Majeure 16. Philosophie de la biologie

Somaphore et corps biosubjectif

Partagez —> /

La modification corporelle maintient l’être du corps comme une substance que l’on ne peut qu’altérer sans en changer la nature. Il faut un renversement de perspective pour penser la mutation corporelle comme un mode de définition de l’être corporel. Une nouvelle identité corporelle utilise aujourd’hui la biologie comme une technologie de soi-même.

« Le gode vient avant le pénis. Il est l’origine du pénis »
(B.Preciado, Manifeste contra-sexuel, 2000)

«Bien sûr je me ferais cloner dès que possible»
M. Houellebecq, Consolation technique, 2002.

« Mon corps ayant cessé d’être une réalité stable
s’offre comme corps à la mutation », Bienvenue à Sexpol, 2003.

Externaliser le sujet par le corps

La modification corporelle maintient l’être du corps comme une substance que l’on ne peut qu’altérer sans en changer la nature. Il faut un renversement de perspective pour penser la mutation corporelle comme un mode de définition de l’être corporel. Il faut pour cela qu’aucune intériorité ne soit suffisante pour respecter la différence entre intérieur/extérieur, forme/matière. Ce modèle mental de l’image corporelle n’est pas suffisamment internalisé pour que le sujet se sente contenu dans son corps reçu. L’hypothèse internaliste ne parvient pas à modéliser la mutation corporelle car le corps mutant ne possède pas sa forme définitive avant la réalisation complète de sa matière.

L’absence de structuration interne suffisamment contenante, comme le schéma corporel et l’image du corps, précipite le sujet hors de lui. L’externalisation du sujet par le corps a pu trouver dans la contra-sexualité, de Beatriz Preciado, une « théorie du corps qui se situe en dehors des oppositions mâle/femelle, masculin/féminin, Hétérosexualité/homosexualité » ([[Beatriz Preciado, Manifeste contra sexuel, Paris, Balland, trad. M.H. Bourcier, 2000, p. 21.). Si le gode vient avant le pénis, la technologie définit la sexualité et ses usages les éléments de définition du corps existant. L’externalité biotechnologique devient une dimension du corps propre du sujet : car la délimitation intérieur/extérieur ne retient plus le sujet au dedans d’une représentation mentale de son corps ; le sujet éprouve la nécessité physique de s’externaliser pour réaliser dans la matière sa définition. La mutation repose sur une temporalité chaotique. La forme finale ne définit le sujet qu’après coup. Le mutant ne sait pas encore comme le héros de « La Mouche » de D. Cronenberg, ce qu’il va devenir. Car son être est devenir. La morphogenèse de la matière vivante définit le mutant au fur et à mesure de la construction de son corps.

Cette absence de contenance du sujet dans des images mentales du corps produit une incertitude que la projection dans la mutation espère faire disparaître. La forme une fois réalisée dans la matière même du corps mutant rétroagit sur la conscience corporelle du sujet : le corps devenu adopte une nouvelle forme mais aussi une nouvelle matière qui vient modifier l’activité, la conscience et l’action du sujet. Le mutant défend une nouvelle philosophie du corps ([[Bernard Andrieu, La nouvelle philosophie du corps, Ed. Erès, 2002, p. 21-68.) qui change le rapport identité/extériorité/subjectivité : car il doit devenir un être dont il ne maîtrise pas le développement. L’instabilité matérielle place le sujet dans une fiction identitaire incertaine. Le corps muté assure une permanence identitaire provisoire sans que Mr Hyde puisse garantir au Dr Jekyll l’existence durable d’un double. La mutation corporelle n’est pas un dédoublement entre le potentiel et l’actuel ou entre l’idéal et le réel.

