Etudes critiques

Théorie critique et républicanisme kantien

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Habermas vs Adorno et au-delà
Depuis des décennies, Jürgen Habermas, à la fois philosophe et sociologue, occupe une place de premier plan sur la scène intellectuelle en Europe et en Amérique. Ses oeuvres sont vite traduites et suscitent nombre de commentaires, en général laudateurs. Beaucoup le considèrent comme un des penseurs les plus importants de la deuxième moitié du vingtième siècle et voient en lui un continuateur des théoriciens de l’École de Francfort, Horkheimer et Adorno. Pourtant, Jürgen Habermas lui-même n’a pas caché qu’il était fort critique à l’égard de ceux qu’on présente comme ses prédécesseurs. Ce que l’on sait moins, c’est que les deux chefs de file de la théorie critique ont émis de très fortes réserves sur celui qui était leur collaborateur à « l’Institut für Sozialforschurng » de Francfort. On en a un témoignage éloquent dans une lettre adressée par Max Horkheimer à son ami Theodor W. Adorno le 27 septembre 1958[[- Max Horkheimer << Gesammelte Schriften >> Band 18 1949-1973, Frankfurt/Main, 1996 Le texte en est long (une dizaine de pages imprimées en petits caractères) et porte pour l’essentiel sur un article de Habermas consacré à Marx et au marxisme. Horkheimer dit d’emblée qu’il a des divergences fondamentales avec le jeune Habermas. Il lui reproche en premier lieu de centrer son interprétation de Marx sur les oeuvres philosophiques de jeunesse en méconnaissant les oeuvres de la maturité liées au projet de critique de l’économie politique. Le fait est d’autant plus remarquable que Max Horkheimer ne se réclame plus du marxisme depuis la fin des années trente et ne cherche pas à donner des leçons d’orthodoxie en cette matière, bien au contraire ! La théorie critique telle qu’il entend doit être critique du marxisme, mais doit se faire en même temps ré appropriation de Marx en le comprenant autrement.

Ce Marx mis en perspective, notamment dans La Dialectique de la raison, n’est ni un philosophe existentialiste de l’engagement, ni un penseur « économiste » de la détermination historique, il est bien plus un analyste de l’enfermement des individus dans la dynamique de la valorisation capitaliste et de la marchandisation des échanges humains. C’est cela que l’on trouve notamment dans le « Capital » et qui fait le prix de cette oeuvre que l’on a tort de considérer comme un traité d’économie ou de sociologie. L’oeuvre de Marx de la maturité ne met pas fin à la philosophie en mettant au point une nouvelle science (de la société ou de l’histoire), elle interroge la philosophie sur ses aveuglements, sur son incapacité à voir la déformation de la raison à l’oeuvre dans les rapports sociaux. Il y a sans doute chez Marx un messianisme prolétarien injustifié, une sorte de croyance naïve dans les capacités libératrices de la classe ouvrière (alors que cette dernière est elle aussi prise dans les filets de la valorisation capitaliste). Mais si l’on fait abstraction de ces tentations révolutionnaristes présentes chez Marx, on peut trouver dans ses élaborations sur la dialectique du Capital des éléments d’analyse critique sur l’impasse historique dans laquelle se trouve la société contemporaine. Ainsi compris, il peut nourrir un pessimisme de l’intelligence qui aide à faire face aux phénomènes totalitaires du vingtième siècle et au déclin de l’individu.

Dans la même veine, Horkheimer fait un deuxième reproche à Habermas, celui de jongler avec la notion de révolution sans se soucier de faire un véritable bilan des révolutions du vingtième siècle et sans se préoccuper non plus d’apporter par une telle jonglerie de l’eau au moulin idéologique des courants totalitaires venant de l’Est. Habermas, quant au fond, est trop marqué par une volonté d’agir qui le pousse à l’activisme sur le plan théorique. Son impatience l’empêche de voir qu’il n’est pas si simple de parvenir à l’unité de la théorie et de la pratique et ne lui permet pas non plus de saisir qu’il ne suffit pas de poser la question pour être déjà en possession d’une problématique sérieuse à ce sujet. Il lui aurait fallu en particulier se demander pourquoi les pratiques, même lorsqu’elles se veulent transformatrices ne font que reproduire les relations existantes et pourquoi les théories, bâties avec les meilleures intentions critiques, ne font que redoubler la clôture des pratiques sur elles-mêmes en se faisant dogmatisme. L’impatience en matière théorique est donc mauvaise conseillère et il faudrait se refuser à proclamer un quelconque état d’urgence pour chercher au contraire à comprendre l’impuissance de la théorie comme un problème théorique essentiel. Croire que la société actuelle peut se déchiffrer quasi immédiatement à partir de ce pour quoi elle se donne, c’est aller vers des mirages théoriques et des constructions sans consistance véritable. La théorie critique doit en fait accepter de travailler dans l’isolement et dans le malaise en se méfiant d’elle-même et de ses premiers mouvements.

