A quoi servent les foules ?Deux formes d’influence et d’action sont au programme de la Psychologie Sociale de Tarde : Les foules et les actions au contact d’une part, les publics et les actions à distance d’autre part. Un public est la forme évoluée de la socialité et de l’association, il repose sur la suggestion à distance. Ce qui caractérise la foule de Tarde ce sont les courants qui la traversent. Mais justemment la foule est une forme du passé. Incapable de s’étendre ; elle cède la place au public.
On trouve une vision analogue dans The Crowd and the Public de Robert Park où la dimension éphémére des conduites collectives, la contagion des idées, mobilise l’intérêt de l’école de Chicago. En réalité ce courant conçoit la Psychologie Sociale comme le mouvement par lequel la sociologie s’affranchit de l’homo economicus, Park s’appuie sur la théorie de l’imitation de Tarde pour fonder sa sociologie interactionniste. Les mouvements qui tentent de réorganiser l’attention sont en fait des processus d’individualisation ou l’individu constitue un état du processus social. Park : un Tarde américain ?C’est avec Tarde que commence une ligne de pensée qui fait d’un public une forme de l’action d’autrui et sur autrui. [[Tarde G., L’opinion et la foule, PUF, 1989. Tarde ne veut pas d’une psychologie collective qui consisterait à concevoir un esprit collectif, une conscience sociale ou un nous existant en dehors et au-dessus des esprits individuels. Alors que la psychologie, dans sa définition générique, s’attache aux rapports de l’esprit avec l’universalité des autres êtres extérieurs, la psychologie sociale qu’il veut fonder devrait étudier, “les rapports mutuels des esprits, leurs influences unilatérales et réciproques – unilatérales d’abord, réciproques après.”
Les foules et les publics
Deux formes d’influence ou d’action sont au programme de cette psychologie nouvelle : les foules et les actions au contact d’une part, les publics et les actions à distance d’autre part. Un public se définit comme une “foule dispersée, où l’influence des esprits les uns sur les autres est devenue une action à distance, à des distances de plus en plus grandes”. Les foules comme les publics sont donc des formes de l’action, dont la plus générale et la plus constante est “ce rapport social élémentaire, la conversation, tout à fait négligée par les sociologues”. Le projet d’une psychologie “inter-spirituelle” des foules devrait être cohérent avec le projet d’une sociologie comme science des conversations comparées. Dans cette sociologie triomphante – rappelons que Tarde, à l’inverse de Durkheim qui voulait traiter les faits sociaux comme des choses, proposait de voir en toute chose, et dans l’Etat lui-même, une société – un public est la forme “évoluée” de la sociabilité et de l’association, parce qu’elle est sans contact et parce qu’elle est impersonnelle. Forme évoluée d’abord : un public est une “dissémination d’individus physiquement séparés et dont la cohésion est toute mentale” à l’opposé de la foule proche de l’agrégat animal où l’association est liée à la visibilité et où les contagions psychiques sont produites par des contacts physiques. Les courants d’opinion, ces “fleuves sociaux” doivent moins aux rassemblements d’hommes sur la voie publique qu’à la simultanéité de convictions … c’est elle qui fait lien entre des lecteurs ou des êtres d’opinion. “Il en est d’un journal de la veille ou de l’avant-veille, comparé à celui du jour, comme d’un discours lu chez soi comparé à un discours entendu au milieu d’une immense foule. Le prestige de l’actualité ne réside pas dans ce qui vient d’avoir lieu, mais dans ce qui inspire actuellement un intérêt général, alors même que ce serait un fait ancien. (…) Et n’est pas “d’actualité” ce qui est récent, mais négligé actuellement par l’attention publique détournée ailleurs. Pendant toute l’affaire Dreyfus, il se passait en Afrique et en Asie des faits bien propres à nous intéresser, mais on eût dit qu’ils n’avaient rien d’actuel. La passion pour l’actualité est une manifestation de la sociabilité. (…) On ne doit pas être surpris de voir se nouer et se resserrer entre les lecteurs d’un même journal une espèce d’association trop peu remarquée et des plus importantes.” La suggestion à distance constitutive d’un public est la dernière manifestation de l’action des regards d’autrui qui est déjà une expérience de l’enfance et de l’adolescence et qui se développe avec la vie sociale intense et la vie urbaine.