La fiction du corps mutant n’est pas un imaginaire scientifique que l’on rejoindrait dans la folie de réalisations biotechnologiques, à l’instar des mythologies du Dr. Frankenstein et autres pactes diaboliques. Cette fiction n’est rendue possible que par le manque constitutif de l’identité corporelle contemporaine qui ne garantit plus au sujet sa permanence et sa substance. La mobilité de la matière vivante, découverte et modélisée avec le génie génétique, autorise de décrire la subjectivation comme un processus au cours duquel la délimitation intérieur/extérieur, mental/physique, muté/mutant se réalise. Cette temporalité dynamique définit le sujet dans l’après coup de sa mutation. Personne ne parviendrait ainsi entièrement en lui-même sans traverser ce trauma ([[Hélène Duffau, Trauma, Paris, Gallimard coll. L’infini, 2003, p. 9.) de l’intrusion, de l’invasion et de la perte de contrôle de soi-même.

Les nouvelles pratiques corporelles ne concernent plus depuis dix ans l’apparence du corps. Le sujet moderne ne veut plus seulement se décorer. L’utilisation excessive des chirurgies esthétiques et autres régimes a précipité les cultes du corps dans une quête indéfinie des limites. Cette addiction définit un nouveau type de cas clinique : plutôt que de borderline, les individus souffrent d’une absence interne de limite corporelle. Cette délimitation insuffisante ne provient plus seulement d’une adhésion trop fusionnelle à des techniques du corps. L’identité est trouée, informée, insuffisamment contenante. Ces troubles de l’image du corps, du narcissisme touchent aussi le schéma corporel.

Cette description clinique d’un corps incomplet et d’un sujet indéfini révèle une situation épistémologique nouvelle. L’externalité est devenue un modèle standard pour décrire le sujet contemporain : par le développement conjoint de la philosophie analytique, de la naturalisation des états mentaux et de la psychopathologie cognitive, la compréhension des nouvelles formes de subjectivité corporelle ne peut plus s’en tenir à la réduction neuro-cérébrale de l’esprit, ni à une théorie internaliste de l’esprit.

L’externalisation corporelle n’est donc pas une extériorisation d’une idée mentale du corps qui préexisterait au sujet et aurait constitué son unité. Externaliser le corps ne présuppose l’image mentale habituelle comme constitution de la subjectivité. Par l’incorporation qu’elles exigent et par la modification du schéma corporel qu’elles imposent, les biotechnologies externalisent le sujet incarné sans, en raison de ces dépendances, qu’ils puissent intégralement se les réapproprier. Ou plutôt comment, en utilisant le modèle phénoménologique de la chair, décrire ce vécu nouveau du corps subjectif qui définit une identité provisoire, précaire et mobile.

La biotechnologie, à l’inverse de la médecine traditionnelle réparatrice et médicamenteuse, appose une double représentation contradictoire du corps : l’image du corps et le schéma corporel initiaux et constitués lors de la construction de la subjectivité. Et l’image du corps et le schéma corporel acquis et produits par l’opposition des biotechnologies. Ainsi ce conflit oblige à une redéfinition des concepts : de subjectivité à bio-subjectivité, d’ascèse à bio-ascèse, de schéma corporel à exosquelette. Le conflit produit des symptômes cliniques selon lequel l’intérieur de l’organisme est représenté et vécu comme un monde extérieur : envahissement, absence de délimitation, multiplication identitaire, schizoïdies, dépressions.

La phénoménologie du corps vivant et du corps vécu a pu développer une conception du mental inclus dans le corps. Le mental, entendu comme fonction du corps, peut-il être décrit à la fois à partir du modèle phénoménologique et selon une externalisation du mental ?

