Majeure 9. Philosophie politique des multitudes

Sur quelques vides ontologiques

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L’ontologie de Toni Negri, comme philosophie politique de la multitude, suppose un rapport très particulier entre philosophie et politique, déterminé par la non-différence des deux, tout en refusant de les faire dériver l’une de l’autre, ou de les médiatiser et de les faire fusionner par une tierce nécessité. Elles ne s’unissent là que par l’univocité de la liberté qui enregistre l’indécidabilité politico-philosophique. D’où la difficulté d’en tirer un programme politique, d ‘ « organiser » la multitude comme sujet politique. Mais la notion de vide, concomitante à cette univocité et définie comme la possibilité même de tout changement qualitatif, établit la particularité philosophico-politique de l’ontologie négrienne par rapport
1) au fondement déconstructionniste du politique et de la démocratie, et
2) à l’ontologie d’Alain Badiou.
Loin d’être incapable de donner une politique, le vide de Negri désigne une manière d’agir, « faire et dire en même temps » dans la politique.

1.

Il faut remettre la dialectique sur ses pieds. S’agissant de l’échange de statut entre le « constituant » et le « constitué », nous n’étions pas en effet très loin de ce mot du jeune Marx, quand nous avons dit que chez Foucault lui même le sujet n’est, dans sa résistance, assujetti ni au pouvoir ni par le pouvoir, et que c’est lui, par excellence, qui est le « pouvoir constituant »[[On pourrait dire que l’aventure de Multitudes a été lancée par cette lecture de Foucault. On se réfèrera au numéro 1, dont sont tirées les citations qui suivent. . Dans notre conception du biopouvoir, nous avons en réalité renversé Foucault, tout en envisageant pouvoir et sujet comme « les deux faces d’un même procès », car nous lui avons posé la question de savoir « qui (ou ce qui) dirige le système » et nous lui avons demandé, à lui et aux autres, de « partir sans aucune ambiguïté …de la dynamique des forces et de la liberté des sujets ». Chez nous également, le renversement fait apparaître un parcours circulaire, figure privilégiée de Hegel : « en ce point limite le sujet rentre en lui-même pour y retrouver son principe vital »[[Antonio Negri, Le pouvoir constituant, trad. française, PUF, 1992, p.41.. L’aliénation aurait elle été dissoute, et donc accomplie ?

On en arrive alors à un point de retour, où le processus change de direction : se distribuant en sujet et objet de la politique du pouvoir, ce qui est aliéné se trouve ici instauré comme un vide. C’est le « rapport à soi », autre action et relation circulaire, que nous avons découvert comme le sujet final chez Foucault, au terme du renvoi réciproque du constituant et du constitué. Le cercle produit un vide intérieur, et se transforme en vide. « Le pouvoir constituant se définit par l’émergence hors du tourbillon du vide, de l’abîme de l’absence de déterminations, comme besoin totalement ouvert » (Negri, op. cit., p.21). « La radicalité du principe constituant est absolue. Il vient du vide et constitue toute chose » (p.23). Le pouvoir constituant, en tant que vide, semble empêcher l’accomplissement d’un renversement dialectique, car là où il n’y a rien d’aliénable, il n’y a pas d’aliénation. Ce qui pourtant ne convaincrait pas l’auteur de la Science de la logique, qui écrivait : « Le commencement n’est rien, et doit devenir quelque chose. Le commencement est un néant pur, mais un néant dont quelque chose doit sortir »[[G. W. F. Hegel, Science de la logique, trad. française Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1972-1981, vol. I, p.45..

La chose exige ainsi que soit posée la question de la différence entre ces deux vides infiniment productifs : vide du pouvoir constituant et vide de la dialectique. Il est certainement possible d’opposer l’immanence expressive du premier et la trinité du second, soulignée par Negri : transcendance – souveraineté – représentation. Il n’en reste pas moins qu’à un certain niveau « abstrait » ou métaphysique, et pour parler comme Marx, il y a, dans le dispositif conceptuel de la « multitude », quelque chose comme un « flirt » avec la dialectique hégélienne. Cela atteste-t-il plutôt l’originalité fondamentale ou paradoxale de la « multitude », comme dans le cas de Marx explicité par Althusser et Macherey[[Cf. par exemple Louis Althusser, « Avant-propos » à Gérard Duménil, Le concept de loi économique dans le ”Capital” », reproduit dans Solitude de Machiavel, PUF, 2000, et Pierre Macherey, Hegel ou Spinoza, Maspero, 1979., ou l’indifférence essentielle de la philosophie à la politique, son impuissance propre à nous mener toute seule aux différences politiques, à produire la ligne politique de la multitude ? Mais qu’en est-il alors de la politique, de sa spécificité ou de son altérité par rapport à la philosophie ? Défendre l’autonomie de la politique et refuser de l’emprisonner dans l’ « espace public » ou dans toute autre scène, ces deux exigences sont elles philosophiquement compossibles ?

