La Corse pose problème à la République Française, pour une question pourtant relativement banale en Europe. Pour comprendre, il faut se souvenir de l’histoire de l’île, et de la construction de sa relation de dépendance vis-à-vis du pouvoir central au travers des mécanismes “clanique”. Depuis une génération le mouvement nationaliste a tenté de remettre en cause ce schéma mais, prisonnier de son idéologie, il a échoué tandis que les républicains centralistes français n’ont pas su répondre au déni de justice dont se sentent victimes les corses. Le processus actuel d’autonomie peut entraîner une dynamique positive s’il est mené à bien et ouvrir de nouvelles possibilités de démocratie territoriale, mais il demeure fragile.La production des nations est indissociable de celle d’un imaginaire national. Cet imaginaire est appuyé sur l’existence d’un peuple, rassemblé autour des événements fondateurs, dans un récit qui est un mélange d’histoire et de légende. Ce récit légitime rétrospectivement la constitution du peuple, mais en contournant le stade politique proprement dit, et Rousseau met bien l’accent sur cette difficulté : “Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société”, dit-il au début du Contrat social : la constitution du peuple procède d’un acte et non d’une série d’événements.
Les deux fondements de l’institution nationale
Pour comprendre la nécessité de cet acte, il suffit d’examiner l’état dans lequel se trouve la multitude avant d’être obligée à l’association, état dans lequel “les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état”. Il faut donc s’associer et en venir au contrat, ce contrat constituant le peuple. On sait avec Rousseau pourquoi la multitude a été obligée d’en venir là, et quelle est la solution qu’elle donne au problème, mais on ne sait pas pourquoi le regroupement s’est fait entre tels individus plutôt que tels autres, comment s’est dessinée la frontière qui sépare alors les membres du peuple et les étrangers. Pourquoi, par exemple, il y a un peuple français plutôt qu’un peuple bourguignon, normand, etc… comme si l’on passait directement de l’existence isolée à la formation du corps politique, sans que la répartition, le mode de désignation de ses membres, et donc la séparation d’avec les autres soit évoquée. Elle est pourtant nécessaire. Rousseau affirmait en effet dans un chapitre supprimé du livre I “qu’il n’y a point naturellement de société générale entre les hommes”, ce qui veut dire à la fois qu’il n’y a pas de société mondiale, ni de société particulière, pas de “peuple mondial”, si l’on veut, mais pas de nationalité non plus. L’institution politique est un arrachement à la nature. “Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine. Il faut en un mot qu’il ôte à l’homme ses propres forces pour lui en donner qui lui soient étrangères”[[Rousseau, Du contrat social, livre I chap. VII.
Du récit national au contrat social, on a affaire à deux fondations de la nation. Fonder la nation par un récit qui construit l’imaginaire national, comme le font tous les “prophètes” et autres pères de la nation, c’est faire abstraction du processus politique et des rapports de force qui l’ont progressivement produit. Analyser son institution politique, comme le fait Rousseau, c’est faire abstraction des conditions particulières qui ont amené ces forces à inclure des individus et des groupes, et à en exclure d’autres. Dans les deux cas, une part de l’histoire est révoquée.
C’est pourquoi le mot de “nation” n’apparaît qu’au livre II du Contrat social. La nation dérange parce qu’elle pose à la constitution du corps politique un problème qui semble ne pas être politique. Aussi n’existe-t-elle que de façon accessoire quand on en parle en général, au singulier. C’est un synonyme du corps politique. Il en est autrement dès qu’on passe au pluriel. Les nations se mettent alors mystérieusement à exister de façon autonome. Mais elles posent un problème insoluble. “Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure”[[Ibid.. Car dans ce cas il y a des nations en attente de règles qui puissent les régir, des nations pré-politiques en quelque sorte : groupements culturels et sociaux aux contours vagues puisque non précisés par une législation, mais aux caractéristiques suffisantes, dans la pratique, pour que leurs membres puissent se reconnaître, être reconnus à l’étranger et par l’étranger, et inversement. Pourquoi ces nations sont-elles la base à partir de laquelle les nations politiques vont être fondées ? Telle est la question à laquelle le Contrat ne donne pas la réponse, trop préoccupé des modalités de l’institution politique pour en penser les frontières territoriales et humaines, et pressentant peut-être les difficultés qu’il y a à concilier les deux fondations, difficultés reprises ensuite clairement par Fichte, “Seule la communauté elle-même peut se déclarer elle-même comme communauté : il faudrait donc qu’elle soit communauté avant de l’être, ce qui, dit ainsi, est contradictoire. La contradiction ne peut être levée qu’ainsi : le peuple est déclaré par avance en tant que communauté par la constitution pour un cas déterminé”[[Fichte, Fondement du droit naturel, première partie, 3eme section, chap. III.. Mais qui fait cette déclaration ? On retombe sur le problème posé par les deux fondements de la nation : le passage du groupe pré-politique, parce que dépourvu de souveraineté – appelé nation jusqu’au XVIIIeme siècle, nationalité ensuite – à la nation comme institution politique, n’est jamais clairement pensé.