De la modification à la mutation corporelle

La modification corporelle ([[Philippe Liotard, « Le corps en kit », Quasimodo n° 7, Modifications corporelles, 2003, p. 7-20.) ne relève pas d’une logique de l’apparence. La douleur qu’elle implique témoigne de la résistance de la matière première face à sa nouvelle information. Le sujet veut incarner son corps, le ressentir en traduisant l’émotion dans la sensation. Le paradoxe de l’émotion perçue ([[Selon l’expression de Jeremy Vandeman, L’émotion perçue, Mémoire de Licence de Philosophie, Université de Nancy II, 2003.) se trouve dans l’impossibilité d’incarner par l’esprit le vécu corporel intime, le sentiment du corps impropre et l’image de son corps. Le style corporel, du bio design à la chirurgie esthétique, utilise les technosciences pour dessiner un corps à soi c’est-à-dire forme une matière concevable et acceptable pour soi. L’incarnation est le projet de devenir un soi-même plutôt que d’être désincarné en incorporant des normes et des modèles.
Est-ce une illusion de croire produire son propre corps ? L’invention de son propre corps, à la différence du corps d’autrui dont la matière est bio-technologiquement disponible, ne parvient jamais à remodeler l’ensemble mais des parties par des greffes, des implants et des piercings… cette impossibilité ontologique à se libérer de son propre corps définit la matière même du corps comme une matière sémantique pour le sujet rend sémantique : donner du sens à une structure organique qui a été créée selon l’intention de nos parents, produire une originalité suffisante pour se dé-marquer en rendant son corps remarquable, être un sujet libéré ([[Jean Baudrillard, « Fragments et fractales », D’un fragment l’autre, Paris, Albin Michel, 2001, p. 56.). Cette contradiction entre le corps reçu à la naissance et le corps construit par l’insertion volontaire de significations subjectives ne peut disparaître qu’au prix de pratiques extrêmes. Cet extrémisme, qu’il ne faut pas trop facilement confondre avec du masochisme

Ce passage du possible au réel transforme l’idéal corporel en action biotechnologique sur le corps. Le sujet agit différemment et de plus en plus intensément sur ses composants et ses formes : 1. La déformation est une technique qui impose au corps subjectif (par le régime, le vêtement, le piercing…) une marque sociale en contrôlant l’apparence des formes ([[David Le Breton, Adieu au corps, Paris, Métaillié, 2000 ; Signes d’Identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métaillié, 2002 ; Conduites à risques, Paris, P.U.F., 2002.). 2. L’information est une technique qui marque sur la surface corporelle l’insigne identitaire (par le tatouage, le SM, bracelet électronique …) afin de se désigner, de stigmatiser par télésurveillance ([[Duncan Campbell, [2000, Surveillance électronique planétaire, Ed. Allia, 2001.) et de se reconnaître. 3. La reformation répare en renouvelant le corps par ses parties (greffes, implants, chirurgie esthétique…) en incorporant la marque afin d’améliorer et de prolonger la qualité de l’existence ([[Michael Crichton, [1972, L’homme terminal, Paris, Fayard, 1974.). 4. La formation change la matière même du corps en dessinant une marque biosubjective qui sera au principe de la fabrication (eugénisme, sélection, Mutation, Clonage…) afin de changer les conditions de l’existence corporelle. Le somaphore forme un corps-sujet qui incarne un idéal normatif par la formation dans la matière même d’un design bioculturel.
