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Syndicalisme “en crise” et quasi grève générale

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Un paradoxe mérite attention : le syndicalisme répertorié comme le plus malade de l’Europe, depuis une quinzaine d’années[[René Mouriaux : Le syndicalisme face à la crise, Repères, La Découverte, 1986, 128 p. Geneviève Bibes et René Mouriaux (dir.) : Les syndicats européens à l’épreuve, Presses de la Fondation des sciences politiques, 1990, 292 p. L’ouvrage est issu d’un colloque organisé par l’Association française dr science politique (AFSP) en mars 1989: “La crise du syndicalisme en Europe occidentale”., a vécu une grande période de grèves, de manifestations, une quasi grève générale à certains moments, pendant près d’un mois. Les appels à l’action avaient une origine intersyndicale, aucune “coordination” ni d’autres structures de démocratie directe de base n’ont contesté la légitimité des organisations syndicales, qui souvent ont, pour leur part, joué la carte d’une démocratie respectueuse des assemblées générales, du moins à la base.
Ce phénomène contredit quelques visions simplistes sur le déclin du syndicalisme français. Mais il n’autorise pas, pour autant, à proclamer tout simplement le “retour des syndicats”, ni même le “retour de la lutte de classe”. Si cette réaffirmation de cadres d’action collective professionnelle et interprofessionnelle paraît indéniable, pourquoi la réduire par avance à la simple répétition des références antérieurement perçues comme “naturelles” ? L’un des enjeux majeurs des actions collectives de la fin 1995 réside dans la redéfinition d’un rapport à la politique, dans le besoin d’une articulation effective entre diverses couches de salariés, plus ou moins actives dans cette phase de lutte ; comme d’un rapport entre ce “mouvement ouvrier”, aux prises avec sa redéfinition, et par ailleurs les étudiants et leurs positions partiellement en décalage. La “crise du syndicalisme”, cependant, doit elle-même être réexaminée à la lumière des événements récents.
Pour préciser l’état des syndicats à la veille des semaines de mobilisation de l’automne 1995, et ainsi lever un coin du voile sur la dynamique unitaire et syndicale qui s’est exprimée, il nous faut distinguer les diverses dimensions de la réalité syndicale. N’oublions pas, par exemple, que le taux moyen de syndicalisation dans la métallurgie est de 5 % environ, avec des déserts syndicaux dans nombre de P.M.E. ; chiffre à comparer avec le taux de 9 %, moyenne nationale interprofessionnelle, qui n’exclue pas des 20 et plus dans la Fonction publique et le secteur public.
Quelques évidences, amplement répétées, avaient leur grain de vérité : la division entre les Confédérations, depuis 1979, suivie de leur comportement de relais des partis de gauche après 1981, avait accumulé une grande défiance et fait perdre beaucoup de forces militantes[[Pierre Cours-Salies : “Syndicats, état des lieux”, L’homme et la société, N°98, 1990/4, pp. 35-50 ; et aussi : “Le paysage dévasté du syndicalisme”, Politis La Revue, N°3, avril 1993.. Mais la situation, depuis la dernière élection présidentielle notamment, comportait aussi des éléments propres à retourner la tendance : l’absence de “trêve électorale” durant la période électorale, comme divers sondages, montraient que, devant une droite dominant toutes les institutions, de nombreux salariés espéraient que les syndicats tout au moins soient un moyen de résistance.
Immédiatement, la question de la politique d’austérité, contredisant terme à terme le discours électoral sur “la fracture sociale” à traiter grâce à une “autre politique”, vient au centre des discussions avec l’annonce du “gel” des salaires pour les salariés de l’Etat : la journée d’action des fonctionnaires, le 10 octobre, préparée pendant quelques semaines aurait peut être pu dispenser de la suite des développements un gouvernement à l’écoute du pays. Plus de 50 % de grévistes parmi les fonctionnaires, avec une participation importante des services publics, des manifestations très dynamiques… Cependant, dans le secteur privé, un accord sur la retraite anticipée compensée par des embauches, signé en septembre par toutes les centrales, pouvait donner l’impression d’un possible “dialogue social”, assurant qu’on se confronte sans explosion. Cet essai de “relance de la politique contractuelle”, acte politique gouvernemental, fut préparé et accompagné avec un soin extrême par des interventions et des conseils du ministre du Travail.
Ces réponses, cependant, demeurent très éloignées de la question du chômage telle qu’elle est aujourd’hui centrale : du même mouvement que le développement des zones de “tiers-monde” dans les métropoles capitalistes, une politique systématique de nouvelle segmentation profonde des diverses couches de salariés est en cours, afin d’adapter au chômage de longue durée une « division du peuple en certaines classes (…) dont ont toujours dépendu la démocratie et sa prospérité »[[Montesquieu : De l’esprit des lois, Livre II, chap. 2, Garnier-Flammarion.. On commence à voir s’affirmer l’idéologie d’accompagnement de ce projet : “degrés d’employabilité” pour les individus, eu égard à l’évolution des techniques de production et “équité” pour cimenter cependant la société faite d’êtres trop différents pour qu’une référence à l’égalité demeure possible, selon ce discours de légitimation du libéralisme… Mais on doit aussi se rendre à l’évidence : la bataille idéologique sur ces points, à laquelle le mouvement syndical était resté sans réponse significative, ne fait que suivre une redistribution déjà grandement avancée : R.M.I., stages, mesures philanthropiques pour certains, – environ 15 % de la population active potentielle-, louage de main d’œuvre pour une autre partie, – environ 35 %, confrontés aux contrats précaires de tous ordres[[Alain Supiot : Critique du droit du travail, P.U.F, 1994. -, politique de “management participatif” et encouragement à une carrière accompagnée de la pression à la mobilité et à la flexibilité pour les salariés à contrat à durée indéterminée, du public ou du privé.
