces nouveaux outils avaient besoin. Les Britanniques tentèrent une approche moderne : au lieu d’importer des travailleurs exprès, ils relocalisèrent leur offre d’emploi là où ceux-ci habitaient déjà – en Inde.
Mais dès le départ il y eut des problèmes. Pendant des milliers d’années l’Inde avait produit les vêtements de la plus haute qualité du monde, alors les indiens se sentaient humiliés de produire de la matière brute pour l’industrie britannique.
Le principal trouble-fête s’appelait Mohandas Gandhi, un personnage aimable et bien intentionné qui voulait aider ses compagnons de travail, mais ne comprenait pas les bénéfices du marché ouvert et du libre commerce. Gandhi pensait qu’en « comptant sur soi » – en réalité, c’est déjà le protectionnisme – l’Inde pouvait devenir forte et réapprendre ses anciennes pratiques du textile. Ces idées plutôt naïves devinrent extrêmement populaires, et une grande majorité des citoyens s’éleva contre le système de management britannique. Finalement, les Britanniques durent quitter l’Inde ! Quelles sont les leçons à tirer pour le management ? Le grand problème en Inde était visiblement un manque de rapport avec les travailleurs. En ne faisant que des ajustements mineurs, les Britanniques auraient pu maintenir l’Inde dans le droit chemin de la modernité.
Gandhi et ses militants antimondialisation, par exemple, décidèrent de produire leurs propres vêtements chez eux, pour symboliser leur indépendance à l’égard du commerce de coton. Aujourd’hui, n’importe quel étudiant vous dira que si les managers en Angleterre avait été au courant des soucis des travailleurs, ils auraient pu réagir à temps – peut-être en faisant des vêtements dans le style « fait maison » dont les indiens raffolaient. On peut voir désormais beaucoup de vêtements de ce style dans les catalogues de vente par correspondance, comme par exemple, le Whole Earth Catalogue. Mais bien sûr, en Angleterre, ils n’avaient pas ce genre d’outil-marketing en perspective, et donc ils ne pouvaient pas le faire.
Si l’on peut excuser les Britanniques d’avoir perdu l’Inde à cause d’un manque de technologie, nous n’avons pas de telles excuses. En ces temps perturbés, quand une grande partie de la population mondiale est près du point de non-retour sur des problèmes qu’ils imaginent être ceux de la mondialisation, nous devons utiliser toutes les ressources à notre disposition pour aider le marché à aider les transnationales, pour assurer que tout va bien, dans la société comme dans la nature.
Nous devons utiliser tous les outils politiques à notre disposition, comme le lobbying. Et à l’avenir, le marketing ciblé vers certains secteurs de la population peut changer leur perception. Le marché, sous la forme d’éducation privatisée, peut être notre allié dans ce processus consistant à orienter la perception des enfants, de sorte qu’ils abandonnent des thématiques et des pensées moins porteuses, et se tournent vers des enjeux plus productifs. Et nous pouvons aider, nous aussi.
Mais le plus important, c’est l’efficacité du management sur le terrain. Pour éviter une nouvelle Inde, nous devons nous assurer que les managers puissent être constamment en contact avec les travailleurs. Que le manager ait un accès direct et viscéral à ses travailleurs ou à ses travailleuses, qu’il puisse ressentir leurs besoins d’une façon viscérale. Je vais vous montrer un prototype de la solution proposée par l’OMC à deux problèmes majeurs du management contemporain. La solution est censée vous faire penser en dehors des cadres préétablis – think outside the box – pour arriver à des solutions nouvelles.
Nous savons tous que le meilleur design de l’espace de travail ne peut pas aider le manager, même le plus subtil, à suivre tous les déplacements et tous les gestes de ses travailleurs. Il faut une solution qui permette beaucoup plus de rapports avec les travailleurs, surtout lorsqu’ils sont délocalisés.
(Le Dr Unruh sort de derrière le podium)
Mike, pourriez-vous s’il vous plaît ?
(Mike saisit le costume du Dr Unruh à la poitrine et à l’entrejambe, tire un grand coup, et enlève tout son costume. Le costume lamé or du Dr Unruh se révèle au grand jour ; après avoir repris son équilibre, le Dr Unruh lève ses bras en un geste de triomphe. Applaudissements.)
Ah c’est mieux. Ceci est le Costume Loisir du Management (CLM). C’est la réponse de l’OMC à deux problèmes centraux du management contemporain : comment maintenir le rapport avec les travailleurs délocalisés, et comment maintenir sa propre santé mentale comme manager avec le niveau approprié de loisirs. Comment fonctionne le CLM, à part le fait d’être vraiment confortable, comme je peux vous l’assurer ? Permettez-moi de décrire les atouts principaux de ce costume.