C’est pourquoi elle ne peut faire fond, comme le pense Habermas, sur les sciences sociales pour vérifier ou infirmer ses thèses. Ce n’est pas la sociologie qui peut résoudre le problème de la transformation de la société, notamment celui des agents ou acteurs révolutionnaires. En tant que discipline positive qui reflète les mouvements à la superficie de la société, la sociologie a effet besoin elle-même d’être subvertie, déséquilibrée par l’intention philosophique et par une sorte de méfiance théorique qui veut aller regarder derrière les évidences. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer des déformations idéologiques ou des biais politiques, mais bien d’élucider les relations de correspondance, de complicité objective entre les énoncés empiriques des sciences sociales et la dynamique présente dans les rapports sociaux. La théorie critique par suite ne peut ignorer superbement les sciences sociales et se contenter de la seule réflexion philosophique, parce que les sciences sociales, loin de reposer sur de l’arbitraire, participent de la reproduction sociale et travaillent à partir des représentations spontanées des sujets de la société capitaliste. Croire cependant comme Habermas que l’on peut produire une philosophie de l’histoire (non finaliste) à visées pratiques (émancipatrices) en testant ses thèses à l’aune des faits ou des données établis par les sciences sociales relève d’une profonde erreur. L’intention émancipatrice n’a pas à chercher, sans autre forme de procès, les conditions de sa réalisation en reprenant et en utilisant les connaissances empiriques des sciences sociales comme moyens de vérification. Il lui faut d’abord s’interroger sur elle-même, sur ce qui peut la lier à la société qu’elle veut dépasser et par là même s’interroger sur les individus et leurs capacités à se libérer. C’est seulement à partir de là qu’elle pourra jeter un autre regard sur le monde des « faits » et des lois empiriques des sciences sociales.

Pour Horkheimer, il ne fait pas de doute que Habermas se méprend sur ce qui est essentiel dans la théorie critique, à savoir la dépendance du théorique (la formalisation théorique) par rapport au pratique (les relations et les pratiques sociales). Il interprète en fait cette position comme impliquant la supériorité ou la préséance du moral (du normatif) sur le positif-empirique. En suivant cette voie Habermas rompt effectivement avec une thèse fondamentale développée par Horkheimer dans son grand article « Théorie traditionelle et théorie critique » dans les années trente : la séparation entre théorique et pratique dans l’acception Kantienne de ces deux termes ne peut être acceptée, parce qu’il n’y a pas de théorique pur et de pratique pur que l’on puisse isoler de l’organisation (objective par rapport à la subjectivité des individus) des rapports sociaux. Les configurations de la raison ne peuvent être détachées de ce qui se passe dans la société. La raison qui est à l’oeuvre dans les sciences de la nature n’est pas indépendante des relations que les hommes établissent entre eux et avec la nature. Dans ses questionnements comme dans ses aveuglements la pensée scientifique est marquée profondement par une recherche de maîtrise, voire de domination des processus naturels qui reflète les préoccupations de mise en valeur propres à la société capitiste. Le désintéressement des scientifiques ne doit donc pas faire illusion, ils sont pris dans une division intellectuelle du travail et dans un système de commande sociale contraignante qui les font vivre et agir dans des relations d’hétéronomie. Quant aux sciences sociales, elles sont, on ne peut plus dépendantes de la pression des rapports sociaux constitués en une sorte de seconde nature. Il ne suffit pas d’un supplément d’âme ou d’une exigence normative pour bouleverser tout cela.

