Il se peut que John Rajchman nous ait donné le premier livre en anglais qui prenne Deleuze au sérieux en tant que philosophe, au lieu de reproduire les plates comparaisons habituelles, résolument pédagogiques, entre “Deleuze et x” (au choix : Spinoza, Nietzsche, Bergson, etc.). Si l’on excepte les beaux ouvrages de Jean-Clet Martin et de René Scherer, les autres livres consacrés à Deleuze que l’on trouve usuellement en France ou aux Etats-Unis, sont soit lourds et obscurs, soit besogneux, soit hostiles et philosophes (Badiou), mais guère philosophes tout court. Rajchman, au contraire, produit une véritable étude, qui cherche à reconstruire la myriade de “connections” de la pensée deleuzienne. Filant une métaphore Zen chez Deleuze, Rajchman “commence par le milieu”, sans justification faussement neutre, ou propédeutique. Toutefois, il respecte la chronologie et commence au début, avec Empirisme et subjectivité, le livre sur Hume (1953), soulignant ainsi le thème d’un pragmatisme et un empirisme spécifiquements deleuziens, ce qui surprendra ceux qui croient encore en une division entre philosophie analytique/philosophie continentale. Hume ‘offre’ à Deleuze l’idée d’un rapport constitutif entre artifice et croyance : il nous faut croire en un artifice pour donner forme et contour à notre vie (7). L’ontologie, la tentative de classifier ce qui est afin de produire une hiérarchie des êtres, laisse place à la croyance, qui est toujours opérationnelle et probabiliste. Qu’y a-t-il alors au monde ? Des dispositifs, des agencements, des réseaux et leurs ‘résultats’ pragmatiques : un instrumentalisme, alors ? Non, dit Rajchman : trop mécanique. Deleuze parle de “machines abstraites”, qui ne doivent pas être comparées avec la machine de Turing, parce qu’elles sont “construites à partir de nombreuses connexions locales” (8, 70), elles doivent toujours et nécessairement être liées à un temps et un lieu, à des désirs particuliers. Les machines, en territoire spinoziste, sont des “machines désirantes”, selon l’expression de Félix Guattari : “des machines qui ‘expriment la vie’ à travers une construction” (72).
Je proposerai la formule suivante, un peu grossière, pour résumer les arguments de Rajchman concernant la philosophie deleuzienne : tout se ramène aux trois ‘E’ d’expérimentalisme, empirisme et “événementalisme”.
(I) Expérimentalisme. Au lieu du transcendantalisme kantien-la recherche des conditions de possibilité d’une expérience, dans laquelle on reste toujours hanté par la possibilité que les conditions transcendantales soient simplement modelées sur les particularités empiriques du “je pense”, nous avons l’expérimentalisme huméen, que Deleuze trouve aussi chez Bergson (16-17). (Plus loin, dans ce qui pourrait être finalement une formule rhétorique, Rajchman dit qu'”au lieu de chercher les ‘conditions de possibilité’ de la sensation, nous pourrions peut-être nous tourner vers la sensation elle-même, comme condition d’autres possibilités de vie et de pensée” (127)). Le but est de se libérer du “problème de la subjectivité”, de son “illusion”, jusqu’à arriver à un niveau d’expérience préalable à la division du monde en sujet et objet : “le plan d’immanence” (17, 83). La différence entre cet “empirisme hérétique” (selon l’expression de Pasolini) et la phénoménologie telle qu’elle fut pratiquée par Merleau-Ponty n’est pas claire (8, 19 ; pour la phénoménologie et l’art, 131s.), et Rajchman, comme il lui arrive parfois, prend l’argumentation deleuzienne pour argent comptant. L’idée à retenir, en tout cas, est qu’avant n’importe quel code, il y a un univers de “sens” (dont la logique est fournie dans Logique du sens), un sens qui n’est pas public comme le “sens commun” mais qui se situe au niveau de la production des multiplicités. Le sens n’est pas réductible aux déterminations publiques de ce qui est compréhensible et la sensation-la combinaison d’affects et de percepts-n’est pas réductible à des états privés ; elle ne peut pas être “confondue avec des états subjectifs, des sensibilia ou du ‘sensualisme'”; Deleuze aime l’affirmation de Cézanne, contre les impressionnistes, que “les sensations sont dans les choses elles-mêmes, pas en nous” (134).