L’imaginaire national
Fichte, on le sait, deviendra le héraut, voire le prophète de la nation allemande, et passera ainsi d’une réflexion sur la constitution du peuple en général à la production (qui est pour lui la renaissance) de l’authentique esprit national allemand. Dans les fameux Discours à la nation allemande (1808), dans lesquels l’Allemagne est présentée comme la nation, le but est, comme il le dit après avoir raconté une prophétie, de “vivifier les ossements de notre corps national”. C’est qu’une nation, pour exister, a besoin que ses membres aient conscience d’appartenir à une même entité et cette conscience n’étant pas spontanée, il s’agit de la produire. Or pour la produire, il faut disposer du groupe qu’elle pourrait former.
On connaît maintenant[[Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Paris, 1999, ainsi que les études désormais classiques de Benedict Anderson (L’imaginaire national, 1996), Ernest Gellner (Nations et nationalismes, 1989) et Eric Hobsbawn (Nations et nationalismes depuis 1870, 1992). le processus de production des identités nationales qui accomplit ce programme, souvent en accord avec les instructions de Fichte. Il passe par la glorification de faits et personnages passés, par la mise en valeur de qualités spécifiques, par l’encadrement spatial et temporel du territoire et de la vie sociale et, surtout par l’institution d’une langue commune devenue langue nationale[[La langue nationale n’est pas forcément la langue du pays d’origine, ou du moins de la majorité de ses habitants. L’exemple de l’Amérique du Sud le montre suffisamment, mais le même raisonnement peut être tenu, et les défenseurs des minorités ne s’en privent pas, pour un très grand nombre de pays. Elle est d’abord, comme le fait remarquer Benedict Anderson, une langue de tradition écrite s’imposant à toute la partie cultivée de la population et susceptible de devenir la langue du pouvoir et son administration, libres d’utiliser par ailleurs, dans nombre de cas, le dialecte qui leur convient. Le fait que le Roi d’Italie et une partie de son entourage parlent piémontais n’a jamais été un obstacle à l’unité italienne, dans la mesure où tout les écrits publics restaient en italien.. Il passe également par la construction d’une histoire dans laquelle la mémoire nationale s’édifie autour de souvenirs communs, mais également d’oublis assumés. Renan le dit clairement dans Qu’est-ce qu’une nation ?[[Discours prononcé en 1882. : “L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L’investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été les plus bienfaisantes. L’union se fait toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d’une extermination et d’une terreur continuée pendant près d’un siècle”.
Renan exprime ainsi brutalement la hantise de l’histoire nationale. A un moment ou un autre, les tribus, communautés, clans, etc… ont été réunis par la violence et l’ensemble qu’elles forment est le résultat de violences, voire de massacres dans lesquels on pourrait être tentés de retrouver des vainqueurs et des vaincus. Pour éviter que les vaincus aient la mauvaise idée de demander des comptes, mieux vaudrait que ces fâcheux épisodes soient définitivement enfouis, d’autant plus qu’ils ne sont aucunement la restauration d’une unité originelle. Renan refuse cette fiction rassurante. L’Occitanie (qu’il appelle néanmoins “France du sud”, ne pouvant s’empêcher de réintroduire la téléologie) n’était pas indispensable à la France. Au contraire, peut-être. Il n’est pas loin de penser que la défaite de 70 vient de là, que “notre étourderie vient du Midi, et, si la France n’avait pas entraîné le Languedoc et la Provence dans son cercle d’activité, nous serions sérieux, actifs, protestants, parlementaires”. Mais c’est fait et on ne va pas s’en séparer.