On peut donc situer ainsi les enjeux réels des réformes prévues de la Protection sociale : les garanties sociales connues ne peuvent se maintenir, avec un chômage de masse, sans une socialisation supplémentaire. Selon l’orientation prise pour la Protection sociale on entérine et aménage l’éclatement et la hiérarchisation des couches de salariés et de chômeurs ou on lui donne un coup d’arrêt. Solutions libérales ou solidarité dans la tradition du mouvement ouvrier : gestion des dépenses de santé tournée vers la prévention et non vers la médicalisation, c’est-à-dire rejet du carcan des profits pharmaceutiques et du lobby médical ; maniement par les revenus non salariaux et par les entreprises de leur part des cotisations, alors que « les gouvernements ont vidé la caisse des salariés en l’alourdissant de charges indues »[[Gilbert Declercq: Tous ensemble, n°1, février 1996.. Se refusant à ces remises en cause, les mesures immédiates du plan Juppé arrivent à « ce paradoxe que les chômeurs vont payer une CSG-bis (le R.D.S.) pour rembourser une dette provenant de cadeaux faits aux entreprises soi-disant pour créer des emplois ». Tout système qui refuse une réforme accroissant la socialisation des moyens de santé et donnant une “couverture universelle” très basse implique mutuelles complémentaires pour ceux qui ont cette “chance” et, pour ceux qui désirent de meilleures garanties encore, le recours aux assurances privées. Plusieurs traits, explicites ou justement maintenus dans le flou et l’imprécis, pouvaient faire craindre cette dynamique dans les projets élaborés par le gouvernement. Et cela méritait un ample débat : “ni statu quo mortel, ni plan Juppé”, formule qui, cependant, en partie du fait de la tactique de la direction confédérale de la CFD”!’, est demeurée minoritaire durant l’automne 1995.
Ces questions revendicatives cruciales, comme le dépassement nécessaire des méfaits de la division, étaient discutées, depuis des mois, au sein des organisations syndicales : une grande partie des syndicalistes, tirant des leçons des quinze années précédentes, avaient commencé à se rencontrer et débattre librement refusant de demeurer enfermés dans les carcans organisationnels[[La revue Collectif a servi de cadre à des réunions annuelles depuis le printemps 1990; c’est au cours d’une d’entre elles, par exemple, que germa l’idée de ce qui devient le mouvement Agir ensemble contre le chômage (A.C !) Depuis septembre 1991, elle organise tous les mois des rencontres entre des responsables CFDT (de lutte!), de la C.G.T., de la F.S.U., du Groupe des Dix,. L’association Ressy (Recherche syndicalisme et société) a organisé deux colloques (Questionner le travail en 1994, Bilan de l’unité syndicale et des divisions en 1995), ainsi que diverses réunions de travail permettant à des militants de diverses appartenances de mieux se connaître.. Sans donner à ces pratiques un rôle de direction des luttes, auquel elles ne visent pas, le simple fait qu’il y ait des lieux de rencontre facilite les initiatives unitaires, limite les incompréhensions, dégage un souci commun de relations démocratiques avec les salariés. Les dirigeants de la CGT n’ignorent pas l’existence, au sein de la CFDT, d’une sensibilité majoritairement unitaire pour l’action syndicale. De nombreux responsables et militants de la CFDT suivent les évolutions des discussions au sein de la CGT. Les équipes dirigeantes de la F.S.U. ont appris à connaître des traditions syndicales qu’ils ignoraient et une possibilité de poser les problèmes du service public de façon interprofessionnelle. Les petites syndicats autonomes (SUD, SNUI, SNJ, etc.), pour certains dynamiques, y trouvent la bouffée d’air qui leur évite un enfermement trop étroit dans leurs entreprises respectives.
Toutefois, si les “journées” successives, fin novembre et décembre, font progresser et accompagnent la mobilisation, le bilan des processus démocratiques, au cours du mouvement, demeure contrasté. Par exemple, la plupart des assemblées générales sont très démocratiques, notamment chez les cheminots, la C.G.T. ayant changé de pratique dans la foulée de la lutte de 1986 où seule la CFDT avait eu une attitude favorable à un rôle très large pour les formes de contrôle et de décisions prises par toute la base en mouvement. De même, les liaisons interprofessionnelles, entre services, entre professions, réalisées par les grévistes sur décision des assemblées générales, sont autant de ruptures de fait avec les vieilles pratiques de délégation de pouvoir.