Forme impersonnelle de l’association, ensuite. “Un public spécial ne se dessine qu’à partir du moment, difficile à préciser, où les hommes adonnés aux mêmes études ont été en trop grand nombre pour pouvoir se connaître ainsi personnellement, et n’ont senti se nouer entre eux les liens d’une certaine solidarité que par d’impersonnelles communications d’une fréquence et d’une régularité suffisante”. Ce sont des caractéristiques fonctionnelles (fréquence, régularité) qui fabriquent ce type de lien et non des caractéristiques personnelles. Dans le domaine “inter-spirituel” de la psychologie sociale de Tarde, c’est l’intervalle et son fonctionnement qui est l’objet d’investigation, les croyances et les désirs plus que les facultés. La notion d’association construite à partir de l’interrogation des formes publiques de l’action s’éloigne non seulement des sociabilités propres aux sociétés d’interconnaissance (le nombre est un obstacle aux relations personnelles) mais aussi des phénoménologies de l’intersubjectivité.
Enfin, un public est une forme indéfiniment extensible d’association qui intensifie les particularismes en son sein. Tarde n’aime pas les foules révolutionnaires de 1789, foules frondeuses et ligueuses qui n’innovent en rien par rapport aux guerres civiles du passé. Mais ce qui caractérise 89 pour lui, ce qui va bien au-delà des limites propres aux foules (limites de la voix et du regard qui les conduisent à se fractionner dès qu’elles grossissent), ce que le passé n’avait jamais vu, “c’est cette pullulation de journaux, avidement dévorés qui éclosent à cette époque”. En somme – et c’est déjà ce que disait Kant – c’est l’espace de débat produit par le mouvement révolutionnaire qui fait la force politique de 89. La foule forme du passé, incapable de s’étendre au-delà d’un faible rayon, cède donc naturellement la place au public. “Mais le public est indéfiniment extensible et, comme, à mesure qu’il s’étend, sa vie particulière devient plus intense, on ne peut nier qu’il ne soit le groupe social de l’avenir”.
L’avenir, pour Tarde, c’est toujours des dissidences partielles qui prennent la place des oppositions volumineuses et des grands dualismes. Il n’y a qu’en politique que les choses se passent autrement. Parce que la presse organise la vie politique comme “le mouvement du foyer de la rétine publique”, elle nous sert les problèmes un a un. Du coup, alors que les questions sociales ont tendance a morceler l’opinion, les problèmes politiques se présentent comme des duels.
Le public est donc une forme évoluée, mais aussi plus complexe, puisque, comme la ville que décriront Park et Wirth, non seulement il tolère, mais il intensifie les particularismes en son sein. D’où la conclusion : “Je ne puis accorder à un vigoureux écrivain, le Dr Le Bon, que notre âge soit “l’ère des foules”. Il est l’ère du public ou des publics, ce qui est bien différent.”
Ce qui caractérise la foule de Tarde, ce n’est donc pas l’énergie qu’elle produit ou consomme, mais les courants qui la traversent, la féerie (plus que la force) vitale dont elle témoigne. C’est cette même vision, soucieuse del’organisation de l’attention, qu’on peut trouver également dans la thèse de Robert Park, The Crowd and the Public[[Park R. E., The Crowd and the Public and Other Essays, Chicago, University of Chicago Press, 1972., qui paraît trois ans seulement après L’opinion et la Foule, de Tarde. Cette fois, c’est la question de l’ordre et des normes communes à l’œuvre dans les différentes formes de conduites collectives qui fait problème. Par ce terme, on entendra des processus dynamiques par lesquels, “les sociétés sont désintégrées dans leurs éléments constitutifs et par lesquels ces éléments sont rassemblés à nouveau dans de nouveaux rapports pour constituer de nouvelles organisations et de nouvelles sociétés”[[Park R. E., Burgess E. W., Introduction, op. cit., p. 924.. C’est la dimension éphémère des conduites collectives qui intéresse Park, leur labilité ou leur propension à se développer dans les plis ou les creux (gaps) de l’ordre institutionnel, leur capacité à induire du changement. La foule et le public sont des formes de ce type : la première est ouverte à toutes sortes de suggestions, c’est une forme sujette au changement parce qu’elle est mue par l’émotion. Mais la foule appartient à la même catégorie de conduites collectives que le public qui, lui, ne tolère l’expression d’intérêts divergents que dans un univers de discours. Les deux formes sont des opérateurs de changement social qui s’opposent aux formes sociales productrices de normes, comme les groupes ou les sectes. Dans la foule, ce qui intéresse le sociologue, après le travail des criminologues, c’est la question de la responsabilité individuelle et, par conséquent, la question “épidémiologique” de la contagion des idées. Mais la même question est posée au public : comment un public fait-il apparaître un individu et quelle est la logique de circulation dans l’univers de discours de la conversation. Cette continuité des deux formes ne se démentira pas avec le développement ultérieur des travaux sur les rumeurs.
Elle a pour conséquence non négligeable d’éloigner le public de la sphère du discours argumentatif pour apparenter sa formation aux dynamiques naturelles de la contagion des émotions dans la foule. En réalité, ce qui intéresse Park dans The Crowd and the Public c’est d’affranchir la sociologie de l’économie politique pour laquelle l’unité élémentaire du social est l’individu défendant son intérêt égoïste. C’est contre cette psychologie individuelle, et en faisant appel à James, que Park construit le programme de la sociologie.