Les penseurs qui ont fondé la nation sur la souveraineté du peuple ouvrent donc l’espace politique sans poser le problème de ses frontières. Ce n’est pas seulement une question de géographie. Le XIXeme siècle oscille entre l’histoire et la légende, et les historiens prennent parfois la posture des prophètes pour se faire les instituteurs de l’unité nationale, que ce soit pour les nations constituées ou pour les nations en voie de constitution, c’est-à-dire les “nationalités” désireuses d’obtenir leur reconnaissance. C’est le moment où les folkloristes parcourent les campagnes pour recueillir auprès du peuple “authentique” les coutumes, mœurs, cérémonies, etc. qu’ils vont ensuite diffuser et contribuent à l’invention de la tradition. Ils en tireront les caractères par lesquels un peuple est un peuple, en opposition à la volonté de Rousseau de se placer sur le terrain exclusivement politique.
La réaction nationaliste
Dans cette activité multiple et complexe, dont tous les contours n’ont pas encore été explorés, la figure de l’étranger est évidemment essentielle : il faut qu’on puisse distinguer les nationaux des autres. Elle s’accompagne, dans la formation des nations européennes, de deux autres figures tout aussi importantes : l’inférieur, celui qui n’a pas accès à la nation, ou du moins pas de la même manière, et qu’on va donc pouvoir coloniser sans arrière-pensée, et l’apatride dont l’étrangeté est inquiétante dans la mesure où elle met en cause le caractère national plus qu’elle ne le conforte par la mise en valeur des différences, surtout si l’apatride se veut révolutionnaire. Quant au flux de ces apatrides momentanés que sont les immigrés, on commencera par ne pas les voir avant de s’inquiéter de leur présence déstabilisante : vont-ils s’adapter à la nation, ou la nation s’adapte-t-elle aussi à eux ?
Cette seconde hypothèse n’est pas envisageable dans le cadre nationaliste, car il faudrait admettre que la nation est un processus en devenir, confronté constamment aux mouvements -dans le sens spatial, mais aussi économique et culturel- des populations. Et l’idée de nation n’est pas préparée à cette confrontation avec l’histoire. L’occultation par la légende du processus de production du peuple, processus conflictuel reposant sur un mouvement permanent d’intégration/exclusion rend difficilement pensable de nouvelles étapes en termes non dramatiques, c’est-à-dire sans la crainte que ce processus aboutisse à la disparition de la nation.
Ainsi le nationalisme, qui pourrait désigner le soutien à un processus de formation nationale, comme c’est encore parfois le cas dans l’usage anglo-saxon, prend le sens qu’il a en français à partir de la fin du XIXeme siècle : crispation d’une identité fondée sur une légende nationale privée a priori de tout regard critique, ce regard ne pouvant venir que de la volonté dissolvante de l’étranger. Ce qui amènera la défiance, voire la haine envers cette figure de l’étranger est construite conjointement à la légende nationale à la solidité de laquelle elle contribue à son corps défendant dans les moments difficiles.
L’indépendance, parfois chèrement acquise, des peuples jugés autrefois inférieurs généralise ce processus plus qu’il ne le bouleverse. Le XXeme siècle ne se révèle pas sur ce plan d’une grande originalité. Les peuples colonisés se constituent en nations, en suivant souvent le découpage issu de la colonisation[[Ce qui est dans la logique de formation d’une nation basée, non sur la prétendue composition ethnique de ses habitants, mais sur la volonté du “peuple” fondateur, en l’occurrence, dans la plupart des cas, les élites locales forgées au sein, et dans le cadre de la nation colonisatrice. Voir sur ce point Gellner. sans sortir forcément du schéma de défiance envers l’étranger, que ce soit le voisin, ou les puissances tutélaires contre lesquelles elles retournent la défiance qu’elles avaient subi. De telle sorte que les textes nationalistes sont d’une déconcertante continuité : il est souvent possible, si on supprime noms et dates pour les remplacer par d’autres, de les faire fonctionner de façon tout à fait vraisemblable, dans des contextes et des époques tout à fait différents. Il serait étonnant que certains leaders nationalistes n’aient pas usé du procédé, ce qui est somme toute assez logique puisque la fonction des textes nationalistes – on pourrait dire du texte nationaliste – est d’effacer l’histoire.