À l’aune de ces implications vives dans l’action et la conduite de celle-ci, les comportements des directions confédérales appellent un examen critique : si la direction confédérale de la CFDT était occupée à combattre ses propres équipes syndicales et le mouvement gréviste, les dirigeants confédéraux de la C.G.T. ou de F.O. n’en ont pas pour autant profité pour animer des débats démocratiques afin de préciser les objectifs d’action ou les formes et moyens d’action. Pourquoi ne pas imaginer que les salariés sont capables de se saisir de questions comme la critique du Plan Juppé et la définition des alternatives possibles ? Faut-il les juger bien simplistes pour les cantonner à des slogans lancés par des “sommets” d’appareils ? Et pourquoi, dans ce cas, flotter pendant deux semaines autour de la nécessaire mise en cause du gouvernement : “qu’il retire son plan afin d’en élaborer un autre et qu’il s’en aille puisqu’il refuse le dialogue ” ? Tous les grévistes, les manifestants, les citoyens qui soutiennent la mobilisation, toute la France en mouvement discute de ces deux questions politiques, -quelles alternatives aux solutions libérales pour la Protection sociale, et comment faire céder la droite au pouvoir-, et les directions syndicales gardent ces précieuses formules pour elles : objet de débats entre responsables, figés dans des relations unitaires par voie médiatique, aux gestes symboliques et au rapport de force entre eux. En quoi la mobilisation contre le plan Juppé empêchait-elle, par exemple, que soit diffusé, dans la continuité de l’appel unitaire du 30 octobre[[Le 30 octobre, sous l’impulsion notamment de la F. S. U., toutes les forces syndicales (CFDT, C.G.T., F.O., F. S. U., C.G.C., CFTC, F.E.N./UNSA) adoptent un texte de rejet des projets gouvernementaux qui montrait que les problèmes de gestion et de financement devaient être amplement rediscutés : pas de statu quo mortel et lutte contre “les solutions libérales”., un journal à plusieurs millions d’exemplaires, co-édité par toutes les forces syndicales afin de présenter les alternatives au plan du gouvernement, certaines convergentes et d’autres différentes, afin de faire progresser l’unité sur des bases claires parmi les salariés ?
Cette attitude a limité la dynamique unitaire et démocratique. Elle ne s’éclaire que par l’analyse des stratégies des organisations syndicales, qui ont, au demeurant, donné l’impression de se contenter de tactiques à court terme et de manquer de perspective globale.
A l’exception, notable, de la direction confédérale de la CFDT, qui a affirmé une stratégie globale et une option syndicale particulière : devenir une organisation de médiation, humanisant la politique capitaliste et refusant de développer le rapport de force par les luttes sociales[[Nombre de commentateurs croient y voir un “retour de la vieille CFTC” alors qu’il serait plus heuristique de comparer ces options avec celles du syndicalisme Barberet au début de la IIIe République.. Son succès n’est pas évident et la crise ouverte dans ses rangs témoigne du rejet, par une grande partie des syndicats, des implications de l’orientation de la direction.
Pour Force ouvrière aussi, la crise stratégique est évidente comment maintenir le rôle de premier interlocuteur du patronat et du gouvernement, et en même temps épouser un mécontentement des salariés porté par des militants souvent désireux de reconstruire le rapport de force ? Sans entrer ici dans les formes particulièrement étonnantes du fonctionnement de cette Confédération, où un groupuscule “léniniste”, ou “trotskiste” contrôle l’essentiel des responsabilités de l’appareil central…
Pour la F. S. U., en revanche, la stratégie d’inscription forte dans les mobilisations interprofessionnelles, justifiée par les questions revendicatives elles-mêmes, correspond à la volonté de ne pas être enfermé dans une enclave enseignante isolée du reste du mouvement syndical. Une conviction en ressortait avec netteté à l’automne 95 : la place politiquement décisive des services publics pour lutter contre les inégalités sociales.
Quant à la C.G.T., dont certains pensent qu’elle se contentait de “suivre” habilement la mobilisation, elle a eu un rôle bien plus actif et a rempli, globalement, les objectifs qu’elle pouvait souhaiter. Elle a assumé une attitude unitaire, démontrant ainsi des capacités de mobilisation impressionnantes, profitant de l’ardeur pro-gouvernementale de Nicole Notat pour être le seul interlocuteur de poids sur la fin de la grève : qu’on songe que la secrétaire générale de la CFDT appelle à la reprise du travail à la SNCF, contre l’avis des syndicats de cheminots, alors que la poursuite de l’action impulsée en commun par la CFDT et la CGT obtient un retrait écrit du contrat de plan deux jours après ! Qu’on mesure ce qu’implique le refus, par la direction confédérale de la CH)T, de composer une délégation comportant un responsable cheminots quand elle allait discuter avec le ministre du Travail ou avec le Premier Ministre. Les syndicats semblent de retour, mais deux confédérations sur trois vivent des tempêtes, et cette configuration d’ensemble donne d’autant plus de poids à la C.G.T., qui a pu, au passage, esquiver la difficile question du rapport entre l’action de masse impressionnante et l’absence de débouché en termes d’alternative gouvernementale.
Les reculs du gouvernement ont ainsi rendu confiance, tout en demeurant fort en retrait des aspirations exprimées au cours de la grève. Une fois de plus s’illustre ainsi une vieille constatation de l’histoire des luttes ouvrières : les rêves de changement, chez toutes et tous, se sont (re-)mis à s’épanouir, à côté des revendications ; quand le nombre y est, de tous âges, de toutes professions, on ne sépare plus la lutte contre la misère, pour les revendications immédiates, de la lutte pour le droit au bonheur. Voilà qui correspond à une politisation implicite du mouvement. Certains peuvent la borner aux positions contre le gouvernement : “Juppé démission”, etc. Mais la politisation va bien au-delà : au travers des slogans comme au travers de nombreuses discussions et dans les expressions de soutien à la grève, on peut saisir quelques axes d’une recomposition de perspectives politiques critiques à l’égard de la société, formulant un espoir nouveau.