Les bio-fictions chimériques, créées par Anne Esperet introduisent une réflexion plus seulement positiviste du progrès génétique. L’auto-eugénisme reprend le droit des individus à disposer de leur propre corps en franchissant la limite de la matière et de la forme corporelle : « Que ferons-nous de nous ? Quand, comment et jusqu’à quel point sommes-nous prêts à muter ? Dans quels buts ? Ces questionnements sont à la source de cette notion. L’auto-eugénisme représente notre point de vue individuel et le positionnement de nos limites sur nos choix génétiques bientôt possibles, chacun sur son corps…» ([[Anne Esperet, L’art comme moyen de vivre la révolution génétique, 2003, p. 5.www.esperet.com). L’invention de kits de bio-configuration, anticipés par Gibson, repose sur un matérialisme où nos possibilités d’action sont proportionnelles aux dispositions biotechnologiques de notre corps. Le corps bio-pluggé ([[Amplificateur de vivacité d’esprit, booster de mémoire, plug-in 30 langues, plug-in d’assimilation et stockage simultanés de données, plug-in vision nocturne et lointaine, booster vitesse…) serait installé à l’occasion redéfinissant les possibilités existentielles d’action et de relation avec soi-même et avec les autres.
L’utopie personnelle définit une percept-action toujours renouvelable selon l’insertion biotechnologique. Le corps est branché sur des technologies bio-informatiques qui lui assurent une interface active. Les exosquelettes de Marcel-li-Antunez ([[Co-fondateur de la Fura Del baus compagnie de Physical theatre catalane, wwwmarceliantunez.com. Il définit des Dresskeleton, BrainIntreface, Tacticeweb, Telesenseur…sur la base des modifications du vécu corporel qu’il a ressenti lors de ses vols en apesanteur à Baïkonour.) préfigurent des prothèses émotives : selon l’artiste catalan le temps de la transpermie, comme retour dans l’espace-temps de l’univers qui nous aurait formé par panspermie, serait venu grâce à nos biotechnologies qui définissent de nouvelles coordonnées esthésiologiques et fonctionnelles du corps. L’identité serait ainsi éphémère par la formation de nouveaux matériaux corporels. La biogénétique est un art corporel si bien que chacun pourrait devenir son imaginaire grâce au « pistolet à protéine » ou « la création pharmacopéique ». Le dopage devient dans cette perspective un antique procédé pour redéfinir les configurations corporelles et les matériaux de la sensibilité.
Lukas Zpira ([[htttp://iam.bmezine.com/ .www.body-art.net. Voir aussi P. Liotard, « Le poinçon, la lame et le feu : la chair ciselée », Quasimodo, n° 7, 2003 : Modifications corporelles, p. 21-35.) refuse la mise en conformité de son corps à la norme de socialisation ; la modification corporelle est un moyen de faire apparaître physiquement la métamorphose : elle présentifie sur la surface corporelle des modifications psychiques. En changeant de manière anagrammatique son nom, l’artiste construit et déconstruit son identité ; le corps devient un espace de possible par lequel le sujet se constitue. La mutation corporelle serait ainsi un instrument politique révolutionnaire ; elle refuserait la soumission du corps, emblème du totalitarisme, et combattrait l’image d’un corps parfait, d’une race idéale. Il faudrait trouver dans la technologie le moyen de changer le monde en changeant nous-mêmes. La pratique de ces mutations corporelles, jusqu’aux implants transdermiques, produit une identité indéfinie : le mutant indique un corps d’identité par lequel le sujet ne maîtrise pas seulement son existence mais sa matière d’être par une bioascèse ([[Francis Ortega, « De la ascesis a la bio-ascesis, o del cuerpo sometido a la sumision al cuerpo », Er, Revista de Filosofia, Madrid, n°31, 2002, p. 29-67.).

