Dans les analyses de Michel Foucault, la « vie » est un objet de connaissance et de gouvernement se prolongeant dans le monde symbolique, le terrain sur lequel poussent les formes contemporaines du biopouvoir[[M. Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976.. Partant de là, on estime que la tâche de la biopolitique consiste au contraire à articuler des réponses reflétant la vie dans toutes ses potentialités et ne relevant pas seulement ni de la sphère biologique, ni d’une essence métaphysique.
Le droit pourrait être un instrument utile à cette lutte de réaffirmation subjective. Mais d’un point de vue historique, le droit moderne ne semble pas s’être sérieusement confronté à la catégorie de la vie. Il a quasiment laissé à d’autres savoirs le soin de dominer un objet aussi insaisissable. À partir du XVIIIe siècle, en effet, on a vu se multiplier des dispositifs centrés sur la population et la personne vivante (lebende Person[[J.H.G. von Justi, Grundfeste zu der Macht und Glückseligkeit der Staaten, Berlin, 1760-61, II, § 510.), qui ont fourni le substrat de normalité au « sujet de droit » célébré par Kant. Le droit n’a pas été capable d’opposer à la stratégie du biopouvoir une conception alternative de la vie. La problématisation de celle-ci par le biais des catégories juridiques (législatives, jurisprudentielles, dogmatiques et scientifiques) n’est pas un fait historique aussi évident qu’on pourrait l’imaginer. Il ne faut pas se laisser tromper par une position comme celle de l’école historique qui fait naître le droit dans la vie des hommes : une chose est la théorie sur l’origine du phénomène juridique, une autre, la réflexion juridique sur la vie en tant qu’objet. Lorsque Savigny soutient que l’essence du droit est la vie humaine considérée d’un point de vue particulier, il n’exprime aucune qualification juridique de la vie, mais offre une définition vitaliste du droit.
Mais que peut signifier donner un sens juridique à la vie, sans se limiter à refléter sous une forme légale le résultat du biopouvoir ? Jusqu’ici, juristes et philosophes ont interprété cet objectif en affrontant le problème selon deux perspectives : le début et la fin de la vie. Le sujet-même des manipulations génétiques, qui relie ces extrémités pour d’évidentes implications dans l’existence humaine, reste prisonnier de la dialectique temporelle début-fin. Du reste, depuis les témoignages les plus anciens de la tradition juridique romaine jusqu’au droit souverain d’Ancien Régime, centré sur le « faire mourir ou laisser vivre », naissance et mort apparaissent comme deux moments liés et décisifs pour caractériser la vie[[Comme le démontre le pouvoir de vie et de mort (vitae necisque potestas), que le droit romain attribuait au père par l’acte de reconnaissance de l’enfant dès sa naissance. Cf. Y Thomas, Vitae necisque potestas. Le père, la cité, la mort, in AA. VV., Du châtiment dans la cité, Roma, 1984.. Cela ressort aussi de la notion de droit naturel selon Hobbes : c’est précisément parce qu’il consiste en la conservation de la vie que ce droit se réfère à un objet déjà situé à ses propres frontières, quand le danger de la disparition devient le critère pour définir une entité qui existe encore, mais qui pourrait ne plus être. C’est pour cette raison que le grand intérêt qui entoure aujourd’hui ces sujets signale l’intensification d’un débat activé par les innovations technologiques, plus encore que par la découverte d’un continent vierge.
En fait, l’attention croissante manifestée par les juristes pour le vivant coïncide souvent avec la rationalité du biopouvoir qui caractérise notre époque. Dans un tel contexte, le rôle du droit est d’indiquer les limites de l’acceptation d’une stratégie politique infiniment ingénieuse dans son dessein monotone. Mais si la fonction du discours juridique, à ses différents niveaux, réside là, l’ambition apparaît plutôt modeste. L’innovation radicale dériverait davantage d’une réflexion sur la vie, non pas dans ses limites mais dans l’espace qui les unit. Le droit vise en revanche à « définir » la vie à travers une normalisation tendancielle de ce qui se soustrait à la disponibilité de l’homme: le point culminant de ce dessein consiste à repousser le concept dans ses limites, au point que l’être de la vie se fonde sur son absence selon les modalités du « pas encore » – avant la naissance – et du « plus du tout » – la mort. En ce sens, le paradigme médical imaginé à la fin du XVIIle siècle par Bichat, selon lequel « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », est encore valable[[X. Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Paris, 1994, p. 57.. Pour le juriste, la vie reste emprisonnée dans le schéma fondé sur le manque, sur le non-être.