En affirmant que « la métaphysique est la véritable science politique des Temps modernes »(Negri, op.cit, p. 401), la philosophie de la multitude semble même désireuse d’assumer certaines ambiguïtés politiques, comme si elle voulait ici suivre Spinoza. Une fois réduit à son ossature discursive, le couple Empire/Multitude présente peu de différences avec le couple Empire/Open Society, proposé par George Sorros, grande vedette du global capitalism, pour définir la nouvelle opposition consécutive à la disparition du socialisme réel : l’Empire de Sorros est lui-aussi appelé « machine abstraite », « souveraineté supranationale », etc[[George Sorros, The crisis of global capitalism, Public Affaires, 1998, ch.6.. Empire reconnaît lui-même ces ambiguités comme autant de « symptômes de passage » particulièrement « postmodernes » : la « politique de la différence » comme critique radicale de la modernité et comme idéologie du marché mondial ; la « vérité » et la « Lumière » comme notions conservatrices et comme armes de résistance ; l’entreprise des logiciels comme leader de la postmodernité, etc[[M. Hardt et T. Negri, Empire, Exils, ch.II 4.. On sait que Linux et l’open source apportent aujourd’hui à la Chine une stratégie étatique contre Microsoft et les États Unis (Red Flag Linux !). Tout, ou presque, débouchant sur une aporie, l’indécidabilité philosophique correspond à celle qui touche à la politique, ce qui nous rappelle encore Althusser citant Marx : « Une catégorie est-elle idéaliste ou matérialiste ? Il faut répondre, dans bien des cas, par le mot de Marx ”ça dépend” »[[Louis Althusser, Réponse à John Lewis, Maspero, 1973, p.58..

Mettre à jour une aporie, ce n’est pas pour autant la sanctionner et la fixer en impasse, surtout quand cette philosophie prétend que « pouvoir constituant et pouvoir constitué ne forment pas un cercle vicieux, mais (…) un cercle vertueux »(Negri, op. cit., p.26), et que « ce qui était d’abord un chemin tracé dans le règne de la nécessité, y crée un espace pour un processus de liberté »(p. 41). Cette contingence trouvée dans la nature même d’une philosophie et d’une politique, dans l’implication politique d’une philosophie et dans l’affirmation philosophique d’une politique, tout cela n’est pas le dernier mot : ce n’est que le premier pas effectué dans cet espace où, positivement, il n’y a pas de différence entre « métaphysique » et « science politique ». Dans la mesure où cette indifférence ne constitue qu’un point de départ, il serait présomptueux et vain de soutenir qu’elle débouche finalement sur la « dialectique matérialiste », qui, assurément, ignorait elle aussi la différence de la politique et de la philosophie. Et il serait à la fois trop philosophique et trop politique de conclure à l’aporie lorsqu’une philosophie ne déduit pas d’elle même une politique.
Une telle aporie présuppose parfois une certaine conception de la non-différence de la « métaphysique » et de la « science politique » : une conception réclamant un lien bi-univoque entre deux « domaines », que ce soit par fusion ou par médiation comme dans le cas de la « dialectique matérialiste ». La correspondance des deux « indécidables », reconnue sans aucun doute dans Le pouvoir constituant, est en revanche revendiquée comme un signe de positivité, plus précisément de productivité, et en outre comme une condition « absolue » : mouvement « absolu parce qu’absolument libre de déterminations qui ne soient pas internes à l’action de libération » (p.41). Il y a certainement univocité, mais c’est celle de la liberté dans l’Un, et non pas celle de la nécessité dans le rapport de deux domaines extrinsèques.

Autrement dit, il est pour nous possible et nécessaire d’accepter sans trop de peine cette caractérisation : « insister, au nom de la critique de la rationalité dialectique moderne, sur la différence et la singularité, ne suffit peut-être pas à constituer un programme cohérent pour les luttes à venir »[[Céline Spector, « La multitude ou le peuple ? Réflexions sur une politique de la multiplicité », Critique, n° 645, nov. 2001, p.891., et de partager cette question : « comment un désir immanent, fût-il cristallisé dans une forme manifeste, peut-il réellement ”organiser” la multitude ? », « comment faire advenir la multitude comme sujet politique ? »[[ibid., p.893, 894.. Mais nous ne les prendrons pas comme autant d’indices d’une aporie décisive, nous en ferons plutôt la condition du travail philosophique et politique sur la notion de multitude. Sans confondre la position d’un problème avec sa résolution, nous pouvons lire ces mots à l’envers. Faire éclater la contradiction majeure en processus singuliers ne donne pas, toute « politique » qu’en soit la conséquence, une politique comme dérivée de la réflexion philosophique, mais seulement une condition nécessaire pour que la politique de la multitude trace des lignes de démarcation dans le plan d’immanence identique à l’ensemble de ces processus. Si formellement ou logiquement ambiguë et indécidable soit elle, la politique multiple fait sienne la fluctuation logique pour donner « une nouvelle circonscription de l’intolérable »[[Cf. la définition d’« un événement politique » deleuzien donnée par François Zourabichvili dans son « Deleuze et possible ( de l’involontarisme en politique ) », in Gilles Deleuze. Une vie philosophique, éd. par Éric Alliez, Institut Synthélabo / PUF, 1998, p.341., c’est-à-dire une manière consistante de transformer/créer notre perception. Tel est le volontarisme né de l’univocité de la liberté, qui refuse de faire la distinction entre catégorie « métaphysique » et notion « politique » : ignorant le principe logique de non-contradiction au nom de la liberté politique, il est « libre de déterminations qui ne soient pas internes à l’action de libération ».