Le premier trait, indéniable et souvent écrit, comporte le rejet des critères financiers imposés par la mondialisation : les “contraintes économiques” apparaissent, aujourd’hui, au service d’une politique qui sert les privilégiés et tend à la précarisation générale de la société. Par ailleurs, réduire cette mobilisation à un mouvement revendicatif contre la misère serait une erreur grave. En fait, les membres des “couches moyennes” dont quelques sociologues nous ont parlé durant ces dernières années, loin de se développer et de s’éloigner du conflit classique avec la logique capitaliste, ont touché du doigt comment les aspirations à la réalisation de soi-même dans le travail et la société étaient niées dans le nouvel ordre social imposé par les politiques libérales.
C’est à deux nouvelles questions que se trouvent donc confrontés les animateurs des luttes sociales : des dizaines, voire des centaines de milliers de salariés discutent de nouveau des questions concrètes du rapport de force ; en même temps, dans le secteur privé comme dans le secteur public, la réflexion existe au sujet des objectifs communs, pour la mobilisation et aussi pour changer la société subie en même temps mais de façon différente.
De façon générale, il est illusoire d’identifier une classe avec un parti et un programme. Une classe ouvrière se revendiquant d’un projet politique, unie autour de thèmes et de formes de luttes, n’est pas une réalité d’ordre socio-économique mais une construction historique, on le sait depuis longtemps[[Georg Lukacs : “Remarques méthodologiques sur la question de l’organisation”, in Histoire et conscience de classe, pp. 332-381, éd. Minuit, 1968.. Les situations de classe, même accompagnées de cultures de classe fortes et stables, peuvent donner lieu à de multiples projets politiques, dont certains n’unifieraient pas le prolétariat pour transformer la société. D’orientation “réformiste” ou “révolutionnaire”, des organisations agissent au sein de la réalité sociale, pour façonner “la classe”; ces organisations elles-mêmes se remodèlent par leurs pratiques collectives.
D’où la question : des articulations nouvelles apparaissent-elles,et de quel type, entre les diverses couches dominées ? Question cruciale pour mesurer si peut à nouveau se recomposer une “conscience de classe”, ce phénomène fragile que d’aucuns avaient voulu faire passer pour le simple reflet, structuré par Le parti, des rapports de classes. Quelques questions émergent, grâce à l’émotion vécue en commun lors de la mobilisation : le souci d’égalité, tout d’abord, avec pour corollaire le rejet des “élites” et de leurs prétention à régenter les consciences populaires et à diriger. Il n’est que de voir comment, inquiets de cette critique, les auteurs du texte dit “des experts de gauche” dénoncent les intellectuels solidaires des grévistes comme “des populistes”. (!) Un deuxième élément, voisin du premier, tient à la défense des services publics, comme de la Protection sociale, à améliorer : garantie de pouvoir maintenir une lutte contre le développement des inégalités,[[Stéfan Lollivier et Daniel Verger : Beaucoup entre les mains de quelques uns…, in Données sociales 1990, INSEE. Centre d’étude des revenus et des coûts : Les Français et leurs revenus. Le tournant des années 80, La Découverte/ La Dcumentation Française, Préface de Nicole Questiaux, 1989. refus de la “tiersmondisation”, mais aussi constatation forte de l’enjeu, celui de la définition de citoyens dont les droits sociaux ne seraient pas niés.
Cette réalité a bien été résumée par Michel Verret : “Déjà le Tiers Monde devenait le Deux-Tiers-Monde… Déjà dans le Tiers restant, pointait un Nouveau Tiers”[[Michel Verrez : Eclats sidéraux, Editions du Petit Véhicule, Nantes, septembre 1992.. La part des multinationales dans le commerce mondial s’est accrue massivement dans les vingt dernières années, créant des situations nouvelles, réordonnant les relations entre petites entreprises et donneurs d’ordre, pyramide nouvelle entre patrons et opacité des liens entre propriété et pouvoir dans les entreprises pour les salariés et les représentants syndicaux[[En 1960, le “Club des deux cents” grandes sociétés représentait 17% de l’ensemble des PNB au niveau mondial (pays “socialistes” exclus) et en 1980 26% du produit national brut mondial (F. Clairmonte, Le Monde Diplomatique, décembre 1985). La tendance a encore augmenté en dix ans. De même pour les données, à actualiser et surtout à retravailler conceptuellement au sujet du “patronat” : au fichier BIC de l’INSEE, sur 1,700.000 entreprises environ, 92% (1.500.000) emploient moins de dix salariés (16% de l’effectif total). Elles représentent 4% des exportations, 19% du chiffre d’affaires global et 21% des investissements. Le patronat des PME : 140.000 patrons, parmi lesquels on doit distinguer 120.000 patrons d’entreprises de dix à cent salariés et 20.000 chefs d’entreprises de cent à deux mille. Le patronat managérial : 5.000 à 10.000 personnes au plus..