(Le Dr Unruh se penche, saisit une poignée dans la région du périnée et tire avec vigueur. Rien ne se passe. Il essaie encore. Toujours rien. Il tire une deuxième pognée. Cette fois il y a un son d’air et un phallus de trois pieds de long se gonfle, monte et cogne le Dr Unruh à la figure. Le Dr Unruh, doté à présent d’un phallus d’or d’un mètre de long, se tourne vers le public et à nouveau lève ses bras en signe de triomphe. Applaudissements.)
Ceci est l’Appendice de Visualisation des Employés – un objet instantanément déployable monté sur les hanches et utilisable à mains libres, qui permet au manager de voir ses employés directement, ainsi que de recevoir directement toute information les concernant. Des signaux communiquant la quantité et la qualité exactes du travail physique sont transmis au manager non seulement visuellement, mais directement, à travers des canaux électriques implantés dans le manager, par devant et par derrière. Les travailleurs, pour leur part, sont affublés des petites puces discrètes, implantées dans leurs épaules, qui transmettent en permanence toutes les informations directement au manager.
Le CLM permet à une corporation d’être un véritable corpus, en facilitant une communication totale au sein du corps de la corporation, à une échelle qui n’était jamais possible auparavant. Ceci est important, mais l’autre avancée tout aussi décisive du CLM concerne les loisirs.
Aux États-Unis, le temps alloué aux loisirs, en réalité un autre mot pour la liberté, décroît de manière constante depuis les années 70. Par rapport à 1973 les américains doivent maintenant travailler six semaines de plus par an, pour arriver au même niveau de vie. Le CLM permet au manager de renverser cette tendance en lui ouvrant la possibilité de faire son travail n’importe où – tous les lieux sont égaux.
Le CLM est bénéfique pour les managers aussi bien que pour les travailleurs, mais le nombre d’usages extra-entrepreneuriaux est aussi infini que notre imagination. Par exemple, avec le CLM , non seulement je pourrai voir les manifestations antimondialisation ici sur mon écran, mais je pourrai aussi les sentir. Quel niveau de danger sera atteint quand le premier manifestant perdra littéralement la tête ? Je suis contre la guillotine, mais la décapitation se pratique au Qatar, où nous tenons notre prochaine réunion. Le CLM peut, d’une manière générale, nous montrer les choses – il peut nous aider à découvrir une nouvelle métrique.
Ce costume, est-ce un scénario de science-fiction ? Non – tout ce que dont nous avons débattu est possible avec les technologies que nous possédons déjà. Et des solutions encore plus intéressantes sont en train d’être développées. Ici même, aujourd’hui et demain, nous serons amplement informés des meilleures solutions. Directement, par les plus entreprenants d’entre nous, ceux qui font bouger le monde.
Je suis très excité d’être ici.
Merci.
(traduit de l’anglais par Philippine Lizard)
[Note de la rédaction : Le groupe ®™ark est propriétaire du nom de domaine gatt.org, qui héberge un faux site de l’Organisation Mondiale du Commerce. Malgré le caractère extrêmement satirique des discours qui y figurent, plusieurs organisateurs de réunions professionnelles traitant du commerce international ont adressé des courriers électroniques à l’OMC via ce site, pour demander la présence du directeur de cette haute instance du libre échange. On leur répond soigneusement, en expliquant que le directeur lui-même est déjà engagé à cette date, mais qu’il peut déléguer un suppléant. Et c’est ainsi que diverses interventions ou infiltrations des Yes Men (« les hommes qui disent oui ») sont nées, les unes plus délirantes que les autres. Le discours présenté ci-dessus est en effet le texte d’une de ces interventions, qui eut lieu réellement comme une performance artistique accomplie à l’insu de son public d’hommes d’affaires – qui encore une fois se sont montrés prêts à avaliser les pires mensonges et les plus grandes bêtises, dès que cela semblait pouvoir servir leurs intérêts. Seuls des articles dans les médias, d’abord locaux, ensuite internationaux, ont révélé le ridicule dont les participants de la conférence « Fibres et Textiles pour l’Avenir » se sont abondamment couverts, en endossant à leur tour le rôle des « hommes qui disent oui ». Pour de plus amples informations sur ce genre d’activités subversives, voir le site [http://www.rtmark.com->http://www.rtmark.com/