L’évolution ultérieure de Habermas n’infirmera pas les critiques soupçonneuses de Max Horkheimer. Dans un article très révélateur consacré de nouveau à Marx et au marxisme et publié dans le recueil « Théorie und Praxis » le disciple infidèle de Horkheimer et Adorno affirme purement et simplement que la critique de l’économie politique développée par le Marx de la maturité est réfutée par les faits, notamment en ce qui concerne son thème central de la théorie de la valeur-travail. Pour arriver à ce résultat, Habermas doit attribuer à Marx une conception « naturaliste » de la valeur (le temps de travail étant à la fois la substance et l’instrument de mesure de la valeur) alors que ce dernier fait une théorie de la valeur comme forme sociale de captation d’une grande partie des activités humaines (la forme valeur des produits du travail et la forme valeur de la capacité de travail). Cela le conduit à faire du « Welfare State » ou État social un instrument de l’atténuation des conflits de classe ou de la redistribution des revenus. En effet si l’Etat n’est pas obligé de se soumettre aux lois économiques contraignantes de la valorisation et peut se soustraire dans de nombreuses occasions à la dynamique capitaliste en encadrant le marché et en favorisant l’investissement public, on se trouve alors dans un cadre largement neutralisé sur le plan social. Selon cette vision, l’État subit des pressions de différents groupes sociaux, mais il peut y faire face en essayant d’équilibrer les unes par les autres. Dans cette tâche, il peut et doit être aidé par la confrontation démocratique-pluraliste des partis, des groupements professionnels et des associations qui fournit des indications sur les orientations qui recueillent la plus d’assentiments.

Il ne paraît dès lors plus très pertinent de mettre l’accent sur l’exploitation au sens où l’entendait Marx. Le principal enjeu dans les sociétés industrielles développées, c’est bien plus la qualité et la portée des débats publics. Autrement dit, il faut arriver à écarter ou à rendre inopérant tout ce qui entrave le dialogue entre les groupes sociaux et entre les individus. Il faut en particulier combattre tout ce qui empêche les participants à une société de se comporter en adultes responsables : aussi bien les institutions oppressives qui cherchent à limiter le plus possible les expressions et les interventions critiques de ceux qui sont sous leur juridiction, que le jeu incontrôlé et proliférant d’une rationalité technologique livrée à elle-même (la rationalité instrumentale et la technique comme idéologie). L’extension, de la communication libre devient en ce sens le problème essentiel des sociétés contemporaines. Plus elle étend son emprise sur les activités sociales, moins il y a à craindre le poids de la répression et des mesures coercitives. Plus elle préside au choix des orientations sociales, moins il y a à craindre que la dynamique de l’instrumentalité et des moyens ne l’emporte sur le monde des fins. Au fond, il s’agit moins de transformer des rapports sociaux de production que de placer les activités de reproduction des moyens de la vie sous le contrôle du débat public et de la capacité des hommes à dialoguer et à dépasser leurs dissensions.

Cette position qui est en rupture avec tout ce que Horkheimer avait pu défendre depuis les années trente et avec ce qu’Adorno défendait encore dans ses enseignements et ses écrits d’après la guerre, postule bien évidemment que le normatif, en l’occurrence l’aspiration à des relations communicationnelles sans tromperie, ni violence (ou encore la recherche d’une situation dialogique idéale) produit en permanence des effets dans les rapports sociaux et imprègne en profondeur la socialité. Pour étayer cette théorisation aventurée, sinon audacieuse, Habermas a recours à une interprétation ingénieuse de textes hégéliens de la période de Iéna dans un article intitulé « Travail et interaction ». Il prétend y démontrer que, contrairement à Hegel, Marx a confondu dans sa conception de la praxis, des réalités qui sont irréductibles les unes aux autres, à savoir le travail, l’interaction, et le langage. Plus précisément, l’auteur du Capital dans son analyse du rapport social aurait mis sous la houlette du travail, qui est un rapport technique à la nature, des réalités qui, elles, sont pleinement sociales, les relations intersubjectives dans l’action et l’activité communicationnelle dans le langage. A partir de là, Habermas peut procéder à une réévaluation de la notion de praxis qui devient pour l’essentiel déploiement des échanges inter humains sur le plan symbolique. Mais, pour cela, il lui a fallu opérer toute une série de réductions plus que discutables. D’abord il ramène le travail à la fiction du travail simple (une relation simplifiée de production de l’objet), confrontation directe, quasi-solipsiste entre l’homme et son faire. En second lieu, il présente le rapport à la nature comme une relation quasi invariante et non problématique de cognition, dans laquelle l’augmentation et le déplacement des connaissances ne change rien d’essentiel. Enfin il détache le symbolique (et par voie de conséquence le langage) de ses sources imaginaires et poiétiques.