(II) Un Empirisme … mais dans lequel nous expérimentons un univers d’artifice, où tout est fabriqué, “contrefait” au sens nietzschéen (76) : nous vivons dans et par la production du faux. L’existence humaine elle-même est radicalement “simulacre” et trompeuse. Ainsi il ne peut y avoir aucune “table rase” (20), aucune limite préétablie de l’expérience commune (145 n. 1). Cet empirisme est radicalement “expérimental” (20) car il s’empresse de rester ouvert aux nouvelles formes de l’expérience, “voyant la société comme expérience plus que comme contrat” (ibid). Deleuze reconnaît l’influence de la pratique historique “événementalisante” de Foucault, qui met à jour une multiplicité d’événements que nous subsumons, par exemple, sous les catégories du “normal” et du “pathologique” (147, n. 9).
(III) Nous sommes alors dans une philosophie de l’événement, un “événementalisme”. Mais que signifie “mettre à jour les événements “? Pourquoi serai-ce différent d’une histoire ordinaire des événements ? Est-ce du nominalisme ou du réalisme (au sens ontologique, où l’on croit à des entités réelles) ? Rajchman prend pour exemple la question du “genre” : Deleuze ne cherche pas à savoir si les classifications de genre sont “essentielles” ou “conventionnelles” mais plutôt si “elles constituent des catégories ‘molaires’ recouvrant des devenirs ‘mineurs’ innombrables, dont le potentiel d’existence sollicite notre réalisme” (62, 80-1, 89-90). (Voilà la base de la critique deleuzo-guattarienne de la psychanalyse : elle obscurcit des devenirs innombrables avec son “roman familial” (90)). Mais qu’est-ce qu’un devenir ? “[Un devenir n’est pas une histoire avec un point de départ et d’arrivée fixes” (90), c’est exactement le contraire de l’identité. Qu’arrive-t-il une fois que l’on découvre ce niveau plus profond des devenirs ? C’est comme si “en dessous de la ‘seconde nature’ de nos personnes et de nos identités, il y avait une Vie antérieure potentielle, capable de nous réunir sans supprimer ce qui nous rend singulier” (81-2). Que signifie alors être “réaliste” pour Deleuze ? Rajchman fait un usage élégant de l’analyse du cinéma néo-réaliste italien dans Cinéma 2 : le néo-réalisme n’est pas “réaliste” à cause de la manière dont il dépeint la réalité sociale, mais parce qu’il a inventé une nouvelle sorte d’image qui montre une nouvelle dimension de réalité, l'”intolérable” (63). Quant à la notion deleuzienne d'”événement”, j’avoue qu’elle me semble parfois étrangement proche de l’Ereignis heideggérien (l’idée d’un événement ou ‘avoir-lieu’ qui serait plus originaire que le sujet), même si Deleuze se tortille et se démène pour se dégager de cette proximité. (Pour avoir plus d’éléments sur ce débat, dans une argumentation qui fait de Deleuze un penseur métaphysique dans la proximité de l’événement heideggerien ou du concept hégélien, et indépendamment de ce que l’on peut penser de ses conclusions, voir le livre récent d’Alain Badiou sur Deleuze.)
Cet empirisme axé sur l’innovation, sur les nouvelles formes de l’expérience, amène Deleuze à une de ses idées les plus originales et cruciales (il a d’innombrables idées originales, mais toutes ne sont pas pareillement ‘utiles’, ne fournissent pas le même ‘travail’ dans son oeuvre) : l'”image de la pensée” (32s.), qui est l’objet même de sa philosophie. Celle-ci prend alors le nom de “noologie” : précisément, l’étude des images de la pensée (34). Par exemple, quand Hume et Kant empruntent des voies différentes, face au problème de l’illusion, ce sont deux images distinctes de la pensée qui sont à l’oeuvre. L’image de la pensée est alors à la fois la contribution deleuzienne à la philosophie, et la méthode selon laquelle il pratique l’histoire de philosophie. Deleuze veut écarter l’idée (le dogme !) de la transcendance (35), sans affirmer en contre-partie son idée d’un “plan d’immanence”, comme si celle-ci était universelle et atemporelle, mais en se plaçant du point de vue de l’immanence, afin d’élaborer, dans chaque philosophie, “le moment d’originalité de ses créations” (ibid.). Ainsi Platon crée le concept des Formes ‘dans’ une image particulière de la pensée ; Descartes prend la forme jésuite de la méditation et l’emploie contre la scolastique (37). De même que le plan d’immanence s’établit avant la division du monde en sujets et objets, l’image de pensée intervient avant la formalisation des arguments (43) – bien que les défenseurs des “arguments” comme éléments constitutifs de la philosophie peuvent répondre que c’est le contraire !