Avec un tel conditionnement, la vie vécue, faite de désirs, de besoins, de possibilités créatrices socialement partagées n’entre pas dans le cadre du droit. Ici, c’est toujours la logique du biopouvoir qui l’emporte, dans sa stratégie d’accroissement des ressources vitales[[Il suffit de penser à la politique de santé publique qui, née au XVIIIe siècle en fonction de la force nationale, à partir du plan Beveridge du deuxième après guerre, est devenue un instrument en faveur des individus. Cf. M. Foucault, La politique de la santé au XVIIIe siècle, in Dits et Écrits, Gallimard, Paris, 1994, III, pp. 13-27.. Il faudrait comprendre ce qui empêche le discours juridique de se mesurer à une conceptualité à part entière de la vie, de l’interpréter dans son essence spécifique expansive et non seulement dans ses limites critiques. Lorsque la pensée a tenté de cerner de façon radicale la constitution du droit, ontologiquement liée à la plénitude de la vie, il est apparu une figure gênante, la puissance spinozienne[[Tractatus theologicus politicus, chap. XVI.. Le transfert de cette conception ontologique sur le plan politico-social peut être assez risqué et donner lieu à des applications indésirables, comme le prouve l’histoire du XXe siècle. Mais il peut aussi inciter les catégories juridiques à accomplir un travail jusqu’ici inédit: donner un sens libérateur à la puissance et à l’idée de vie qu’elle exprime.
Peut-être vaut-il mieux que le « domaine de la vie » et celui du droit se rencontrent seulement au moment de décisions critiques au sujet du début et de la fin du vivant[[cf. R. Dworkin, Il dominio della vita, Milano,1994.. Et il est encore possible que cette solution protège davantage une idée de liberté qui, à partir de Kant, regarde avec suspicion la planification du « bien vivre » politique (l’eu zên aristotélicien) et la discipline du bonheur. Mais la position kantienne doit être dépassée par la tâche consistant à penser le droit à une vie entendue comme plein « pouvoir être » des hommes, comme pratique collective constituant le réel. Ici s’ouvre l’espace d’un droit nouveau qui, à l’état actuel, est plus facile à concevoir qu’à articuler dans la réalité. Un droit nouveau a besoin non seulement d’un objet inédit à façonner, mais avant tout d’une manière différente de fonder cette nouvelle demande. Lorsque l’on revendique un nouveau droit à la vie, il n’est pas suffisant de cerner des contenus inédits, mais il faut avant tout s’interroger sur les conditions de naissance d’un droit, ses titulaires (individus et collectivités), ce que signifie réellement l’exercer. Si l’objectif est la constitution d’un nouveau droit à la vie, il faut aussi repenser les formes canoniques expérimentées par les systèmes juridiques occidentaux depuis deux siècles. Le discours tombe inévitablement sur la notion de droit subjectif.
A ce sujet, on assiste à deux phénomènes contradictoires. D’une part, précisément dans le domaine de technologies qui gèrent les frontières de la vie humaine et la qualité biologique des personnes, on remarque la tendance à la multiplication de droits subjectifs[[cf. N. Bobbio, L’età dei diritti, Torino, 1990, pp. G7-86.. C’est un signe d’une volonté toujours plus répandue de protection de la vie et du corps. En partant de l’idée que toute liberté implique aussi une responsabilité, ce désir de nouveaux droits accroît le pouvoir décisionnaire des hommes dans un vaste champ de sujets[[cf. S. Rodotà, Tecnologie e diritti, Bologna, 1995, pp. 151-53.. D’autre part, on voit s’affirmer une ligne scientifique qui semblerait en revanche atténuer l’expansion des demandes individuelles, parce qu’elle voit dans le droit subjectif davantage un mécanisme fonctionnel au système juridique et à la différenciation sociale qu’un instrument de liberté. Selon Luhmann, par exemple, l’idée du sujet comme source du droit et la responsabilité liée à sa position de domination sont dépassées : seule est décisive la complémentarité des attentes à un niveau global, et non la réciprocité des prestations entre les individus[[N. Luhmann, Ausdifferenzierung des Rechts.. Le droit subjectif inaugurerait la modernité juridique et caractériserait notre présent, non parce qu’il répond à un idéal de justice, mais pour son degré élevé d’abstraction et de souplesse dans l’adaptation du droit aux mutations sociales.