Les interrelations entre les différentes facettes des activités humaines sont ainsi effacées. Le travail n’est plus, comme le pense Marx, un mode de relations entre les hommes qui implique des relations spécifiques à la nature et à l’objectivité. Il n’est plus en particulier, cette unité contradictoire, complexe où se combinent des formes de possession symbolique du monde (la maîtrise du monde à travers sa mise en valeur), des formes d’organisation et de conditionnement des activités sociales, des formes de valorisation-dévalorisation des relations interpersonnelles, des formes de production de la subjectivité (la conduite rationnelle de la vie selon les canons de la prestation valorisante). A contrario, les échanges linguistiques et les processus de compréhension et d’entente entre groupes sociaux et individus (régulations normatives, procédures institutionnalisées pour la vie en commun) se voient autonomisés et mis à distance du travail réduit à la reproduction matérielle de la vie. Certes la socialité ne peut s’abstraire de l’activité de production, mais, selon les conception de Habermas, ses véritables fondations se trouvent dans le communicationnel, l’argumentatif (l’échange d’arguments pour parvenir à des accords) et le moral-normatif. Il y a un dualisme hiérarchisé entre Travail et interaction.

Cet éloignement progressif entre les vieux francfortois et Habermas, a été un temps masqué par les réactions apparemment identiques d’Adorno[[- Cf., Theodor W. Adorno «Marginalien zu Theorie und Praxix» in «Stichworte. Kritische Modelle 2» Frankfurt/Main, 1969, pp 169-191. et de Habermas[[- Jürgen Habermas «Die Scheinrevolution und ihre Kinder» in «Kleine politische Schriften I-IV», Frankfurt/Main, 1981, pp 249-260. face au mouvement étudiant de la fin des années soixante et face à la stratégie d’opposition extraparlementaire préconisée par certains de ses éléments. Tous deux se retrouvent pour condamner les illusions révolutionnaires des dirigeants étudiants du SDS allemand. Mais les raisons qu’ils donnent à cette condamnation ne se recouvrent pas complètement. Habermas, pour sa part, met clairement en accusation, les dirigeants étudiants, pour leur refus du dialogue démocratique avec des secteurs importants de la population, leur fascination pour la violence, et leur ouvriérisme. Adorno, quant à lui, incrimine l’incapacité du mouvement étudiant à réfléchir sur sa relative impuissance et à penser les difficultés profondes que rencontrent les activités politiques visant à la transformation de la société dans le monde actuel. Il leur reproche en conséquence de tomber dans les pièges de l’activisme et du tacticisme en restant par là prisonniers de la société qu’ils entendent transformer. Dans le cas de Habermas, l’opposition à certains secteurs du mouvement étudiant est affichée avec beaucoup de bonne conscience, chez Adorno, au contraire, les critiques sont faites avec mauvaise conscience et une sorte de résignation désolée regrettant que les choses ne puissent pas aller autrement. Habermas, au fond, voit dans le révolutionnarisme et la violence de certains secteurs étudiants quelque chose d’aberrant qui empêche le mouvement dans son ensemble d’être un facteur de politisation démocratique de masse alors qu’Adorno l’analyse, lui, comme le reflet d’une situation historique partiellement bloquée.
Cette divergence est tout à fait significative du fossé qui s’approfondit entre les vieux francfortois et Habermas. Ce dernier est maintenant convaincu que les sociétés occidentales recèlent de très fortes potentialités démocratiques qu’il faut s’efforcer d’exploiter en fournissant la théorie adéquate. En conséquence il voit de plus en plus dans la théorie de ses anciens maîtres une sorte de négativisme ou de bouderie métaphysique qui conduit à l’immobilisme théorique. On ne trouve effectivement que peu de choses sur la politique chez Horkheimer et Adorno après la deuxième guerre mondiale. On chercherait en vain dans leurs écrits des analyses fouillées sur le fonctionnement de la politique dans les démocraties occidentales, sur le système social et politique des pays de l’est ou encore sur le mouvement ouvrier. Pourtant ce serait une erreur de croire que les problèmes de la politique sont absents de leur réflexion. Ils y ont même une présence massive, comme en témoignent la grande enquête d’Adorno sur la personnalité autoritaire publiée au début des années cinquante, les recherches de l’institut sur les séquelles du nazisme en Allemagne et certains textes de circonstance. Pour bien comprendre leur position on peut se référer en particulier à un texte tout à fait paradigmatique d’Adorno « Erziehung nach Auschwitz » (L’éducation après Auschwitz)[[- Stichworte, op. cit., pp 85-101 qui reprend une conférence faite à la radio de Francfort en 1966. Le thème essentiel en est : comment empêcher qu’Auschwitz ne se reproduise alors que les conditions de son apparition n’ont pas vraiment disparu. Il y a, sans doute, des formes démocratiques de vie politique dans un certain nombre de pays, mais pour Adorno cela ne doit pas conduire à un optimisme injustifié. Il subsiste chez beaucoup d’individus de la société d’aujourd’hui trop de tendances contraires à la démocratie et, ce qui est plus grave, favorables sourdement à la barbarie et à la destruction. Cela signifie donc que l’éducation et les formes de socialisation doivent s’assigner pour objectif l’apparition d’autres formes d’individuation, ce qui ne peut se produire par un coup de baguette magique. Il faudrait en réalité y parvenir une conjonction de beaucoup d’efforts et rien ne dit que les conditions de la réussite seront jamais réunies. On est ainsi dans une situation tout à fait paradoxale : pour renouveler la politique, il faut renouveler les hommes et pour renouveler ces derniers il faut faire jouer autrement les institutions et les organes de pouvoir.