Cela même donne une place plus importante, concrètement, aux réponses internationalistes – avec notamment le débat encore balbutiant sur les clauses sociales dans le commerce mondial : formes de solidarités entre salariés et non pas mesures protectionnistes d”‘union nationale” -. Pour ironiser un peu à l’encontre des mauvais lecteurs de Marx, remarquons que nous trouvons ici une vérification d’un pronostic de Marx : la tendance s’affirme, dans la production capitaliste, à une séparation entre la sphère du capital financier et l’organisation concrète de la production comme la réalisation de la plus-value. Cette mise en concurrence nue des salariés à l’échelle internationale justifierait une dénonciation classique : “intensification de la domination capitaliste et de l’exploitation”; au contraire ce phénomène est venu perturber les représentations anciennes des relations de classes : comment penser la lutte et l’exploitation si les “contraintes du marché international” pèsent sur tous, les revendications les plus ordinaires (SMIC, 35 ou 32 heures), apparaissant à beaucoup de salariés comme des menaces pour le maintien de leur emploi… Exploité qui peut lutter ou bien consommateur qui doit veiller à ses privilèges[[Eric Neveu : “«Sociostyles»… Une fin de siècles sans classes”, Sociologie du Travail, N°2, 1990., bien que minces, parce que minces ? Français, Européen, Blanc… ces identités peuvent-elles remplacer, au moins partiellement et temporairement, les références de classe ? Nul ne saurait l’exclure, et cette éventualité menace tout autant les organisations se réclamant de la classe ouvrière que les simples principes démocratiques.
Pour prendre la mesure de la situation qu’on me permette un détour en forme de paradoxe : un débat du début des années soixante. Raymond Aron annonce le triomphe de la “démocratie” contre le mouvement ouvrier en reprenant l’opposition entre Tocqueville et Marx. Le premier voyait “un mouvement presque irrésistible vers la démocratie” entendue comme “l’effacement progressif des différences de statuts, la tendance au nivellement des conditions de vie”. Le second, selon R. Aron, voyait qu”‘un développement accéléré des forces productives entraînerait nécessairement une lutte de classe d’une intensité accrue”[[Raymond Aron : La lutte de classes, coll. Idées, 1964.. Il montrait l’erreur de pronostic de Marx, au vu de l’expansion économique, du rapprochement relatif des situations sociales en Europe et dans le monde. Au lieu de “contraintes du marché international”, on parlait couramment des “étapes de la croissance” et d’une égalité croissante. Rares étaient les voix discordantes[[Pierre Bourdieu et André Darbel (dir.) : Le partage des bénéfices, éd Minuit (1966); Ernest Mandel : Traité d’économie marxiste, éd. Julliard (1962) et “L’apogée du néo-capitalisme et ses lendemains”, Temps Modernes, août 1964.. Aujourd’hui, le pronostic de Raymond Aron semble bien validé – “le marxisme” n’a pas vaincu “le camp de la démocratie” – mais en même temps son affirmation essentielle est contredite : où est la tendance à l’homogénéisation permettant prospérité et autonomie accrues ?
Cependant, répondre à la question “comment une conscience de classe pourrait-elle se recomposer ?”, mériterait de détailler une situation connue, les formes de luttes sociales en France. Une aspiration à l’autonomie s’affirme, dans les relations sociales, dans le travail, dans les mobilisations[[Patrick Rozenblatt : Les coordinations de travailleurs dans la confrontation sociale, Futur antérieur , 1994. Et, à paraître aux éditions Syllepse, Jean-Michel Denis : Les coordinations, préface de Cornélius Castoriadis.. On l’avait vue dans la grève des infirmières, des assistantes sociales, des fonctionnaires des Finances[[André Narritsen et alii : “Grévistes aux impôts, 1989″, Etudes et documents économiques CGT, oct. 1990.. Des assemblées générales et toutes les formes d’organisation de grèves actives y furent souvent présentes. Le besoin d”‘un syndicat de proximité à l’écoute des adhérents, ouvert à tous, capable de faire naître et de mettre en oeuvre des décisions communes”, semble une des deux attentes décisives, à côté de l’indépendance à l’égard des partis et gouvernements, d’après une étude sociologique auprès d’anciens syndiqués[[Dominique Labbé & Maurice Croisat : La fin des syndicats ? L’Harmattan, 1992..