Si la réalité décrite par la théorie systémique présente un droit subjectif réduit à un mécanisme technique pour répartir les prestations dans la société complexe, il semble difficile, à travers cette voie, de laisser s’exprimer les besoins définissant la vie. Même le projet d’une revendication s’estompe, à tel point qu’une critique de cette logique systémique au nom d’une justice effective est considérée comme archaïque, car liée à des compositions trop statiques et particulières entre droits et devoirs. Dans un tel contexte, tout le monde se sent davantage désarmé et presque prêt à obéir à la voix monologique d’un surmoi technocratique. Pourtant, si l’on veut réaffirmer l’exigence d’un droit total à la vie, il faut accepter l’évolution du droit subjectif, de son probable « anachronisme » décrit par la théorie systémique. Mais parallèlement, il faut rejeter l’évidence et la nécessité de cette expropriation radicale subie par les hommes. Afin d’articuler concrètement un tel refus, d’autres expressions juridiques de la liberté sont nécessaires, au-delà des modèles classiques désormais dépassés. De ce point de vue, Foucault saisit parfaitement le déplacement de la lutte politique moderne: du niveau du droit à celui de la vie, du sujet des garanties individuelles contre l’arbitraire du souverain aux questions concernant l’homme en tant qu’espèce vivante. Toutefois, il se trompe lorsqu’il sépare la question de la vie de celle du droit[[La volonté de savoir, op. cit., p. 191.. Une réappropriation de la vie en termes de droit est une entreprise entièrement à mener, précisément parce que le discours juridique a affronté ce phénomène historiquement – et il continue à le faire aujourd’hui – d’une façon aussi bien symbolique que partielle dans son rapport extrême avec la mort. II s’agit en revanche de réinventer le rôle antagoniste du droit, vis-à-vis de la rationalité gouvernementale qui a d’une certaine façon objectivé la vie.
Mais il faut motiver un tel choix sans le faire retomber dans une profession de foi juridique, au risque de provoquer l’indifférence vis-à-vis de transformations sociales importantes. L’enjeu se déplace alors sur les caractères et la fonction du droit, considéré non pas de façon abstraite, à partir d’une essence liée à la nature de l’homme mais sur la base des conditions présentes. Une fondation anthropologique du droit, en fait, apparaît de plus en plus fragile, à cause de la métamorphose de son fondement : l’homme en tant que corps biologique et psychique, identité sexuelle, subjectivité unitaire, atome symbolique. Loin de toute illusion d’authenticité, une biopolitique doit donc correspondre à de nouvelles procédures permettant de l’affirmer, ou bien à des formules de protection alternatives au droit subjectif, toujours gênantes pour la doctrine juridique, tels que les « intérêts collectifs et diffusés. » Dans un cadre où les dispositifs de gouvernement sont orientés selon quatre directions – biologie, information, finance et assurance – on voit apparaître le problème de la requalification des formes de vie et de la contribution du droit à la production de nouvelles subjectivités.
Il suffit de repenser à deux exemples courants dans l’actualité. La revendication d’un bien complexe tel que l’environnement ou de la condition transexuelle sont deux cas emblématiques où les attentes des hommes sur le monde de la vie parviennent à inventer les bases réelles pour la mise en forme juridique. Le droit ne protège ici aucune nature originelle, mais il est l’outil de la force créatrice des potentialités sociales. L’abstraction systémique ne peut intervenir qu’en second lieu sur une réalité pourtant issue de la pratique collective, de l’ouverture constituante et non de l’existence normalisée.