Il va de soi qu’une conception aussi aporétique et circulaire du problème de la politique ne pouvait convaincre Habermas, puisqu’à ses yeux le principal obstacle à des développements démocratiques ne résidait pas dans les individus formés dans un certain type de rapport social, mais bien dans ce qui s’oppose à la communication libre (la rationalité instrumentale-technologique et les contraintes institutionnelles). Il était d’autant moins sensible à une thématique de la subjectivation ou de l’individuation que l’individu ne lui paraissait pas une réalité particulièrement problématique. Dans Connaissance et Intérêt (première édition allemande en 1965), il consacrait d’assez longs passages à une interprétation assez étonnante de la psychanalyse et de la cure analytique. Utilisant d’une façon très discutable, les travaux du psychanalyste Alfred Lorenzer, connu pour son rejet des conceptions de la psychanalyse comme psychologie du moi, il n’hésitait pas à présenter l’analyse comme une dialogie permettant à l’analysant, dans une sorte de processus d’auto-réflexion, de symboliser et de verbaliser des scènes et des interactions passées. La psychanalyse devenait, dans cette acception, un moyen de rétablir la communication avec soi-même et avec les autres, et, en quelque sorte, un moyen de neutraliser l’inconscient et de préparer ainsi les sujets à assumer pleinement l’intersubjectivité. Dans une telle interprétation le sujet de l’inconscient ne pouvait que disparaître sans laisser de traces entraînant avec lui une grande partie de la complexité du rapport individu et socialité (effets inconscients de la socialisation et de la production des subjectivités, modes d’agrégation inconscients au rapport social). Pour Habermas il n’était donc nul besoin de reprendre la thématique de la crise du sujet si récurrente chez Horkheimer et Adorno. Il s’était en fait peu à peu persuadé que les thèses les plus radicales, celles d’Adorno sur les tendances autarciques et solipsistes des individus malgré l’extension de leurs connexions aux autres et au monde, avaient été trop fortement biaisées par un attachement regrettable de ce dernier à une philosophie de la conscience dépassée par les derniers développements des philosophies du langage. Il devenait donc nécessaire et urgent de remplacer l’horizon théorique où les référents essentiels sont la conscience de soi et la réalisation de soi-même (philosophie de la praxis)[[ – Est-il besoin de le dire ces référents ne sont pas ceux de Horkheimer et Adorno bis) par un nouveau horizon théorique, celui de la communication et des relations intersubjectives.