La noologie prend ainsi la place, pour Deleuze, de l’histoire de la philosophie – y compris les histoires les plus “philosophiques” comme celles de l’Esprit (Hegel) ou de l’Être (Heidegger) (39), car les images de pensée ne se réduisent pas à des “epoques”, la philosophie ne se réduit pas non plus à une simple “conversation” (Rorty est écarté dans le même souffle qu’Habermas : l’équilibre ‘communicationel’ empêche l’émergence du nouveau), ni à une compétition dans laquelle un argument sortirait victorieux. Il y a plutôt un sens nietzschéen de “l’intempestif ” (40) et une “géophilosophie”, développés dans Qu’est-ce que la Philosophie ?, qui décrit la relation entre configurations spatiales particulières, localisations géographiques et formations philosophiques qui surgissent du dedans. Cette “tectonique” des mouvements de l’histoire de la philosophie est inspirée par l'”archiviste” Foucault, “quand le rapport entre ce que nous pouvons dire et ce que nous pouvons voir à un instant et à un lieu donné est fixé par des régularités discursives plutôt que par un schéma fixe” (68). Mais remarquez que s’il n’y a aucun territoire sans une “déterritorialisation” correspondante (95), il ne peut non plus y avoir aucune définition d’une identité, même mineure, sans référence immédiate à des “lignes de fuite”. On devient toujours quelque chose ; précisément, il y a “quelque chose” en nous qui est en devenir ; et chaque fois que nous sommes ce “quelque chose”, surtout au sens le plus massif, dans lequel nous pourrions ‘valoir’ quelque chose en tant que groupe, identité collective ou représentation, il y aura toujours décomposition, fragmentation, et “fuite” (dans les deux sens : on fuit un oppresseur, et un robinet fuit) ; nous ‘sommes’ alors des “lignes de fuite”.
Cet accent mis sur “l’image de pensée” a aussi un impact sur la relation entre la philosophie, la science et l’art : Deleuze argumente en faveur d’un système de connexions qui, selon la remarque utile de Rajchman, ne serait ni “naturalisation” quinéernne (les affirmations philosophiques doivent se conformer à l’idéal des sciences naturelles) ni “textualisation” qui transforme la philosophie en la littérature (46-7). L’espace et le temps eux-mêmes, au lieu d’être des “formes d’intuition” (Kant), sont engloutis dans l’expérimentation, prenant la forme de l’indétermination temporelle (Proust) ou de l’éternité (Spinoza). C’est le passage d’une spatialité “extensive” à une spatialité “intensive”, exprimé par le néologisme forgé dans Différence et répétition : “la synthèse asymétrique du sensible” (130). (NB : Une lecture directement opposée du rapport de Deleuze à Kant a été proposée il y a quinze ans par Vincent Descombes dans Le Même et l’Autre (Minuit) : Deleuze serait fondamentalement un post-kantien qui réfléchirait sur l’âme, le monde et Dieu. Comme le fera Badiou, mais d’une manière plus honnête, Descombes donne une évaluation hostile mais “vivifiante “qui ne suit pas Deleuze à la lettre.)
Si la sensation elle-même est ouverte à l’expérimentation, alors le cerveau devient matière pour la philosophie, pour l’art, aussi bien que pour la science. Mais l’approche deleuzienne du cerveau, de l’esprit, et de leur relation, diffère du mélange habituel à ‘parts égales du réductionnisme informatique qui isole des processus mentaux de leur contexte corporel, de l’adaptationnisme darwinien des compétences et des techniques, et des descriptions gestaltistes et-ou phénoménologiques du comportement’ (137). Il s’oriente plus vers l’idée d’un “système incertain”, dans lequel le temps et l’espace ne sont pas tant “mécanisés” qu’inscrits dans des “machines abstraites” (70-1). Rajchman utilise à nouveau, brillament, les deux volumes sur le cinéma (qui déclarent haut et fort, pour ceux qui se sont donnés la peine de les lire, qu’ils traitent du cerveau-et du système nerveux ; cf. 133s.), montrant que les automatismes ou mécanismes de l’esprit n’ont vraiment de sens que si l’esprit est considéré isolément, alors qu’en fait, “penser n’est jamais un automatisme” (72), ce que nous montrent, précisément, les “images-temps” dans le cinéma (73). Et encore notre univers sature l’esprit/cerveau avec de l’information, le rendant ainsi de nature de plus en plus “informationnelle”. Ainsi la tâche pour la pensée et la philosophie est d’échapper à cette saturation, en produisant une nouvelle image de la pensée qui ne serait pas entièrement “informationnelle” ou “communicationnelle” : en produisant le nouveau. (Deleuze aurait immédiatement intégré l’intérêt actuel porté à la “plasticité neurale” ; voir l’excellent commentaire de Rajchman sur sa “neuro-esthétique”, 136-8.)