2.

On voit déjà apparaître une première ligne de démarcation. La politique de la multitude admet en effet volontiers une proposition souvent contestée : « tout est politique ». C’est Hannah Arendt qui, dans On revolution, l’a taxée la première de « totalitarisme », à partir de sa thèse des « deux révolutions » appuyée sur une distinction stricte du politique et du social : l’ « espace public de liberté » que la révolution politique produit, la révolution sociale le détruit en subordonnant le politique au social, lequel, en absorbant le politique et en se confondant avec lui, commence à tourner dans le vide d’une recherche de liberté toujours plus aveugle. Il n’est pas difficile d’entendre un écho d’une telle accusation dans ce jugement porté aujourd’hui sur l’ontologie negrienne : « la politique n’est plus distinguée du social qu’elle habite, elle ne peut être instituée que comme l’universalité des rapports sociaux de coopération : le citoyen s’identifie au travailleur vivant »[[Céline Spector, op.cit., p. 889.. Et il n’est pas inutile de rappeler qu’au début des années 80 Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont encadré les activités du Centre de recherches philosophiques sur le politique par un questionnement sur le « phénomène totalitaire », alors identifié à la surenchère du politique : « l’accomplissement sans reste du politique, c’est-à-dire le règne sans partage du politique (l’exclusion, comme dit Hannah Arendt, de tout autre domaine de référence, le ”tout est politique” qui domine à peu près universellement aujourd’hui) et, dans ce règne ou sous cette domination, l’accomplissement du philosophique »[[Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, « Le retrait du politique », in Le retrait du politique, Galilée, 1983, p.188.. L’entreprise du Centre consistait bien évidemment à affirmer et défendre la spécificité du politique contre ce « tout est politique », tout en reconnaissant (et dans le cadre de) la thèse derridienne ou heideggerienne de la « co-appartenance essentielle du philosophique et du politique »[[Jacques Derrida, « Les Fins de l’homme » in Marges de la philosophie, Minuit, 1972..

Comment ces deux philosophes procèdent ils pour nier et approuver en même temps cette co-appartenance, c’est-à-dire pour défendre à la fois la « liberté » d’Hannah Arendt, principalement issue d’une idée kantienne, et donc morale, de la politique, et l’« être » de Heidegger qui rapproche la politique de la technique à travers leur essence comme « Gestell » (arraisonnement) ? Disons, pour simplifier, qu’ils renversent le « gestellen » (arraisonner, apporter), transformé en un « se retirer » : la polis d’Hannah Arendt se manifeste comme « la souveraineté qui n’a jamais eu lieu, et dont le lieu ”à venir” reste pour cette raison énigmatique ou à la limite inappropriable »(p.194). Interprétation relayée par Claude Lefort dans sa qualification de la démocratie comme « lieu vide » qui « accueille et préserve l’indétermination »[[Claude Lefort, « La question de la démocratie » in Le retrait du politique, p.80 et p.82.. Le politique se trouve ainsi dans un non-lieu : « le politique s’articule sans doute comme un ”retrait” essentiel ou selon un ”retrait” essentiel, qui est peut-être le retrait de l’unité, de la totalité et de la manifestation effective de la communauté » (p.195). D’où vient la définition même du politique : « c’est bien du retrait du politique que surgit le politique ”lui-même”, sa question ou son exigence »(p.195) : définition qui donne au politique un caractère « inéluctablement philosophique » (p.195), philosophique parce qu’il nie le fondement philosophique du politique par son mouvement d’inversion du « gestellen », mouvement « essentiellement » philosophique. Ce « retrait » apporte à la politique la clôture comme son domaine propre: elle est installée là où surgit le retrait, en tant que place vide, comme la démocratie de Lefort, vers quoi le politique se retire : la politique est un vide réifié du retrait qui reste lui-même un vide par son « non-lieu ». Mais n’est-ce pas une façon de conserver le « tout est politique » ? Car la délimitation du politique comme retrait qui n’a pas de lieu rend possible la politique en tout point du Tout à partir duquel, contre lequel surgit le retrait : la politique et le Tout adviennent en même temps par un geste de retrait, et il n’y a rien qui puisse désigner par avance où se passe le retrait. La politique, constituée par le retrait du politique, délimitée par lui, tourne, en ce qui concerne sa place ou sa position, dans le vide d’une tautologie atemporelle. Voilà une alternative (anti)souverainiste : ou bien la totalité/souveraineté/ communauté, ou bien son absence.