Mutologie ([[J’emprunte ce terme de mutologie au Metteur en scène de Materia Prima, Didier Manuel dans son texte « Corps et Nouvelles technologies », Souterrain Porte II, Nancy, Oct. 2003, p. 3.) de l’identité

En 1694 J. Locke([[John Locke, Identité et différence, 1694 (An Essay concerning Human Understanding, II, XXVII), trad. E. Balibar, Paris, Seuil, 1998.) s’oppose aux théories substantialistes qui identifiaient le moi à une substance immatérielle : ainsi l’identité personnelle n’est pas fondée sur une identité de substance mais sur une identité de conscience. L’organisation biologique est rattachée à l’identité de conscience. Si bien que le changement continuel du corps ne peut plus provoquer la disparition de soi-même comme dans l’identité de substance où la conscience était réservée au seul esprit. C’est la conscience, dans la résurrection, qui fait la même personne en conservant la même identité par la permanence de son âme : « le corps lui aussi entre dans la constitution de l’homme, et je suppose que pour quiconque c’est le corps qui, dans ce cas, déterminerait l’homme, tandis que l’âme, avec tous ses pensées princières, ne ferait pas un autre homme… » ([[Op. cit., §15, p. 161.). A l’inverse de cette thèse, la mutologie de l’identité estime que le changement de corps modifie aussi l’identité de la conscience : en changeant la qualité matérielle du corps, l’altération de la mémoire s’effectue par l’incorporation de nouvelles sensations corporelles ; la conscience corporelle pourrait être entièrement nouvelle si toutes les parties du corps pouvaient être remplacées.
Pourtant, Stéphane Ferret l’a démontré ([[Stéphane Ferret, 1993, Le philosophe et son scalpel. Le problème de l’identité personnelle, Paris, Ed. Minuit, 1998, chap. III ; L’identité, G.F. Flammarion- Corpus, p. 30-42.), la permutation corps-cerveau, dans l’hypothèse de transplantation du cerveau, ne serait possible que si l’identité fonctionnelle du cerveau se conservait de la personne P à la personne P1 :« deux corps humains dotés d’un cerveau unique ne constituent en réalité qu’une seule et même personne, tandis que deux cerveaux pour un seul corps constituent deux personnes qui partagent simultanément le même corps » ([[Stéphane Ferret, 1993, op. cit., p. 31.). Il convient, pour comprendre ce que serait une mutation identitaire, de mettre l’accent moins sur l’identité qualitative que sur l’identité numérique car elle est compatible au changement. Notre corps change de notre état de bébé à celui de vieillard : les deux états sont qualitativement différents, mais c’est le même corps numériquement ; la mobilité cellulaire, la modification et l’actualisation du génome en nous modifie les coordonnées matérielles de la conscience corporelle sans que nous puissions numériquement comparer les deux états du corps puisque nous restons le même sans cesse modifié par le développement de la vie en nous.
Si la mutation corporelle n’est pas compatible avec l’identité substantielle, comment pourrions nous qualifier le sentiment d’un soi-même après la mutation ? La mutation conserve une identité entre C1 (corps d’origine) et C2 (corps muté), faute de quoi aucune prise de conscience d’un changement n’est possible. La mutation corporelle achevée est amnésique et inconsciente, elle serait une régénération intégrale du sujet par C2 d’une disparition qualitative de C1. La représentation fictionnelle du mutant est souvent celle de la rémanence d’une partie de C1 en C2 interdisant une entière indépendance de C2. Le mutant véritable s’ignore comme tel, il prend C2 pour un C1. Seul celui qui s’exo-corporise et qui est en cours de mutation peut mesurer l’écart entre C1 et C2.
La faillite de C1 à procurer au sujet une identité contenante et suffisante (en termes d’unité du corps et de schéma corporel) précipite le sujet dans l’intégration prochaine du corps C1 dans un nouveau corps C2. C2 vient compléter les manques identificatoires en fournissant une signification corporelle vécue à l’exosquelette, à la greffe et autre nanotechnologies. C’est bien la relation privilégiée de C1 avec C2 qui fait accorder le sujet avec les mutations chimiques ou biotechnologiques. Ainsi la mutation C2 n’est pas étrangère au sujet manqué, il espère y réaliser ce qu’il n’est pas voire ce qu’il était impossible d’être en demeurant C1.
Le devenir-autre du corps ([[Christian Dours, « Devenir autre, Prendre la place d’un autre », Personne, Personnage. Les fictions de l’identité personnelle, P.U. Rennes, 2003, p. 53-86.) indéfinit le sujet mutant. Toutes les parties du corps mutant se recomposent dans la matière et dans intensité. La qualité mutée du corps fait-elle perdre au sujet son identité de conscience. Le dédoublement, style Dr Jekill Mr Hyde, suppose aucune conservation (par la mémoire) de l’état muté du corps dans l’être initial du corps et réciproquement. La mutation corporelle est une décomposition formelle et une recomposition matérielle qui fournit une nouvelle conscience de soi. L’identité de conscience est-elle de principe ou de contenu ? L’œuvre de David Cronemberg retient la seconde solution en exposant le corps-machine à la mutation par l’extériorisation somatique ([[Serge Grünberg, [1992, David Cronenberg, Ed. Cahiers du Cinéma, 2002, p. 85.) du parasite, du virus, de la greffe. Une « économie anorganique » ([[Pierre-Marie Battestini, Pensée d’un corps, pensée d’une peau. Ed. Dreamland, 2002, p. 85-97.), à l’inverse de la fragmentation fantastique du corps ([[Vincent Amiel, Le corps au cinéma, Keaton, Bresson, Cassavetes, Paris, P.U.F., 1998, p. 99-122.) ou du devenir corporel ([[Frédérique Costa, Devenir corps. Passages à l’œuvre de Fellini, Paris, L’Harmattan, 2003 p. 12.), dépasse la monstruosité par l’éclatement des frontières dedans-dehors, physique-mental, sexuel-spirituel.