Après s’être débarrassée de cette façon de deux parties essentielles de la théorie des pères fondateurs, la critique des relations capitalistes marchandes et la critique du subjectivisme contraint des individus , Habermas s’efforce de donner de nouvelles fondations à ce qu’il veut toujours être une théorie critique. Dans Théorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie (1971) il se confronte au théoricien du systémisme Niklas Luhmann en acceptant un certain nombre des conceptions de ce dernier. Comme lui, il admet que la société est caractérisée par une différenciation et une complexité croissantes, qui exigent que les communications et les relations de sens entre les membres de la société puissent être déchargées en partie de cette complexité grâce à des media de communications qui créent et reproduisent des automatismes sociaux. On peut prendre à titre d’exemple l’argent comme médium de communication de l’économie (du sous-système économique) qui transmet avec le minimum d’interventions humaines des données fondamentales (le prix du produit, l’état du marché, la productivité du travail, la rentabilité des capitaux etc.). Mais quand Luhmann, avance aussi que le pouvoir un médium de ce type dans la mesure où il institue des mécanismes de sélection des orientations collectives et des échanges politiques, Habermas, en revanche, ne le suit plus entièrement, car il estime en effet que le pouvoir ne peut être médium de communication que pour les relations bureaucratiques-technocratiques, mais certainement pas pour les relations politiques. La divergence peut paraître mineure, elle est en fait très significative. Habermas ne veut reconnaître de validité à la théorie des média de communication que pour la sphère de l’instrumentalité (de la rationalité technologique). Elle perd par contre tout droit à légiférer sur les sphères sociales qui relèvent de intercompréhension, des échanges normatifs et expressifs. Comme il le dit encore autrement, il y a deux modes d’intégration des individus à la société, l’intégration systémique par l’intermédiaire d’automatismes sociaux, l’intégration sociale par l’intermédiaire des processus, plus ou moins réglementés, d’entente dans les relations entre les individus et les groupes.

Quelques temps après Habermas donne à cette opposition une forme encore beaucoup plus nette en opposant la raison instrumentale (limitée à l’ajustement des moyens et des fins) à la raison communicationnelle, celle de l’échange d’arguments pour parvenir à des accords, ainsi qu’à la rationalité expressive (celle de l’art pour se dire aux autres). Il présuppose par là que la raison se manifeste sous trois formes ou modalités différentes largement invariantes (leur historicité est largement le développement de leurs virtualités). La raison, selon cette conception, n’est pas liée à son autre, l’imaginaire social et aux relations que les hommes entretiennent avec le monde et avec eux-mêmes à travers leurs rapports sociaux. Elle ne varie pas avec les variations de la production symbolique (du sens du monde et de la société). Elle ne varie pas avec les variations de la « mimesis » (le rapport au naturel), avec les variations de la « poiesis » (les activités transformatrices du monde). Elle n’a ainsi pas grand chose à voir avec la corrélation qui s’établit entre la production sociale des objets et des sujets. Cette raison ne veut pas voir que sa propre dissociation ou polarisation entre l’instrumental et le communicationnel correspond à une configuration historique spécifique de la raison qui réduit les activités de production à du factuel (qu’il s’agisse de la production d’objets ou de connaissances) et les échanges inter-humains à du communicationnel. Elle ignore pour une large part tout ce qu’elle peut avoir de culturel et de social, et en ce sens, s’inflige à elle-même une sorte d’autocensure.

Cela dit, il serait faux d’affirmer que Habermas n’entrevoit pas la difficulté. Une grande partie de ses efforts théoriques va précisément consister à faire des tentatives pour historiciser et nourrir des conceptions restées trop formelles. Dans le livre Sur la reconstruction du matérialisme historique (1976) il s’inspire de certaines thèses de Weber sur la différenciation entre sphères de rationalité (et à l’intérieur de celles-ci) pour introduire l’idée de logique et de dynamiques d’évolution des modalités de la raison. Naturellement il se garde bien de postuler des évolutions linéaires, prédéterminées dès leur point de départ. Il essaye au contraire de théoriser des évolutions qui seraient portées par des processus d’apprentissage en partie aléatoires. Les différenciations au niveau des modalités ou sphères de rationalité dépendent selon lui de multiples facteurs, notamment du poids respectifs qu’ont les différentes rationalités dans la culture des sociétés concernées et bien sûr, des évolutions institutionnelles. Il n’y a donc aucune garantie de voir triompher la raison communicationnelle (et la raison expressive) sur les proliférations de la raison instrumentale-cognitive. Pour que la raison par excellence, la raison de l’entente et des accords intersubjectifs, puisse avoir quelque chance, il faut en fait que les sociétés soient capables de se donner des identités raisonnables, c’est à dire ne s’enferment pas dans des cultures particularistes qui représentent des obstacles quasi insurmontables aux processus d’universalisation des pratiques argumentatives et normatives. Habermas pense pouvoir mieux cerner ces chances empiriquement en transposant au niveau phylogénétique les processus d’apprentissage théorisés par Piaget au niveau de l’individu, et surtout en utilisant les travaux de Kohlberg sur l’évolution et les stades de la morale, notamment sur le stade des morales post-conventionnelles. La virtuosité qu’il déploie dans la combinaison de ces travaux de statuts hétérogènes est tout à fait étonnante et lui permet indéniablement de faire apparaître des questions nouvelles. Toutefois il resterait beaucoup à faire pour étayer les perspectives théoriques qu’il développe sur certains problèmes, comme celui de la nature des normes sociales. Surtout on ne peut se départir de l’impression qu’à l’arrière-plan de toutes ces élaborations, il y a le telos caché de la communication sans déformation, sans violence ni contrainte.