“Contrairement aux postulats de l’économie politique, on sait que nos intérêts ne sont pas toujours liés à la recherche de notre propre bien-être physique… En fait, l’intérêt propre d’une personne est lié à toutes sortes de choses pour lesquelles il décide de se sentir responsable, qu’il s’agisse de ses enfants, de ses biens, des revenus de ses activités, ou même de la destinée de son âme immortelle. De plus, ces intérêts sont tellement variables et souvent tellement contradictoires qu’on ne saurait dire du moi empirique qu’il possède une identité singulière qui lui soit propre. Au contraire, le moi empirique est toujours changeant et n’est jamais cohérent comme moi. Ceci signifie que l’individu ne peut pas être conçu comme une unité de base”[. Park R. E., Burgess E. W., “Introduction”, op. cit., p. 28-29..
En associant la foule et le public dans la même catégorie des conduites collectives, Park fait du public autre chose qu’un univers de discours. Tout se passe comme si on faisait avec la psychologie le coup, analysé par Goffman, consistant à “calmer le jobard” : on la reconnaît, on l’introduit dans la place, mais on récuse toute causalité psychologique et l’on pose que les individus ne sont nullement des unités élémentaires. En somme, l’invention de la psychologie sociale est un coup monté, le détour par lequel la sociologie s’affranchit de l’économie politique et le pragmatisme réformiste de l’anthropologie psychologique du libéralisme.
Park et l’école de Chicago
Pour étayer son programme, Park mobilise aussi bien la théorie de l’imitation de Tarde (l’unité élémentaire du social est faite de croyances et de désirs), que la théorie de la sympathie de Hume (sans faire mention de Adam Smith). C’est le même processus, dit Park, qui s’appelle sympathie chez Hume ou imitation chez Tarde. La manière dont Park tente, après Simmel, de fonder la sociologie sur la notion d’interaction est contemporaine d’une vision de la société qu’il doit à l’enseignement de John Dewey et qu’il rappelle : “Il ne suffit pas de dire que la société ne peut continuer d’exister que par la transmission et la communication. Il faut dire plutôt qu’elle n’existe que dans la transmission et la communication.”[[Park R. E., “Reflections on Communication and Culture”, American Journal of Sociology, Sept. 1938, 44, p. 187-205 ; The Crowd and the Public, op. cit., p. 102. . Dans cet enseignement, l’intérêt est compris comme une construction de l’activité conjointe et surtout comme un processus d’organisation de l’attention. Évoquant différentes formes de rassemblement – un débat au Parlement, un procès au tribunal, l’attroupement devant un spectacle de rue – Park souligne combien ces conduites collectives ne se laissent pas réduire à des pratiques normées par les coutumes et vouées à reproduire des usages. Ces rassemblements ne tiennent qu’en prenant appui sur un objet dans leur environnement et, en organisant l’attention collective, ils relâchent la pression normative du groupe. L’expérience des foules conduit à penser tout public comme une forme de l’organisation de l’attention, idée qui sera reprise par Goffman : le domaine des civilités, l’ordre qui s’impose et dont nous avons besoin dans l'”outside world”, est voué à s’étendre dans une société où le chevauchement et la surabondance des institutions sociales rend structurellement décisive l’analyse des dispositifs interactionnels fonctionnant comme “guides pour l’attention”. L’organisation de l’attention à l’œuvre dans les émotions d’une foule ou dans les arguments d’un public ne doit donc pas être comprise psychologiquement, comme disposition d’un sujet, mais comme une dimension sociale de l’expérience. La notion de cadre, chez Goffman, [[Goffman E., Les cadres de l’expérience, Paris, Editions de Minuit, 1991., en sera la version la plus formelle. Un cadre, comme dispositif cognitif et pratique d’organisation de l’expérience est construit en situation. Ce n’est pas la performance de l’individu, mais son habileté relative à s’ajuster a une situation et à y participer à sa manière qui fonctionne dans la manipulation des cadres. Sans oublier que l’écologie des activités est le point de départ d’une compréhension du rôle des objets et de l’intelligence des espaces. On sait que c’est à partir de ces prémices que se développeront les théories de la cognition distribuée qui sont aujourd’hui l’alternative la plus sérieuse à la psychologie dominante dans les sciences cognitives.