En phase de crise économique et de chômage prolongé, le besoin d’autonomie personnelle, ne disparaît pas, produit du développement culturel de couches entières de salariés, mais aussi effet des luttes ouvrières antérieures[[Rainer Zoll : Nouvel individualisme et solidarité quotidienne, éd. Kimé, 1992.. Certes, devant la faillite des pays de l’Est et la réalité des gouvernements de gauche, il se développait beaucoup de replis sur soi et ses proches ; mais rappelons-nous comment ceux qui avaient théorisé, par exemple sur l’absence de possibilité de lutte d’ensemble chez les cheminots[[A. Touraine, dans Le mouvement ouvrier, Fayard, 1984. (ou sur “la génération Tapie” avant le mouvement lycéen de 1986) avaient été démentis. De même, alors que tout est fait pour en détourner les femmes, celles-ci se forgent une identité de salariées, comme en avaient témoigné, notamment, les luttes des infirmières et des assistantes sociales, et comme en a témoigné la forte manifestation du 25 novembre 1995…
Ces éléments, toutefois, ne suffisent pas pour résoudre les problèmes des organisations de classe, mais donnent quelques pistes. Il s’agit en effet de répondre à des problèmes interprofessionnels, concernant l’ensemble de la société, et de regagner la confiance de la grande masse des travailleurs, salariés stables, précaires, chômeurs : comment traiter les revendications pour le pleinemploi, la défense des services publics et de la protection sociale, contre les statuts précaires et l’absence de droits dans les PME… ? Quid des confédérations syndicales ? Souvenons-nous, au sujet de la CFDT : la démocratie dans les relations avec les salariés et en son sein firent sa solidité et son dynamisme[[Eugène Descamps : “L’avenir, c’est agir”, Collectif, N° 8, mai 1989. Pierre Cours-Salies : La CFDT. Un passé porteur d’avenir, éd. La Brèche, 1988.. Les débats en cours dans le mouvement syndical, notamment confédéré, sont donc importants. On ne peut traiter de façon éthérée l’avenir des organisations de classe : si le type de pratique dont nous esquissons le contour est mis en oeuvre, les effets produits permettront de préciser le débat. Cela ne peut se borner à des déclarations au nom des centrales : le critère décisif, c’est ce que feront de nombreux militants.
D’où l’intérêt, pour préciser les voies possibles pour l’unité syndicale, de soumettre à la discussion quelques éléments d’un texte qui traduit les perspectives des forces qui, au sein de la CFDT luttent contre la direction confédérale et pour une réorientation syndicale.
« Quels liens peuvent exister entre unité d’action intersyndicale permanente et unification syndicale ?
Prenons acte d’un fait : la multiplicité des organisations syndicales a correspondu à la volonté de groupes de militants de préserver le “pluralisme”. Ce contrecoup de la révolution russe aura duré jusqu’à la chute des bureaucraties des Pays de l’Est. Certes, les réalités d’appareil y ont ajouté d’autres contradictions sociales, d’autres intérêts… Cependant, les raisons profondes de la division existent-elles encore ? Il y avait certainement des divergences fortes dans la C.G.T. d’avant 1914, entre les “réformistes” inspirés par Auguste Comte, les guesdistes, les divers groupes du syndicalisme révolutionnaire”[[On peut lire, sur ce point, la présentation, écrite en collaboration par Pierre Cours-Salies et René Mouriaux, du roman d’anticipation sociale et politique publié en 1909 par deux dirigeants de la CGT, Emile Pouget et Émile Pataud : Comment nous ferons la révolution, éd. Syllepse.
Cependant, comment envisager une centrale unique sans qu’elle donne la garantie du pluralisme d’opinion et de liberté d’expérimentation ? Et comment donnerait-elle cette garantie sans une pratique syndicale vérifiable, au préalable, par la masse des salariés. Autrement dit, une unité d’action démocratique, dynamique, redonnant confiance est la seule voie vraiment crédible pour reposer concrètement la possibilité d’une unification. D’où quelques éléments qui peuvent servir à discuter de l’unité dans des termes nouveaux, qu’il s’agisse d’un cartel stable d’unité intersyndicale ou qu’il s’agisse éventuellement d’une organisation nouvelle unifiée. Pour résumer, trois critères semblent nécessaires pour envisager une unité d’action intersyndicale stable et solide :
1- Un engagement pratique à ne plus laisser personne hors du
champ de la défense syndicale
2- L’engagement à ne rien “négocier” avant un large débat
contradictoire parmi les salariés concernés
3- L’exigence d’une transparence de tous les centres de pouvoir

1- Un engagement pratique à ne plus laisser personne hors du champ de la défense syndicale

Ni les femmes enfermées dans le travail au noir faiblement qualifié, ni les immigrés, ni les miséreux abandonnés à la philanthropie d’État et à des contrôles de plus en plus durs ne peuvent demeurer hors du combat des salariés. Les tâches communes à des organisations syndicales sont simples et brèves à énoncer : solidarité, aide juridique, droits nouveaux à obtenir, revendications communes.
La pratique peut être moins simple : des échéances ne peuvent être négligées, comme la future loi “Pauvreté exclusion” ou la prochaine négociation de renouvellement de l’accord UNEDIC,
pour laquelle A. C ! et Droit Au Logement (D.A.L.) appellent à une manifestation le 23 mars. Par ailleurs, tout en proposant des échéances spectaculaires nécessaires pour contrebalancer le découragement et le repliement sur soi des plus miséreux, il faut bien prévoir de dégager des lieux d’accueil et d’organisation primaire afin qu’ils puissent trouver occasion et soutien à leurs actions collectives.
Ne faut-il pas ici actualiser le style “Bourses du Travail”, pour reprendre une expérience symbolique du début du siècle ? Ne faut il pas aussi mettre à contribution les moyens des Comités d’Entreprises et dans la foulée reposer les problèmes des équipements collectifs aux collectivités territoriales (municipalités notamment) ? Ne faut-il pas, de même, donner toute leur place aux relations avec les divers comités de “sans droits” (A. C ! D.A.L., A. P.E.I. S., etc.).