La ligne de démarcation est précisément tracée dans la notion de vide. La déconstruction d’Arendt par Heidegger ou de Heidegger par Arendt, ou la conciliation déconstructive des deux, séquestre le vide dans une réitération immédiate (« le politique surgit du retrait du politique » : simultanéité de l’apparition et de la disparition), et impose à la politique un va-et-vient instantané entre la totalité et son absence, entre la démocratie et son impossibilité, entre la souveraineté contractualiste et celle de Bataille, etc. Ce qui est entre autres mis en question, c’est un « totalitarisme inédit » procédant de la « dissolution de la transcendance, qui vient dès lors imprégner toutes les sphères de la vie sans plus aucune altérité »(p.192). Aussi ne pourra-t-on désormais, parlant de la multitude, que « suggérer qu’entre l’antifascisme des multitudes majoritaires et celui des multitudes minoritaires règne une sorte d’antinomie de la raison pratique »[[Étienne Balibar, « Trois concepts de la politique » in La crainte des masses, Galilée, 1997, p.52. : prison de l’antinomie, dans laquelle serait submergée toute ligne de démarcation. De fait, l’auteur du Pouvoir constituant reconnaît chez Arendt ce concept même : « L’absence, le vide, le désir sont le moteur de la dynamique politique de la démocratie en tant que telle … Hannah Arendt avait bien compris cette vérité du pouvoir constituant » (p.21). Il fait sienne une formule d’Arendt : « La coïncidence de l’idée de liberté et de celle d’un ”nouveau commencement” ou avènement est donc capital pour toute compréhension de la révolution moderne. » (p.22)

« L’ambiguïté du commencement, de l’enracinement absolu (ambiguïté qui se rattache à l’acception heideggerienne de l’être et à l’alternative constitutive de la liberté qui en découle) est résolue en réalité par Hannah Arendt en termes formels, selon les préceptes d’un idéalisme satisfait de trouver sa contrepartie dans les institutions elles-mêmes… L’émancipation politique, au lieu d’être un commencement ontologique, devient ici un héritage herméneutique. » (p.25, nous soulignons). Arendt a résolu l’ambiguïté en termes formels, et donc traité la Constitutio libertatis, qui aurait dû soulever les « problèmes théoriques » de la définition du pouvoir constituant, tout simplement comme un « épisode historique de la constitution américaine »(pp. 25-26). C’est qu’elle a laissé les « problèmes théoriques » formellement insolubles ; ce faisant, elle a créé un problème formel et impossible : la relation du pouvoir constituant et du pouvoir constitué comme formant un cercle vicieux. Formellement, la différence du pouvoir constituant et de son « fantôme » est indiscernable. La ligne de démarcation doit alors être tracée entre Forme et Matière du vide. Mais la différence Forme/Matière, en quoi consiste-t-elle pour l’ontologie de la multitude ? Où est donc le matérialisme du pouvoir constituant ? A première vue, la réponse de Negri est tout à fait déconcertante, car son invocation du « réel » ressemble fort à celle de l’ « épisode historique » : « A ce qu’il me semble, cette figure formelle [du sujet/pouvoir constituant doit maintenant être confrontée avec le réel, avec l’histoire des sujets et des constitutions, avec la vie et la politique. » (p. 44) Tant qu’il s’agit d’une dichotomie, ce réel semble bien renvoyer à l’histoire, singulière et contingente, et être récupéré dans la possibilité/impossibilité formelle du pouvoir constituant. La phrase suivante ne dirait alors rien d’autre que l’indifférence de la Forme et de la Matière : « La temporalité marxienne constitue la clé grâce à laquelle un sujet formellement disposé à l’adéquation avec une procédure devient matériellement capable de s’insérer dans ce processus et de se définir comme pouvoir constituant. » (p. 45, nous soulignons) Mais le problème est rapporté à la manière d’être du temps.

« Ceci étant dit, deux ligne divergentes s’ouvrent devant nous : soit que, d’un côté, la temporalité soit reconduite à l’être et confondue avec lui, vidée des étants qui la constituent et ainsi réduite à une représentation mystique – en bref enracinée nécessairement dans un ”principe très ferme” qui est la relation de l’être à lui-même ; soit que, de l’autre côté, la temporalité s’enracine dans la capacité de production de l’homme, dans l’ontologie de son devenir – temporalité ouverte, absolument constitutive, qui ne révèle pas l’être mais produit les étants. » (p.44) Ouverture ou fermeture, la différence en question est ainsi définie en termes formels : la modalité matérielle ou matérialiste du temps n’est définissable que formellement. Ou plutôt, la mise en question d’une différence fonctionne ici de telle manière qu’elle produit une autre différence. Alors que la « relation » contenue dans le temps est en voie d’évacuation des contenus, se dirige vers le vide comme forme pure, la « production » ne fait autre chose qu’exiger la production : par cette fonction auto-référentielle, le vide assure ici la possibilité de la production – production de nouvelles déterminations, de nouveaux concepts et/ou de réalités nouvelles ; le vide n’existe que comme possibilité et capacité de changement immanentes au mouvement changeant. Il appartient au moment de débordement d’un état, à la transitivité de cet état : la matière peut être expliquée dans la mesure où nous réalisons la production. Identifiée à l’innovation, l’explication s’implique elle-même dans une « procédure absolue ». Voilà une version negrienne du parallélisme spinoziste, qui s’oppose au vide de l’être heideggérien.