Technobiologie de soi-même

A supposer que nous puissions faire correspondre notre corps à notre désir, cela suffirait-il pour abolir cette relation d’un sujet à un objet, pour incarner pleinement le sujet ? Car le corps en tant que vivant subjectif, est toujours d’une intensité, d’une temporalité et d’une spatialité telles qu’aucun contenu ne parviendra à le réduire. En changeant de corps, en le rendant aussi proche de ce que nous désirons, l’être biotechnique voudrait convertir le temps biologique, moins pour l’arrêter ou pour l’allonger que pour vivre intensément le temps biologique comme le mouvement biosubjectif. En modelant la matière de son corps, le sujet ne se forme pas seulement, il s’informe du mouvement de sa chair. En changeant de corps le sujet se découvre mouvant, épris de mouvement et mobile. Plutôt que de se construire pour atteindre un idéal esthétique ou fonctionnel, le sujet mouvant voudrait à l’extrême se modifier sans cesse.

Dès lors que le corps n’est plus naturel, ou du moins que la représentation individuelle et sociale du corps le définit comme entièrement culturel et technique, le corps pourra être déconstruit et reconstruit de manière indéfinie. Déjà le cerveau particulièrement et le corps dans sa totalité sont remplaçables comme les pièces d’un mécano techno-biologique ([[Philippe Liotard, « Corps en kit », op. cit., p. 7-19.). Reste que la mécanisation du vivant doit être fonctionnelle dans son artificialité même, comme en atteste le texte de J. L. Nancy sur l’intrus. La greffe reste un intrus pour le philosophe du sujet : « L’intrus m’expose excessivement. Il m’extrude, il m’exporte, il m’exproprie. Je suis la maladie et la médecine, je suis la cellule cancéreuse et l’organe greffé, je suis les agents immuno-dépresseurs et leurs palliatifs, je suis les bouts de fil de fer qui tiennent mon sternum et je suis ce site d’injection cousu en permanence sous ma clavicule… je deviens comme un androïde de science-fiction, ou bien un mort-vivant comme le dit un jour mon dernier fils » (J. L. Nancy, 2000, 42-43).

Notre attachement mental à la subjectivité nous entretient dans cet imaginaire de l’unité du moi, du corps propre qui produit l’illusion d’une indépendance mentale par rapport à notre état biologique ([[Bernard Andrieu. Le corps en liberté, Illusion ou invention du sujet ?, Bruxelles, Ed. Labor, 2004.). Pour celui qui est greffé, mais peut-être aussi dès la première opération fonctionnelle, chacun découvre que notre corps reçu s’use, tombe malade, se modifie avec l’âge, se dégrade avec le temps et se transforme. En changeant de corps nous arrêterions cette temporalité biologique soit en retardant le vieillissement, soit en complétant les défauts du temps par un renouvellement de l’espace du corps.

En créant de nouvelles espèces et dans l’espèce humaine des individus biosélectionnés comme l’enfant-médicament Adam, le changement de corps est désormais moins virtuel que réalisable selon des somatechnies, il suffira d’un alibi particulier. Ces modifications n’ont pas des effets seulement biologiques mais sociaux. La modification des relations familiales, des rapports sexuels, des relations à son propre corps trouve une légitimité dans les sciences génomiques.

Notre somaphore ([[Bernard Andrieu. Le somaphore. Naissance du sujet biotechnologique, Liège, Ed Sils Maria, 2003.) biosubjectif