Cela laisse en définitive une lourde empreinte sur la poursuite de son travail et obère en particulier le tournant linguistique qu’il entend favoriser dans les sciences sociales. Détachée et dégagée de la sphère économique ainsi que de la sphère bureaucratique la communication en tant que processus d’inter-compréhension est par la même coupée du rapport social et d’une partie essentielle de ses déterminations. La communication n’est en particulier pas replacée dans le cadre d’un rapport de communication partie prenante du rapport social, et vit en conséquence dans une atmosphère raréfiée, qui ne correspond pas à l’enracinement des échanges intersubjectifs dans la dynamique de la valorisation. Or, celle-ci réagit inévitablement sur la nature des connexions communicationnelles que véhiculent les activités de valorisation des individus (dans le travail et dans la vie sociale) et les activités de mise en valeur du monde. Dans Egoïsmus und Freiheitsbewegung (1936), Horkheimer avançait déjà que toute communication est une relation marchande, une transaction entre des domaines construits de façon solipsiste. Sans doute, y-a-t-il une part d’exagération dans cette affirmation, mais elle met le doigt sur le fait que les façons d’être (les relations des hommes à leurs activités, les modalités sociales de production des objets) imprègnent profondément les communications. L’intersubjectivité n’est pas première, elle est au contraire médiatisée par la conformation sociale des relations interindividuelles et par des formes de vie qui conditionnent largement ce qui est communicable et ce qui ne l’est pas. Le langage lui-même n’est pas un simple moyen de transmission de communications, car il reçoit de fortes impulsions tant de la « mimesis » (avec sa part d’imaginaire) que de la « poiesis » (avec sa part d’inconscient dans le faire). Il n’est ni neutre, ni transparent, quand il formule l’interaction, il est aussi bien manière d’être qu’agir communicationnel.

Il faudrait en conséquence se garder de simplifier les problèmes de la contrainte, de la déformation et de la tromperie dans la communication. Cette dernière n’est pas seulement entravée par la prolifération technologique, par des institutions et des cultures particularistes, mais aussi par l’hétéronomie de ceux qui communiquent. Les messages que l’on se transmet sont souvent des incommunications, parce qu’ils ne sont que des messages d’appréciation ou dépréciation de l’autre dans le combat concurrentiel de la valorisation. Les individus sélectionnent, réduisent ce qu’ils transmettent à ce qui leur permet de s’affirmer ou de surnager dans la lutte pour la reconnaissance sociale. Dans ces relations dissymétriques (il y en a qui gagnent et d’autres qui perdent) chacun doit exercer une violence sur soi-même pour s’adapter aux conditions qui lui sont faites. On doit notamment accepter d’intérioriser comme des données incontournables la violence à la fois symbolique et matérielle des mouvements objectifs du Capital, c’est à dire admettre implicitement une violence latente comme constitutive de la normalité sociale. Tout cela ne va pas, il est vrai, sans ambiguïtés ou réserves mentales, car les aspirations à la réciprocité sont permanentes. Chacun est et se veut relié à l’autre dans l’intersubjectivité. Cette dernière veut contradictoirement être à la fois efficace dans la compétition universelle et porteuse d’échanges pacifiés et gratifiants, avec les autres. Il en résulte qui que les communications, qui échappent tant soi peu à l’incommunication, sont caractérisées nécessairement par le malentendu et l’ambivalence. On croit chercher des relations ouvertes, égalitaires, mais on ne peut jamais totalement faire abstraction du statut, de la place dans la hiérarchie sociale des individus que l’on a en face de soi : la hantise du faire valoir ne disparaît pas par miracle lorsqu’on quitte le cadre des relations marchandes au sens strict, elle perdure comme un mal qu’on ne peut vaincre.