3.

Force est alors de le constater : sur la pensée de l’essence du politique comme retrait, nous partageons cette assertion d’Alain Badiou : « la difficulté du philosophème politique est de découvrir qu’il n’y a nulle transitivité entre l’essence du lien social communautaire et sa représentation souveraine. Le politique erre entre la société civile et l’État. »[[Alain Badiou, Peut-on penser la politique ?, Seuil, 1985, p.15. Lorsqu’elle découvre l’essence du politique dans son retrait même, la pensée se faufile dans le vide, dans l’écart quasi nul entre d’une part l’événement singulier ou le principe « (im)possible » (révolution, communauté), et de l’autre la répétition de la gestion étatique ou de sa puissance représentative. Et la pensée fait en réalité advenir une politique qui accepte le « tout est politique » : « c’est délivrance de la politique dont la mobilité … s’est trouvée asservie philosophiquement à l’essentialité reconstituée du politique » (op. cit., p.11). La ligne de démarcation que nous avons tracée dans le vide nous amène du côté de Badiou. Et, en deçà de cette ligne, la « logique de séparation » extraite par Negri de la distinction marxienne des « deux processus de circulation »[[Antonio Negri, Marx au-delà de Marx, trad. française Christian Bourgois, 1979, Leçon 7., doit trouver une similitude frappante entre ses positions et cette affirmation du théoricien du maoïsme français : « la classe ouvrière est à la fois une pièce interne de la société capitaliste et une force hétérogène à cette société, au point de ne véhiculer essentiellement que sa destruction»[[Alain Badiou et al., Le noyau rationnel de la dialectique hégélienne, Maspero, 1978, p.39.. Car la logique de l’autonomie prétendait que sa particularité comme théorie marxiste tenait avant tout à sa conception des modalités de la révolution : « la scission s’opère à l’intérieur du procès »[[Marx au-delà de Marx, p.251.. Et nous savons par ailleurs que le dispositif théorique de la multitude est composé de pièces qui portent le même nom que celles de Badiou : vide, sujet, multiple et indécidabilité qui hante l’immanence ontologique. Où pouvons nous donc tracer une deuxième ligne de démarcation ?

Les accusations de Badiou sur la fiction du politique proviennent de son programme global, qui tente de défaire (« désuturer ») le lien entre philosophie et politique[[Voir surtout son « Philosophie et politique » in Conditions, Seuil, 1992.. C’est à partir de ce programme, pour rompre à jamais avec le « diamat » stalinien, qu’il rejette la mise en concept du politique, et demande : « comment se fait-il que la politique, pour Deleuze, ne soit pas une pensée autonome, une coupe singulière dans le chaos, à la différence de l’art, de la science et de la philosophie ? »[[Alain Badiou, « Un, multiple, multiplicité(s) », Multitudes, numéro 1, p.196. La distance semble aller de soi avec une ontologie où règne la non-différence positive de la métaphysique et de la politique, mais elle ne constitue pas la moindre ligne de démarcation avant que ne soit installé le terrain où tracer cette ligne : une différence en tant que telle ne peut produire aucun différend, ce qui peut rendre compossibles deux systèmes de pensée différents.
Chez Badiou, la politique est à la philosophie ce que le sujet est à la « procédure générique », éclairée par la théorie mathématique des ensembles assimilée à l’ontologie[[Voir surtout son « Introduction » à L’être et l’événement, Seuil, 1988.. La politique garde son altérité par rapport à la philosophie, de même que la théorie du sujet ne peut pas être absorbée dans l’ontologie. Dans la mesure où, en dehors de l’univocité de la liberté, l’ontologie negrienne ne suppose aucun rapport entre philosophie et politique, et surtout pas de lien bi-univoque, l’altérité de la politique et de la philosophie ne constitue pas forcément un terrain de mésentente entre les deux ontologies : l’univocité n’annule pas l’altérité, et vice versa. Par contre, le sujet qui ne cesse d’affirmer son extériorité, quelle qu’elle soit, par rapport à la « procédure absolue », ne peut pas s’appeler multitude, même s’il est par nature politique et souterrainement collectif. L’absoluité de la procédure nous incite nécessairement à mettre en question l’essence « générique » de la procédure de Badiou et le statut ontologique du sujet dans cette généralité.