Cet accent mis sur l’innovation et la création modifie le rôle du philosophe, qui, de professeur, devient expérimentateur : “Dans l’empirisme de Deleuze, la philosophie commence toujours par une rencontre avec quelque chose extérieur à l’Université” (23). Par exemple, la philosophie ne vient pas à l’art afin de l’expliquer par un modèle préexistant, mais fait face à ce nouveau “bloc de sensation” pour inventer un nouveau concept (114-115). Il ne s’agit donc pas d’une “théorie” à “appliquer”. L’art peut aider la philosophie à sortir de son dogmatisme et produire une nouvelle image de la pensée ; en même temps, la philosophie a son propre “style”, ses “personnages conceptuels”, et ne peut pas simplement “adopter des figures venant d’autres domaines” (118). Le mouvement d’innovation est présent aussi dans l’art lui-même : “Dans un monde moderne d’une stupéfiante banalité et routine, fait de clichés, de reproductions mécaniques ou automatiques, le problème est d’extraire une image singulière, une manière de penser et d’énoncer vitale et multiple, pas une théologie de subsitution ou un ‘objet auratique'” (125).
Les phénoménologues d’aujourd’hui qui ressentent le besoin de fortifier leur régime husserlien se tournent notamment vers Bergson, précisément sur la question de la pensée et de la conscience, et Deleuze est ici incontournable. Son souci de l’innovation avait d’ailleurs des débouchés dans la psychologie : voir son intérêt pour la schizophrénie et l’autisme ; pour les “pidgins”, les créoles, les langues “mineures” et le personnage de Bartleby chez Melville ; pour la dimension pragmatique de la linguistique, qui témoignent tous d’un souci pour la dimension véritablement expérimentale, risquée de l’expérience. Il y a des particules d’expérience qui ne peuvent pas être réduites à des “genres” ou des “types” ; elles ne peuvent être exprimés, par exemple, que comme “blocs de sensation” (85) tels qu’on les trouve dans la peinture. C’est ainsi que l’empirisme deleuzien est, encore une fois, un expérimentalisme, ou, en langage humien, un artificialisme.
Enfin, signalons que Rajchman établit une périodisation très utile et originale des étapes du travail de Deleuze (24-25) : (i) L’histoire de la philosophie, culminant dans ses deux grands travaux systématiques Logique du sens et Différence et répétition (1969) ; (ii) Le militantisme de la fin des années 60 au début des années 70, culminant dans des travaux plus expérimentaux : L’Anti-Œdipe (1973) et Mille Plateaux (1980), avec Guattari ; (iii) La tentative d’imaginer un autre monde, après l’échec de la deuxième étape, avec les livres de cinéma (Cinéma 1 : L’Image-mouvement, 1983, Cinéma 2 : L’Image-temps, 1985) et Qu’est-ce que la Philosophie ? écrit de nouveau avec Félix Guattari (1991).
Il aurait fallu traiter certains autres thèmes importants chez Deleuze que Rajchman expose bien : par exemple sa “politique”, centrée sur “le peuple, qui est toujours absent” et la difficulté de conceptualiser aujourd’hui le prolétariat, ou sa critique et reprise des concepts freudiens. Quant aux thèmes manquant dans la présentation de Rajchman elle-même, on songera au rapport qu’eut Deleuze aux thèmes scientifiques (à part le motif “neuro-esthétique”, qui est bien présenté) : les mathématiques (dans Différence et répétition et Le pli), la biologie, la médecine et l’histoire naturelle ; et à l’absence de celui que Deleuze appellait le “prince des philosophes” : Spinoza.
Néanmoins, The Deleuze Connections est certainement ce qui peut être fait de meilleur dans des travaux de ce type ; sensible, extrêmement riche, de temps en temps ironique et drôle, cette monographie de philosophie “sérieuse” est curieusement actuelle, d’un format commode, agréablement imprimée… en somme, le livre est recommandé à tous ceux qui portent un intérêt réel à la philosophie de tout genre.
Traduit de l’anglais par Emmanuel Videcoq et révisé par l’auteur.