Le travail du nationalisme : l’exemple corse
Or, l’histoire s’obstine à exister, même s’il est plus rassurant de se projeter dans un monde immuable. Commençons par une de ces rassurantes projections. A partir des années soixante, un des plus grands succès de bande dessinée, en France puis dans de nombreux autres pays[[Quoique l’intérêt n’ait pas été égal partout, ni pour tous les albums, et qu’il soit très intéressant de chercher à savoir pourquoi., a raconté l’histoire d’un petit village résistant à l’empire, dont les héros (on a bien sûr reconnu Astérix et Obélix) parcourent tout le territoire en y rencontrant chaque fois leurs homologues, unis dans l’opposition commune au pouvoir central et la pérennité de leurs caractères particuliers. Dans leur tour de Gaule, puis dans des contrées plus précises, ce sont autant de nationalités qui nous sont données à voir, synthèse (plus ou moins) bienveillante d’archétypes séculaires ou récents, nos Gaulois sont de bons touristes, nullement dangereux pour le pouvoir dont ils abîment les divisions armées sans jamais les anéantir. Ils respectent d’ailleurs, mine de rien, les normes de l’histoire française.
Tournant en dérision la mondialisation de leur époque, Astérix et Obélix assistent donc au maintien triomphant des particularités locales dans des pays qui ne remettent nullement en cause les frontières politiques. Les Corses y sont fiers et ombrageux mais, pourvu qu’on leur laisse déguster leur portion de Romains et leur célèbre fromage, pourvu que les pirates coulent là comme partout ailleurs, ils n’ont aucune raison de bouleverser l’équilibre géopolitique. Nonobstant l’incontestable talent des auteurs, il n’est sans doute pas abusif de remarquer que ces albums tendent aux Français et aux Européens le miroir caricatural d’un équilibre du local et du global, antithèse exacte de la réalité menaçante d’une dissolution de l’ordre et de l’empire, qui pourrait aboutir à la guerre de tous contre tous et à la dissolution des repères identitaires qui faisaient, suivant le schéma traditionnel de la nostalgie, tout le sel de l’existence.
Autrement dit, il n’y a pas de nationalistes dans la Corse traversée par Astérix et Obélix, ni ailleurs. Il n’y a que des autochtones typiques, comme partout. L’album date de 1973. Deux ans après, les événements d’Aléria[[Rappelons qu’il s’agit de l’occupation d’une cave viticole dont le propriétaire était un rapatrié d’Afrique du Nord par des militants de l’Action Régionaliste Corse (ARC). Deux gendarmes sont tués lors de l’assaut destiné à les déloger. L’année suivante voit la création du FLNC. bouleversent cette image immuable. Le propriétaire de la cave occupée, dont l’installation en Corse vient de la décolonisation, y est de nouveau considéré comme un colonisateur et devient le symbole d’une nation dont les frontières se déplacent vers l’intérieur, entre des nationaux qui jusque là étaient unis, y compris dans le mouvement de colonisation. La notion de “colonialisme intérieur” se répand alors et les vieux thèmes nationalistes reprennent de la vigueur, tournés contre le “centre” : l’enracinement (Volem viure al païs, nous voulons vivre au pays, est le nom d’un mouvement occitan) et le refus de l’étranger (IFF, I Francesi Fora, les Français dehors, est un slogan qui se répand sur les murs de la Corse).
Au moment de cette crise, nul espace politique ne s’ouvre entre une nation française rivée à ses principes et les réactions locales qui commencent à se structurer, appuyées sur un refus de l’exploitation et une affirmation de l’identité. En Corse, cette réaction prend une forme violente, dans une société qui l’admet tacitement, sans pour autant s’y engager de façon massive et explicite, d’où l’étrange équilibre conflictuel des dernières décennies. Des mouvements armés, qui se disent de libération nationale démolissent un grand nombre de bâtiments publics et privés sans pour autant franchir certaines limites, dans une ronde d’affrontement/négociation avec le pouvoir. Ils en viennent à des batailles internes elles aussi violentes, pour la maîtrise de la gestion souterraine du conflit et des profits qu’il peut engendrer. Ce jeu permanent entre factions, ministères, représentants, dont de nombreux fragments sont connus mais dont la connaissance globale s’avère sans doute impossible, à cause du cloisonnement et de l’opacité des protagonistes évite de mettre en cause, d’un côté comme de l’autre, le même principe. L’essentiel est préservé, dans une perspective nationaliste : la nation “dominante” reste officiellement inflexible, et les nationalistes locaux peuvent, de leur côté, se poser en représentants d’une nation opprimée.