2- L’engagement à ne rien “négocier” avant un large débat contradictoire parmi les salariés concernés

Chaque organisation devrait s’engager à agir comme un courant d’un ample mouvement commun : on discute d’abord entre “sensibilités,” groupes, syndicats, avec tous les salariés , on retient des positions communes même minimales et on va les débattre avec les diverses instances patronales, privées ou publiques.
Cela implique des formes de démocratie, pour que les salariés aient vraiment l’occasion de réfléchir et de se prononcer : documents contradictoires, délais de débats, etc. Bref, le contraire d’une “démocratie référendaire” et tout ce qui peut permettre de restituer des éléments d’information à tous. Avec un souci prioritaire pour faire reconnaître les droits des collectifs de salariés, ce qui renvoie à des réflexions lors du colloque de RESSY consacré à Questionner le travail[[RESSY : Questionner le travail, 29-30 avril 1994..
Certes, l’unité entre les professions ne va pas de soi. Mais n’oublions pas deux éléments unificateurs : d’une part la masse de droits devenus institutionnels (santé, éducation…) qui appellent donc déjà des expertises et des débats publics quasi semblables pour tous les salariés ; d’autre part, la masse d’innovations, qui posent de très nombreux problèmes de redéfinition de métiers nouveaux, cette diversité étant vécue par tous peut se traduire par des exigences communes : droit à la qualification individuelle pendant la vie salariée pour ne pas être disqualifié, ni voué à faire toujours la même tâche ; besoins d’expertises publiques contradictoires d’une masse d’applications techniques, à réaliser avant la production plutôt qu’après pour corriger les défauts ; contrôle des risques technologiques menaçant sur le plan écologique…
Par ailleurs, il faut, paradoxalement, mener les mobilisations et les débats en faisant confiance (sic !) au patronat lui-même pour se démasquer comme adversaire commun : par ses arguments contre le droit de vivre hors du travail, contre la réduction du temps de travail (35h, 32h, vers les 30 heures) et sa réorganisation par les intéressés eux-mêmes. Il ne suffirait bien sûr pas de “faire bloc” : pour réaliser cette unité des exploités et des opprimés, la polémique est nécessaire contre les argumentations d’origine patronale, et symétriquement cela contribuera à souder autour d’espoirs et de perspectives sociales et culturelles communes.
Faire confiance aux débats, pour préparer et accompagner l’action ne doit pas faire craindre l’atomisation dans les “corporatismes” : c’est au contraire la meilleure voie pour surmonter, dans et par la pratique collective, les divisions que les tactiques bourgeoises développent en exploitant astucieusement les différences entre les salariés.
De façon plus élémentaire, un tel accord devrait permettre de créer des sections dans les P.M.E. : tous les syndicats locaux soutiennent la constitution de sections, unitaires à l’occasion, d’une seule centrale si elle est la mieux placée pour le faire. Qu’est-ce qui empêcherait d’avoir des adhérents plutôt sympathisants d’une centrale ou de l’autre dans des sections d’entreprise ? Ne serait-ce pas préférable à l’absence de sections faute de soutien large et à cause de la division intersyndicale contraignant chacun(e) à choisir entre les diverses centrales ? La négociation de branche, complément nécessaire des accords nationaux et des dispositions législatives ne serait sans doute plus un leure si les six millions de salariés des P.M.E. ne vivaient pas, pour 80 % d’entre eux, dans un désert syndical.

3- L’exigence d’une transparence de tous les centres de pouvoir

De la Sécurité sociale jusqu’aux diverses réunions paritaires, les représentants syndicaux sont très souvent une sorte de corps intermédiaire, soucieux de s’informer, trop peu soucieux d’exiger le droit d’être informé pour tous les salariés.
En pratique, toute décision d’importance (de santé, d’options économiques, etc… ) devrait être soumise à une procédure de discussion et de contrôle par les salariés. Par exemple, un large effort de démystification des rapports entre sous-traitants et donneurs d’ordre devrait prendre appui sur les droits des C.E. : les rapports entre grandes entreprises et P.M.E., mis à jour, seraient une leçon de choses sur la nature du système capitalistes et sur la concentration réelle du pouvoir entre peu d’individus[[Des travaux devraient être intégrés dans la réflexion du mouvement syndical. Pierre Bourdieu : La noblesse d’État, Éd. Minuit, 1989; Pierre Birnbaum : Les élites socialistes au pouvoir, P.U.F, 1986; Alain Alcouffe et al. : Propriété et pouvoir dans l’industrie, Notes et Études documentaires, 1987.. De même des échanges entre syndicats des pays du “Sud” et d’Europe de l’Ouest permettraient de faire comprendre comment surmonter les pseudo-“contraintes internationales”.
Exiger la levée du secret, sous toute ses formes, en prendre les moyens, développer la méfiance à l’encontre de toute instance et de tout dirigeant qui refuse de donner des éléments d’information à soumettre au débat, bref vivifier une perspective de démocratie qui ne soit pas illusoire. Afin de ne pas se limiter à des polémiques trop minoritaires, le rôle d’une unité d’action syndicale est décisif en ce sens : en refusant de siéger dans des organismes qui n’ont pas donné toutes les informations assez tôt pour que les salariés les connaissent et puissent donner leur avis, par exemple ; ou en organisant systématiquement des “contre-expertises” quand les instances de direction s’y refusent.