Deux choses sont alors à remarquer. Premièrement, on le sait, c’est la mathématique comme science préphilosophique (historiquement et théoriquement) de l’être « en-tant-qu’être », qui constitue l’ontologie pour Badiou : science de l’être avant toute qualité, toute détermination vitale. Ce que fait la philosophie (de Platon et de Badiou), c’est tout simplement dire ce que fait la mathématique, identifiée à l’ontologie : « le working mathématician…est ”un ontologue sans le savoir” » (pp.19-20). La mathématique moderne refondée par Cantor ne connaît, comme nombres, que 0, 1 et Multiple : les autres ne sont que secondaires ou dérivés (constitués) de ces trois par une même procédure. Essentiellement, il n’y a pas de Deux, et donc pas de place pour le conflit, l’opposition, la contradiction, etc., qualités traditionnellement attribués à ce nombre. 0 et 1 ne sont pas opposés, comme le néant vide et l’être plein, car l’être, c’est le multiple pur qui se compte pour Un, et le multiple pur, « inconsistant » par sa nature (puissance de devenir n’importe quel nombre !), ne désigne que le « rien de compte » (compter suppose ce qui consiste) et donc constitue l’ensemble vide. Voilà obtenue une égalité emblématique de l’ontologie badiousienne : être = multiple pur = vide, qui ignore toute opposition et toute médiation. L’Un est immédiatement multiple et vide !, formule qu’il ne serait pas du tout étrange de trouver dans les essais de Toni Negri.
Deuxièmement, la théorie du sujet de Badiou, tout en étant intégrée, surtout après L’être et l’événement, à sa philosophie comme métaontologie, a pour objet « ce qui n’est pas l’être en tant qu’être », à savoir l’événement et le sujet, et a en réalité d’abord été posée comme lacanienne, c’est-à-dire inscrite dans une « topologie » singulière, sans dépendre de la notion algébrique d’ensemble. C’est par l’initiative de la philosophie que les deux « mathèmes » (ontologie du multiple et topologie) sont synthétisés. Derrière l’intitulé « Sur l’intérieur et l’extérieur. La topologie hégélienne »[[Le noyau rationnel de la dialectique hégélienne, pp.38-40., sa théorie du sujet de 1978 ne reposait au fond que sur deux éléments conceptuels : ruban de Möbius et coupure. « La vérité de l’Un [chez Hegel est, mais ne peut être dite en entier, puisque l’entier existe en tout point comme l’acte d’une partition, d’un Deux. Cette voie est suivie par Lacan (mais déjà par Mallarmé), dans l’usage qu’il fait des surfaces non orientables, comme le ruban de Möbius. Dans sa torsion globale, le ruban n’admet pas de distinction entre l’extérieur et l’intérieur… Pour que le Tout rematérialise la scission intérieur/extérieur, il faut couper le ruban. On sait que pour Lacan cette coupure est ce dont procède le Sujet : un Sujet est l’acte situé entre l’Un du tout et son effet d’ordination Dedans/Dehors. ”Un” Sujet est le défait d’une torsion » (pp.38-39).

Simple et claire définition du sujet, et de la corrélation entre Un, vérité et sujet. Enrichie désormais par la théorie, logique et linguistique, du nom propre, qui a servi à l’articuler à l’ontologie, cette théorie du sujet ne semble toujours pas modifiée ou écartée de son « origine » topologique. Disons donc qu’il y a, chez Badiou, deux « mathématiques » irréductibles l’une à l’autre, dont une seule est ontologique : celle de l’Un-Multiple, et celle de l’Un-Deux, et que la synthèse des deux tient à la philosophie. Que les mathématiques-en-tant-que-mathématiques ne puissent pas être unifiées mathématiquement, c’est la conclusion de la mathématique moderne (cf. Gödel), à laquelle Alain Badiou est incontestablement fidèle. C’est qu’en tout état de cause, le statut ontologique du sujet de Badiou n’est pas assuré par l’ontologie mais seulement par laphilosophie. Échec de la synthèse ? Car, si le projet de Badiou consiste à créer une philosophie comme métaontologie, le « méta» exige que cette philosophie soit une ontologie (comme la métalangue doit demeurer une langue), et dans ce cas l’identité de l’ontologie et de la théorie des ensembles empêche de donner au sujet un statut dans cette philosophie. Ou alors, parlant de la philosophie, Badiou ne ferait-il pas, en réalité, autre chose que se contenter de dire ce que fait « le working mathématicien » : n’ajouterait il pas quelque chose comme sa philosophie ?

Sur la base de l’ontologie, la « désuturation » – tentative pour défaire le ravaudage – de la philosophie et de la politique est une opération douteuse, aussi longtemps que le sujet, politique par sa nature même chez Badiou, est articulé par la philosophie à l’ontologie. Et l’essence topologique du sujet, irréductible à l’ontologie et conservant son extériorité, conduit Badiou, à travers le jeu de l’Un-Deux /Dedans-Dehors, à se rapprocher du vide de l’être heideggerien. En effet le ruban de Möbius, réalisant une indécidabilité de l’extérieur et de l’intérieur, ne permet nulle transitivité entre l’essence interne (lien communautaire) et le phénomène externe (représentation souveraine), et il emprisonne en même temps tout le mouvement dans sa torsion, avant qu’il ne soit coupé par le Sujet. Mais, précisément, ce n’est pas le sujet qui coupe, c’est la coupure qui fait naître le Sujet comme la scission même : le Sujet n’est que l’existence ou la matérialisation de la coupure : « un Sujet est l’acte situé entre l’Un du tout et son effet d’ordination Dedans/Dehors. Un Sujet est le défait d’une torsion ». Même s’il n’y a pas de Sujet dans le vide de l’être, dans le processus circulaire et tordu, sauf au titre de la totalité ou de l’unité du processus, il est au bord de ce vide. Sur ce point Badiou (ou Lacan) entretient un rapport décidément ambigu avec Heidegger.