La différence entre la machine et le corps n’a plus de sens. La fabrication de moteur biomoléculaire, l’injection de cellules souches ou encore l’incorporation de nanorobots spécialisés transforment le corps vivant en corps biosubjectif : la subjectivité dépend de la qualité et de l’intensité fonctionnelle des apports biotechnologiques ; cette biosubjectivité, si elle développe un imaginaire du corps morcelé par l’addition de pièces technologiques dans le corps, n’est plus seulement une mise en culture du corps. Les cultes du corps n’engagent plus le sujet dans l’individualisme hédoniste. Car, en devenant médecin de son corps, le biosujet modifie la définition de l’existence humaine, en tant qu’espèce.
Le somaphore biosubjectif n’est plus seulement un sémaphore : la logique de l’apparence précipite le sujet dans l’aliénation et l’individualisation des signes. Arborer, décorer et inscrire sur sa surface corporelle développe une extériorité inter-individuelle : se montrer, c’est démontrer sa capacité à supporter le signe. La concurrence et la compétition des signes établissent des liens d’identité avec soi-même et avec les autres. Le sémaphore limite l’individu à signifier son être par la modification de son apparence : la mode renouvelle sans cesse la définition de soi, la ressemblance et la différence aux signes socialement attendus. La matière du corps n’est pas fondamentalement modifiée car la variation et la variété esthétiques paraissent renouveler de manière indéfinie l’apparence interindividuelle.
Le corps reste l’instrument d’une objectivation sociale en se rendant uniforme. Le corps-objet réduit sa matière aux exigences de la morphologie sociale. Comme objet, le corps reste au mieux une surface exprimant la subjectivité et un lieu d’investigation pour l’analyse scientifique. La séduction agit ainsi directement sur une partie du corps : exhibé en isolant sa visibilité dans le nombril ou la partie dénudée, surligné par le vêtement comprimant les formes du corps, le corps-objet est segmenté par cet érotisme réductionniste en délimitant la frontière de l’intime et de l’extime et en devenant un espace ludique, narcissique et inter-individuel.
Le sujet investit telle partie de son corps en agissant sur elle pour la survaloriser, la rendre désirable ou non, la marquer et la faire remarquer. Le regard (de la comparaison à la télésurveillance), plus que le toucher, est au principe de l’organisation de la mise en scène du corps visible. Cette mise en scène du corps-objet a la même structure que l’étude scientifique du corps : objectivation, instrumentalisation, réduction, utilisation. En divisant la matière du corps, les techniques de l’apparence et de la science parviennent à agir sur les formes, la composition de la matière et l’analyse des contenus. Le découpage esthétique et scientifique du corps renforce la représentation d’un corps-objet, corvéable à merci. Le sujet renouvelle sans cesse les morceaux de son corps, mais il s’épuise faute de subjectiver entièrement la matière même du corps.
Le somaphore est, grâce aux méthodes et aux progrès de la génétique médicale et des biotechnologies, cette définition biosubjective du corps. La mutation corporelle, à la différence de la trans-formation de l’apparence, crée un nouveau corps, inédit au plan de l’hérédité individuelle et au plan des espèces ; la modification réalise un design biosubjectif de la matière. Le sujet s’incarne dans la matière même en redéfinissant la nature par l’action sur la matière première. L’équipotentialité embryonnaire, la totipotente, les greffes sont des potentialités naturelles, mais que le biosujet va utiliser pour accentuer son interprétation des gènes. Une nouvelle herméneutique du corps par les gènes est née. Le sens ne reste plus à la surface du signe, mais la surface du corps exprime désormais le design chimérique de la biosubjectivité ([[Bernard Andrieu, “Embodying the Chimera : toward a phenobiological subjectivity”, Eduardo Zac, ed., Biotechnology, Art And Culture, Cambridge, MA, M.I.T. Press, 2004.), né par sélection génétique, tri d’embryon, clonage et autre organisme génétiquement modifié. Le sujet s’incarne dans la matière même du corps et décide du corps d’autrui.
Le somaphore correspond à l’identité désirée par le sujet ; plutôt qu’un moi-peau, il est une peau-moi, la reconnaissance de soi dans la matière. Le sujet fait de son corps sa propre matière. La créature du Docteur Frankenstein réclame un nom, une filiation, une affectivité. Le corps biosubjectif de la créature dépasse la simple recomposition des parties car le tout formé incarne une vie subjective aussi digne que celle du cloné, de l’enfant sélectionné, du greffé, de l’organisme génétiquement modifié, de l’homme bionique ([[Maxence Grugier, « L’utopie cyborg. Réinvention de l’humain dans un futur sur-technologique », Quasimodo, n°7, 2003, Modifications corporelles, pp. 223-237.).