Ils y parviennent dans la mesure où “toute une génération y est passée”[[Jean-Michel Rossi, François Santoni, Pour solde de tout compte, Denoël, 2000, p. 27.. Ils échouent dans la mesure où, précisément, elle ne fait que passer, faute de projet politique. La situation est bloquée.
“Il est encore en Europe un pays capable de législation…”[[Le titre reprend la fameuse citation de Rousseau (Contrat social, livre II, chap. X) “Il est encore en Europe un pays capable de législation, c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériterait bien que quelque homme sage lui apprit à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe”..
Avec les accords de Matignon, le problème a rebondi dans la mesure où est apparue, derrière la question corse une question française, et où se sont déchaînés les anathèmes contre des interlocuteurs devenus des deux côtés des dangers pour l’avenir de la nation. Beaucoup de bruit pour rien ? Certainement pas, mais plus de bruit que d’arguments, en tout cas.
La force des enjeux symboliques, tout d’abord, se manifeste bien évidemment dans le problème de la langue. La France on le sait, n’a toujours pas signé la charte européenne des langues minoritaires. La langue de la République est le français. Les langues de France restent des patois, à la rigueur des langues régionales, mais ne sauraient prétendre à une autre reconnaissance. C’est pourquoi la mesure consistant à généraliser l’enseignement du corse dans les écoles de l’île paraît être la première brèche dans l’édifice hégémonique de la langue française car, font remarquer ses adversaires sans avoir forcément tort, il ne sera pas toujours facile de refuser cet enseignement pour son enfant, vu ce que risque d’être la pression sociale ambiante. Il n’en reste pas moins que le “risque” de cet enseignement est largement surévalué. Il s’agit de l’enseignement de la langue, et non pas dans la langue, ce qui serait tout autre chose. Pour que l’enseignement de la langue puisse transformer la société, il faudrait une politique autrement ambitieuse et structurée. La politique linguistique de la Catalogne, par exemple, s’appuie sur une tradition écrite séculaire, renforcée par une législation récente et un appareil administratif et linguistique conséquent. Plus d’une centaine de personnes s’occupent exclusivement de la normalisation et de la diffusion de la langue catalane, dans un pays où les médias écrits de grande diffusion sont cependant encore majoritairement espagnols[[Ce sont les effectifs de la Direction générale de politique linguistique, organe de la Généralité. Voir à ce sujet le numéro de Lengas, revue de sociolinguistique, consacré à la Catalogne (n°35, 1994).. On en est très loin en Corse, où la tradition écrite est beaucoup moins importante, et la fonction de la langue essentiellement dans l’oralité. Pour aller plus loin, il faudrait passer du symbolique au politique et à l’économique, se demander clairement : une langue corse, pour quoi faire ?
Il faudrait donc abandonner le romantisme de la langue du pays et de la langue maternelle, en faire en somme une langue comme les autres : des affaires (écrites, car à l’oral elle l’est déjà), du droit, et envisager sur le plan de l’efficacité ses relations avec les autres langues. Autrement dit, régler un certain nombre de problèmes internes et externes, sans que le gain soit forcément proportionnel à l’énergie dépensée. Rien ne dit que les défenseurs de la langue en aient l’intention, ni même l’envie.
Le refus borné de la reconnaissance symbolique produit donc des défenseurs de la langue, qui restent au niveau symbolique et s’indignent des peurs que provoque leur action, peurs effectivement ridicules. La scène est en place. Le républicaniste s’indigne du démantèlement linguistique que provoquerait la reconnaissance des patois, le nationaliste s’indigne de l’absence de reconnaissance de la langue et on en reste là. Sur le terrain, le recul de la pratique s’accompagne d’une valorisation capable de sauter les générations et de surgir dans des lieux aussi divers, bien qu’également liturgiques, à leur manière, que les stades, les églises ou les salles de concert. Les langues minoritaires poursuivent une histoire tourmentée.