S’il en est ainsi, nous pouvons dire que la deuxième ligne de démarcation se trouve elle aussi tracée dans la conception du vide. Comme être-là de la coupure, le Sujet de Badiou est vide, même si la coupure est mise en procès et que le vide ne constitue donc pas un point particulier : puisque là où travaille la logique du Deux ou la topologie, « entre les deux, il n’y a que le vide » (L’être et l’événement, p. 230), et que là où il y a la subjectivation, elle est « dans la forme du Deux »(p. 430), la naissance du sujet est « occurrence du vide » (p. 431). Et par ce vide, le Sujet se relie enfin à l’être-en-tant-qu’être, c’est-à-dire au Multiple pur. Non parce que l’étant topologique et consistant et l’être ontologique et inconsistant ont tous les deux le même nom, celui de vide, mais parce que, selon Badiou, « le vide est le nom propre de l’être » (p. 72) et « la subjectivation est le nom propre en situation de ce nom propre général » (p. 431). Le sujet, dit « qualifié » par Badiou (« tout sujet est qualifié », p. 430), restaure enfin son lien avec le Multiple pur existant avant toute qualité, par ce vide qu’est le nom propre en tant que qualité nulle ou indication pure. Sous la subtilité technique, la synthèse philosophique des deux « mathèmes » est opérée, à travers une disqualification où se manifeste la particularité du vide badiousien. Sous la forme d’une négation, Badiou introduit le « qualitatif » au centre de sa philosophie ; dans la scission d’où procède le sujet qui est singulier et qualitatif, il en arrive à trouver en outre une scission entre le qualitatif singulier et l’ontologique générique : « la scission subjectivante entre le nom d’un événement… et la mise en route d’une procédure générique » (p. 431).

On peut dire encore que c’est l’équivocité du vide qui dote la machine mathématico-philosophique de Badiou d’une unité : vide algébrique, vide topologique et vide du nom propre. Pas de place ici pour le vide qualitatif que nous avons trouvé immanent au mouvement changeant, à la transitivité d’un état. Est-ce la raison pour laquelle Badiou a été obligé de dire qu’il y a chez Spinoza forclusion du vide ? « Spinoza est la tentative ontologique la plus radicale jamais entreprise pour identifier structure et métastructure, pour assigner l’effet-d’un directement à l’état, pour in-distinguer appartenance et inclusion. On comprend du même coup que c’est par excellence la philosophie qui forclôt le vide. »(p.130). On connaît bien sûr la polémique de Spinoza contre le vide : « il n’y a pas de vide dans la Nature…, mais toutes les parties doivent convenir entre elles de façon qu’il n’y en ait pas» (Éthique I, 15, Scolie). Le procès constitutif est chez Spinoza un procès de remplissement du plein, de construction d’une gratuité pleine de l’être. L’horizon de l’être est donc plein. Mais ce n’est pas « parce que l’horizon serait un bord au-delà duquel, mystiquement, s’ouvrirait l’abîme, mais parce que l’horizon est la limite pleine sur laquelle la ”cupiditas” – comme synthèse humaine du ”conatus” physique et de la ”potentia” de l’âme – exerce sa transgression de l’existant – et par là construit un nouveau plein, expose métaphysiquement la puissance de l’être et la fixe sur l’actualité de la tension constructive de la ”cupiditas”. »[[Antonio Negri, L’anomalie sauvage, trad. française, PUF, 1982, pp.248-249. C’est qu’il n’y a pas ici d’alternance entre le plein et le vide, comme entre Dedans plein et Dehors vide du monde, et que le plein spinozien peut sans la moindre altération être traduit en termes de vide du kairòs, moment présent et juste : « Il s’agit d’un présent, mais d’un présent singulier et ouvert. Singulier dans la décision qu’il exprime à propos du vide sur lequel il s’ouvre. Kairòs est la modalité du temps à travers laquelle l’être s’ouvre, attiré par le vide qui est à la limite du temps, et décide ainsi de remplir ce vide. »[[Antonio Negri, Kairòs, Alma Venus, multitude, trad.française, Calmann-Lévy, 2001, pp.19-20. : « Kairòs est la puissance de voir la plénitude de la temporalité au moment où celle-ci s’ouvre sur le vide de l’être, et de saisir cette ouverture en tant qu’innovation »(op.cit., pp. 29-30).
L’unité philosophique donnée par l’articulation des trois vides fait face à un vide indiscernable d’avec le plein, ou composant le « Même » avec lui, dans un tel débordement de qualités physiques et vitales que Spinoza l’a pu nommer cupiditas. À propos de la politique et du sujet, la première nous enseigne aujourd’hui un statut très particulier : celui de la « rareté » – « la politique est rare » et « le sujet est rare »[[Cf. L’être et l’événement, « 35. Théorie du sujet », et Conditions, « Philosophie et politique ».. Séparés d’un plan ontologique et donc tout puissant, la politique et le sujet abritent dans ce statut une puissance qui apparaît si faible depuis les années 80 qu’elle semble attester l’avènement du retrait du politique : en fait, quand la « rareté » constitue l’essence commune de la politique et du sujet, leur faiblesse phénoménale, au double sens du terme, ne mérite pas d’être déplorée. Mais nous devrons dire alors que l’effet politique de la détermination de la politique, la « rareté », présente peu de différence avec celui de la détermination du politique, le « retrait » : un appel à la résistance intellectuelle contre une seule et même faiblesse – le retrait attestant la faiblesse politique du sujet. Mais, avant tout cela, nous pouvons poser une question : la « rareté » constitue-t-elle vraiment une pièce indispensable à la totalité philosophique de Badiou ; a-t-elle une nécessité dans l’unité philosophique de Badiou ? Car, dans son petit essai de 1978, entre la « topologie » (qui concerne le sujet, la politique et leur consistance ) et l’« algèbre » ( à lire comme « ontologie » ), il y avait au moins trois choix égaux en droit. « L’antagonisme politique fait surgir un principe de consistance radicalement hétérogène à l’algèbre qui le sous-tend. / L’être (…) se dit de deux façons, donc de trois. (…) / 1. Le primat de la cause sur la consistance (de l’algèbre sur la topologie)… / 2. L’équilibre de la cause et de la consistance… / 3. Le primat de la consistance sur la cause. »[[Alain Badiou, Théorie du sujet, Seuil, 1982, pp.253-255. La « rareté » ne serait compatible qu’avec le 1, dans la mesure où la politique et le sujet sont « rares » par rapport au « toujours » de la puissance ontologique.