Au lieu de jouer les “corps intermédiaires” auprès des puissants, il s’agit ainsi de mettre en lumière le règne du secret autour de la plupart des grands choix, d’y opposer une autre logique, à partir des aspirations et des besoins sociaux, en les soumettant à la discussion.
Pour préciser en d’autres termes : une analyse de l’adversaire commun malgré des situations sociales différentes peut être recomposée. Ce qui suppose un débat, accepté et mis en oeuvre par le plus possible de militants syndicaux et d’organisations, pour repréciser quels peuvent être les objectifs communs. Supposons un instant que la majorité des syndicats de lutte, au sein de la CIDT, puissent imposer une réorientation, ou supposons qu’ils agissent de façon autonome, comme un regroupement de syndicats fort d’environ 200.000 adhérents, supposons que les propositions que nous venons de formuler entraînent l’accord des animateurs de la FSU, de la direction confédérale de la CGT, la sympathie aussi des syndicats membres du Groupe des Dix (notamment de SUD-PTT) : nous aurions alors une sorte de “pacte” ou de “forum permanent intersyndical”. Créer une telle synergie changerait, à n’en pas douter, le rapport de force pour les luttes à venir et la nature des débats entre salariés, puisque les réflexions pourraient se stimuler réciproquement.
Sans une telle mise en perspective, rien n’empêche qu’il existe une série de syndicats dans des entreprises diverses, ainsi que des accords d’unité d’action sur le plan de la profession ; mais il ne peut y avoir de défense de droits généraux et de structures interprofessionnelles. Chacun devrait se contenter de s’occuper de son entreprise, voire de sa catégorie si elle est précisément spécifiée. On serait dans un autre champ que celui du syndicalisme dont nous parlons.
Nous devons concevoir l’unité d’action comme un accord pour l’action efficace et pour une forme de relation démocratique avec les salariés. Nous devons donc la concevoir comme une phase de recomposition des forces du syndicalisme, qui pourrait logiquement déboucher sur une unification, dépassant le syndicalisme divisé au profit d’un pluralisme qui donne la parole aux salariés tout autant dans leur diversité que pour leurs exigences communes essentielles.
Comprenons qu’il n’y aura pas de solutions avec des réponses trop partielles. Par exemple, l’unité d’action pour les revendications immédiates, sans autre discussion plus approfondie avec les salariés… C’est le type même de bonne idée généreuse, réaliste, parce que chacun en sent le besoin. Mais en quoi un simple appel interconfédéral des trois secrétaires confédéraux suffirait-il pour reconstituer les forces du syndicalisme ? Les mobilisations de novembre et décembre dernier sont là pour le prouver, avec leurs forces comme avec leurs limites.
Inversement, cependant, une condition s’avère nécessaire : sans unité intersyndicale permettant l’exercice d’une démocratie pluraliste parmi les travailleurs, pas d’élaboration possible de solutions communes. Admettons donc que cette recomposition des forces soit inséparable d’une perspective stratégique, à débattre, au sujet de la démocratie et de ses formes qui restent encore à inventer.»
Quant aux partis politiques, il faut au moins formuler des questions : sont-ils voués à chercher une délégation de pouvoir ? ou peuvent-ils donner à ceux qui les soutiennent les moyens de peser dans la réalité sociale et politique ? Certes, ils semblent devoir être refondus. totalement, sur des bases nouvelles : leur bilan, en France notamment, après quatorze ans de gouvernements de gauche, ne permet pas de se faire beaucoup d’illusion ?
Leur absence de tenue de route, à l’automne 1995 ne plaide pas en leur faveur : non candidats au gouvernement, le PS et le PC jouaient, par défaut, un rôle dans le verrouillage de la situation autour du chantage du Président de la République : crise politique de régime ou soumission à “la seule politique possible”. On peut ironiser à juste titre sur de telles déclarations, démenties par la campagne de Jacques Chirac en mars dernier ! Il faudra sans aucun doute assumer, dans de prochaines luttes, la possibilité de chasser un gouvernement, même si les candidats au remplacement ne sont pas en bonne forme : sachons bien que le renversement d’un gouvernement pas la mobilisation sociale serait un message nettement entendu par tous les gouvernements européens, et par tous les successeurs possibles. Cependant, au-delà des questions de luttes sociales à moyen terme, une nécessaire transformation profonde de la société passe par un débat spécifiquement politique où des partis politiques (anciens rénovés ou nouveaux) ont une place décisive : comment envisager le pluralisme d’opinion parmi les salariés si des forces politiques n’en sont pas le répondant ?
Tel n’était pas le sujet de cet article ; mais les interrogations au sujet des partis politiques ont toute leur place dans la réflexion qui nous occupe, sur les potentialités d’avenir, présentes dans la situation. Soulevons donc à tout le moins une exigence simple et pratique. Les partis politiques se réclamant des salariés pourraient, comme les syndicats, assurer une fonction de transparence, de contrôle à l’encontre du mythe du “laisser-faire” le marché, d’éducation politique aussi, à condition qu’ils se fixent pour but que le pouvoir soit sous le contrôle de l’ensemble des citoyens, cet objectif utopique de 1789 ou de 1793, dont la lumière utopique nous éclaire encore, comme le soulignait Ernst Bloch[[Droit naturel et dignité humaine, Payot, 1976., espérance qui a sans doute plus de raisons de pouvoir se réaliser aujourd’hui !