Cette conception de l’attention n’est pas sans conséquence pour les théories de l’action. Durkheim lisant James et Dewey[[Durkheim E., Pragmatisme et sociologie, Paris, Vrin, 1955., avouait ne pas comprendre cette idée d’une absence de fossé entre l’attention et l’action ni cette subordination de la pensée à l’action. Il est significatif qu’il lui oppose précisément une autre notion de l’attention que celle dont se servent les pragmatistes, une attention définie comme concentration consciente qui a besoin de prendre ses distances par rapport à l’action, de suspendre le mouvement. “Penser, c’est se retenir d’agir”, dit-il. Contre le pragmatisme qui voit l’action et la pensée faites d’une même matière, il s’en tient à une définition de l’action comme “décharge” et extériorisation. “Agir, c’est s’extérioriser et se répandre au-dehors. L’homme ne peut pas être à la fois tout entier en soi et tout entier au-dehors de soi” (p. 165). En réalité, ce que Durkheim tente de sauver c’est la strate des représentations. C’est pour cette raison qu’il tient à penser l’action comme une interruption de l’attention.
Cette strate des représentations existe bien chez Park, mais dans une autre catégorie d’associations qui englobe les sectes, les castes, les classes et les groupes. Alors que les foules et les publics sont des lieux de processus, ces autres formes d’associations sont des lieux de mémoire.
“Dans une foule ou un publics, les individus manquent de tradition commune de sorte qu’ils n’ont pas de base leur permettant de se considérer comme une collectivité permanente. Par exemple, des gens se retrouvent dans un square ; ils engagent la conversation, échangent des opinions et repartent par des chemins différents ; le sens intime du contact personnel et spirituel, l’éveil des sentiments et des intérêts qui les a réunis pour un court moment se dissolvent. Telle est la forme la plus simple que peuvent prendre une foule ou un public.”[[Park R. E., The Crowd and the Public, op. cit., p. 78..
Certes, dit Park, des rassemblements de ce genre peuvent devenir réguliers et avoir leurs conventions. Ils se transforment alors en groupes qui prennent conscience d’eux-mêmes, se distinguent des autres groupes, fabriquent une tradition qui fournira le matériau normatif régulant le groupe. Les rassemblements sont des dé-territorialisations et des re-territorialisations, dirait Deleuze. Mais c’est déjà dans l’héritage de l’Ecole de Chicago qu’on peut voir apparaître cette tension fondatrice entre désocialisation et resocialisation : “Nous pouvons voir maintenant le rapport entre la foule et le public et les autres groupes sociaux. Du point de vue formel ou conceptuel, la foule et le public précèdent les autres groupes ; en réalité, ils apparaissent plus tard. Ce sont les formes que prennent les autres groupes pour se transformer en totalités nouvelles et indéfinies. De plus, ce sont les formes dont se servent les individus appartenant à différents groupes établis pour se regrouper autrement… Chaque fois qu’un intérêt nouveau fait son apparition parmi ceux qui existent déjà, on voit apparaître simultanément une foule ou un public ; et, de ces groupes réunis ou de certains individus en leur sein, une forme sociale nouvelle voit le jour pour satisfaire ces intérêts nouveaux. En Europe, s’est formé un public qui va au-delà des frontières et des nationalités ; et l’on peut dire de manière générale qu’un public se développe toujours là où les intérêts des gens, qu’ils soient politiques ou économiques, entrent en conflit et tentent de se réconcilier. De plus, c’est précisément le contact et l’ajustement réciproque de l’opinion qui a donné naissance à une tradition allant au-delà des états et des nationalités, une tradition contenant le noyau de normes et d’une législation internationales”[[Park R. E., The Crowd and the Public, op. cit., p. 79..
Des sociétés individualistes
La boucle est bouclée. Non seulement celle du siècle – ces lignes datent de 1904 et tiennent déjà, naïvement dira-t-on sans doute, l’Europe et l’espace public européen pour acquis – mais celle qui englobe les Lumières et le pragmatisme dans le même héritage d’une pensée du cosmopolitisme. Tranquille assurance de Park si on la compare aux inquiétudes de ses contemporains face au phénomène des foules : les mouvements de grève, dit-il sont des manifestations qui tentent de réorganiser l’attention collective, de bousculer la donne de l’espace médiatique dominés par les grands journaux, quoi qu’ils en disent. Mais la boucle est bouclée aussi dans la catégorie des conduites collectives : la foule n’est ni la masse, ni l’expression de la puissance. La foule désordonnée qu’observe Dewey à son arrivée à Chicago ou celle qui se rassemble devant un spectacle de rue sont en fait des processus d’individualisation qui empruntent d’autres voies, d’autres “méthodes”, que la confrontation des opinions raisonnables dans un débat public. Reste que dans l’une ou l’autre forme, l’individu est un état du processus social: “Si on doit tenter de définir la foule et le public à partir de la forme dans laquelle s’exerce le contrôle social, il est clair qu’ils sont à proprement parler les seules formes de société qui peuvent être dites individualistes “[[Park R. E., The Crowd and the Public, op. cit., p. 81..