Faisant ainsi acte de particularité politico-philosophique par son vide unique, la « procédure absolue » doit assumer une impossibilité propre à ce vide : sa puissance constitutive, tant qu’elle ne détermine rien que la possibilité infinie de l’innovation, ne peut pas se réaliser avant qu’elle ne produise une nouvelle chose, avant qu’elle ne constitue en fait un nouvel état; elle ne peut être démontrée que par ce qu’elle constitue, comme le Dieu de Spinoza démontre sa toute puissance non par le fait qu’il a créé le monde au passé, mais par ceci qu’il ne cesse de le produire à nouveau. Puisque pour dire ce qui est possible, il faut en même temps faire ce possible, nous somme dans le parallélisme spinozien : une impossibilité s’étant ainsi transformée en un processus où le subjectif et l’objectif sont posés face à face, nous avons une question nouvelle : comment décrire en général ce processus ? Cela étant dit, on pourrait considérer que les travaux de Toni Negri ne se contentent pas de tout mettre dans les mains de la « pratique » spontanée (pratique du dire, pratique du faire), mais qu’ils disent en fait quelque chose. Son Marx au-delà de Marx a réussi à le préciser : le subjectif et l’objectif ne sont pas destinés à l’opposition dialectique, ni donc à la médiation, ils peuvent former deux logiques hétérogènes. Chez Marx, l’objectif est objectif parce qu’il extrait et objective un « moyen terme » à partir des deux termes, ce qui lui fait suivre le chemin de la médiation (c’est l’objectif comme moyen terme qui crée et médiatise en même temps l’opposition), mais le subjectif, ne connaissant qu’une « immédiateté », conduit tout rapport à une « crise » où les composantes du rapport commencent à se séparer, parce qu’elles ne sont jamais médiatisées, ce qui rend le subjectif lui-même indépendant et autonome par rapport à l’objectif, et lui permet de « se constituer ». Accroissant leur distance, le subjectif et l’objectif suivent leur chemin en parallèle : tel est le processus repéré par Negri dans les deux « formes de circulation » des Grundrisse. On s’aperçoit ici qu’une autre « immédiateté » est née dans le processus : outre son non-rapport à l’objectif, le subjectif incarne une immédiateté de séparation et de constitution. Et, sur la question de la constitution, L’anomalie sauvage avait distingué deux mouvements : le développement spontané des forces (constitution des modes par la substance) et l’intervention de l’imagination (constitution de nos corps et âmes par l’affect) – avec entre les deux un rapport d’« immédiateté ». Chez Negri, l’immédiateté ne cesse de se diviser en deux dans le processus, ou encore le processus produit des immédiatetés qui désignent toutes le vide de l’« entre ». Si la dialectique a impliqué une politique, celle de la construction du Parti, n’y a-t-il pas là une autre politique ? Une politique capable au moins, comme méthode, de conduire notre « procédure » : là où existe une constitutio, produire une immédiateté.