Les peurs liées à la langue se retrouvent au niveau de ce que l’on appelle souvent la dévolution. Si l’on en croit des auteurs qui en ont pourtant l’expérience, la dévolution n’a pas forcément des conséquences fatales : “Le processus de dévolution implique un transfert de pouvoir d’une autorité politique supérieure à une autorité inférieure (…) La dévolution implique la création d’un organe élu subordonné au parlement ; elle vise donc à garder intacte la suprématie du parlement, caractéristique centrale de la constitution britannique. Il faut donc la distinguer du fédéralisme qui entraînerait la division de la souveraineté entre le parlement et les différents organes provinciaux” [[V. Bogdanor, Devolution, Oxford, 1979, p. 2.. La dévolution dont il est question ici est la dévolution écossaise finalement votée au référendum de 1997, qui installe un parlement spécifique aux larges compétences, auprès desquelles les accords de Matignon feraient figure de traité annexe (bien que la question de la langue y joue un rôle mineur). Mais le poids de l’histoire est tout à fait différent. Le système d’enseignement ainsi que le système juridique y sont autonomes, par exemple, depuis le traité d’union de 1707. Que l’Ecosse se sépare un jour de l’Angleterre n’est pas impossible mais ne sera pas favorisé par une dévolution qui peut également être l’une des étapes d’une relation politique prenant en compte la diversité des “nations” dont le royaume uni est constitué[[Pour une mise au point sur cette question, Cf Jacques Le Ruez, L’Ecosse, vieille nation, jeune Etat, ed. Armeline, 2000)..
Le contenu de cette dévolution, en revanche, a été abondamment discuté et exposé, ce qui permet d’envisager ses conséquences politiques, ne serait-ce qu’à travers les positions des différents interlocuteurs. Or avec les accords de Matignon, et comme pour la langue, on a affaire à une opposition frontale, sur les principes, qui évite des questions gênantes pour les deux côtés. Il ne suffit pas de dire, par exemple, que l’assemblée régionale pourra intervenir dans l’aménagement du territoire et modifier la loi littoral, encore faut-il préciser en quoi la situation corse mérite ou exige cette spécificité. S’agit-il de mettre en œuvre des programmes immobiliers propices à une baléarisation explicitement souhaitée par certains ? Les paysages splendides protégés plus efficacement, parfois, par la bombe que par la loi tentent, c’est certain, de nombreux aménageurs. S’agit-il de remettre entre les mains de décideurs locaux une situation impossible à gérer de la capitale ? Après tout, c’est bien une affaire de construction illégale sur le littoral qui a constitué l’obsession du précédent préfet, et la cause de sa chute. Les uns pourraient donc se défausser d’un problème, sur les solutions duquel les autres resteraient silencieux, l’échange rageur à propos des risques de la dévolution, d’un côté, et de ses limites, de l’autre, permettant aux membres du duo de croiser, non le fer mais le bois, en utilisant la langue du même nom, chacun à leur manière, en laissant de côté le débat sur les politiques envisagées.
Il en est de même pour l’histoire. A la légende nationale, désormais bien structurée, mais également étudiée et discutée, répond une légende “nationale-locale” du même ordre, à ceci près qu’elle est formée un siècle après, et qu’elle pourrait tenir compte de toutes les réflexions sur l’invention des identités et les dérives ethniques qui tentent de les masquer. Mais l’adversaire étant fossilisé à souhait, on lui répond avec les ingrédients du nationalisme le plus traditionnel. On reprend ainsi comme emblématique un chant traditionnel sur la bataille de Ponte Novu, disant que les patriotes sont morts “pour défendre la liberté contre les féroces français”, oubliant ou refusant de se souvenir “qu’autant de Corses combattaient de chaque côté”[[Jean-Marie Colombani, Les infortunes de la République, Paris, 2000, p. 56. La bataille de Ponte Novu (Ponte Nuovo en français, si l’on peut dire, puisque le toponyme est clairement italien), en 1769, voit la défaite définitive des troupes de Pascal Paoli, et la fin de l’indépendance. Le fait que beaucoup (sinon autant, ce qui est difficile à vérifier) de Corses se soient trouvés de l’autre côté brouille évidemment la légende et en empêche la version romantique. Le même phénomène se retrouve pour l’Ecosse. Lors de la bataille de Culloden, qui met définitivement fin à tout espoir de restauration d’une monarchie écossaise, “il faut remarquer qu’il y avait à a peu près autant de troupes écossaises dans l’armée de Cumberland que dans le camp jacobite” (Jacques Le Ruez, L’Ecosse, vieille nation, jeune Etat, ed. Armeline, 2000, p. 35).. On parle donc de lutte héroïque du peuple corse, ce que la bataille est aussi, mais pas seulement, et on fournit matière à la raideur républicaniste, outrée de ces simplifications. Appliquant le principe rhénanien de l’oubli à leur avantage les nationalistes corses construisent ainsi une légende conforme aux vieilles recettes. Ils le peuvent d’autant plus que, grâce à leurs adversaires bornés, ils occupent le terrain, l’espace politique dans lequel la légende pourrait être confrontée à l’histoire, l’aménagement du territoire et la politique de la langue discutés n’arrivant pas à s’ouvrir. Les duettistes peuvent entamer leur vieil air nationaliste en oubliant que c’est contre cet air, et non grâce à lui, que les nations ont pu se développer, et que le peuple a pu se constituer dans les mouvements de la multitude constamment tendue entre la prise en compte des affirmations et les replis identitaires.
Quand Rousseau a répondu à l’invitation de Buttafoco à former une constitution pour la Corse, il a vu dans l’indépendance déclarée en 1755[[Pascal Paoli est déclaré Général de la nation. Une constitution est adoptée la même année à Corte. la possibilité d’un authentique gouvernement républicain, mais a abandonné le projet sur un malentendu montrant bien sa méconnaissance des événements du moment. Il a pris en effet pour préjugé du peuple corse ce qui était avant tout la volonté de sa noblesse, à savoir le maintien des titres nobiliaires, alors que sur ce point ses vues n’étaient pas éloignées de Paoli. Il a pourtant rédigé dans l’intervalle un Projet de constitution souvent mentionné, mais de loin. On comprend pourquoi en le lisant. Rousseau veut une Corse coupée du monde, dont le caractère national, qu’il considère dès le début comme un donné, soit encadré par des fêtes et cérémonies inventées, au besoin. Il insiste sur le maintien du caractère rural du pays, considère comme un bien le fait que les villes côtières soient occupées par l’étranger, et désigne Corte comme capitale parce que sa petite taille, jointe aux difficultés de communication, l’empêchera de se développer et de jouer un rôle prédominant. Une Corse rustique, donc, une Suisse en pleine mer dans laquelle l’imaginaire de Rousseau se déploie complètement mais où les Corses contemporains auraient du mal à se retrouver. Nul doute pourtant que cette Corse, si elle avait été réalisée, constituerait maintenant la plus précieuse des destinations pour touristes européens en mal d’exotisme intérieur, joignant à la stupéfiante beauté des paysages la non moins stupéfiante authenticité des autochtones.
Elle ne l’a pas été mais ce projet, que Rousseau savait impossible, a renforcé l’ambiguïté dans laquelle l’île est restée plongée : République égalitaire d’un côté, assortie d’un aménagement rigoureux du territoire, d’un développement concerté basé sur une grande méfiance du littoral en faveur de l’intérieur. Pays fermé de l’autre , dont l’idéal est l’absence de ports et de contacts avec l’extérieur, îlot identitaire jouissant de son bonheur propre. Rousseau qui écrivait dans le Contrat social que l’institution politique doit arracher les citoyens à leur état antérieur demande à son interlocuteur un rapport complet sur l’état de la Corse pour pouvoir s’y appuyer, comme si l’état pré politique était fondamental, mais il ignore l’histoire du pays sur lequel il légifère, se contentant de la légende. La question des fondements de la nation se manifestait déjà à propos de la Corse et, comme deux siècles plus tard, son importance dépassait largement le cadre de l’île.
Si certaines fictions marquent la fin d’une époque, on peut cependant nourrir quelque espoir. Les aventures d’Astérix et d’Obélix en Corse, comme nous l’avons vu, se situent à la veille du développement des mouvements autonomistes. L’enquête corse, de Pétillon, paru en 2000, un des plus grands succès de l’année en bande dessinée, présente une Corse dans laquelle il n’y a, outre le héros central, quasiment que des nationalistes et des gendarmes et policiers. La Corse n’existe que dans leur affrontement. Les Corses sont là pour assister aux explosions et au seul meurtre de l’album[[La vignette qui le montre p. 29 est une belle illustration des stéréotypes. “S’il n’était pas venu travailler ce matin, il serait encore en vie”, dit un des badauds. “Ca fait réfléchir “, rétorque son voisin., et les vacanciers pour se faire racketter et observer de la plage les Canadairs habituels, chacun conservant le costume traditionnel : la cagoule pour les uns, le string pour les autres. On comprend que l’album, qui pourrait sembler féroce, n’ait pas déplu aux nationalistes. Il met en scène une Corse centrée sur eux et montre cruellement l’absence d’espace politique, et public, qui troublerait leur duo avec l’autorité centrale et ses représentants. Cette fiction finalement complaisante reflètera-t-elle encore longtemps la réalité ?