Habermas qui récuse toute la thématique de la valorisation est, bien entendu, dans l’incapacité d’analyser cette dynamique réductrice et régressive inscrite dans les relations intersubjectives. Mais il est obligé de constater empiriquement qu’il y a du malaise dans l’agir communicationnel et qu’on ne peut l’expliquer seulement par le jeu d’institutions répressives et de la rationalité instrumentale. C’est pourquoi pour faire face à la difficulté, il met en avant le thème de la colonisation du monde social vécu par le monde systémique. Au delà des engouements pour l’efficacité de la technologie et de la vogue des idéologies technocratiques, la société actuelle est selon lui menacée par la croissance incontrôlée des mécanismes systémiques qui tendent à réduire la sphère de la normativité et de l’expressivité. La régulation systémique se substitue peu à peu, dans toute une série de domaines, à la normativité fondée sur la mise au point de règles pour la vie en commun. Cela s’explique en grande partie par un affaiblissement de la tradition et des mondes vécus traditionnels, affaiblissement qui se concrétise dans une crise de la normativité et de l’expressivité dans la mesure où l’agir communicationnel ne fait pas suffisamment de place à sa propre rationalité. Pour Habermas la conclusion s’impose, on ne peut plus clairement : il faut renforcer le monde de la normativité et de l’expressivité en élucidant les conditions mêmes de sa rationalisation, en explorant les procès et procédures qui permettent à cette rationalisation communicationnelle de s’exprimer.

Pour atteindre ces objectifs, Habermas se tourne vers deux théorisations qui lui semblent conforter son orientation, la théorie de l’argumentation de S. Toulmin et la théorie des actes de langage d’Austin et de Searle. La première théorie, celle de Toulmin présente l’avantage de dépasser les analyses formalistes du langage et de l’activité scientifiques en mettant l’accent sur les aspects processuels, performatifs et consensuels des procédures scientifiques. Les actes de connaissance ne doivent selon lui, pas être séparés des interactions qui y conduisent et plus précisément des échanges d’arguments auxquels procèdent les scientifiques. Il ne peut y avoir de logiques scientifiques qui ne soient liées à des dialectiques de l’argumentation, ce qui revient à dire que les énoncés scientifiques doivent être considérés comme des résultantes de processus communicationnels à l’intérieur de la communauté scientifique. L’observation, la formulation d’hypothèses, l’administration de la preuve, rien de tout cela ne peut être rapporté à une confrontation du sujet et de l’objet ou encore à une adéquation qui s’établirait entre l’intellect et la nature à partir d’opérations formelles. Il faut au contraire le rapporter à des intersubjectivités en action qui se confrontent sur les raisons que l’on peut avoir d’accepter ou de refuser des énoncés de type scientifique. La communication à l’intérieur de la communauté scientifique n’est certainement pas totalement transparente, mais les raisons que l’on a d’adopter des hypothèses à un moment donné, peuvent toujours être invalidées, si apparaissent de nouvelles conjectures qui sont étayées par de meilleures argumentations. Si cette conception du travail scientifique est retenue, et pour Habermas il n’y a aucune raison de ne pas la retenir, elle apporte un éclairage nouveau sur la façon dont les choses se passent dans d’autres domaines, en particulier dans les domaines du normatif et du devoir être. Les règles, les normes, les prises de position que l’on y voit en vigueur ne relèvent pas d’une raison pratique au sens kantien, mais de procédures discursives, c’est à dire d’échanges d’arguments dans des groupes humains bien circonscrits. Dans de très nombreux cas, les échanges d’arguments sont réservés à une élite plus ou moins nombreuse, c’est à dire excluent une partie importante des partenaires potentiels. Mais l’effectivité des procédures argumentatives (produire de bonnes raisons opposables au plus grand nombre) supporte mal les restrictions et les particularismes. Aussi des tendances à l’universalisation sont-elles toujours présentes dans ces procédures.

Habermas se croit d’autant plus fondé à défendre de telles thèses que la théorie des actes du langage lui semble aller dans le même sens. Elle montre en particulier que parler ce n’est pas seulement émettre des sons et des messages, c’est avant tout agir et faire (produire des effets sur l’autre). Les actes illocutoires en tant qu’actes de langage qui ne sont pas tournés vers les activités instrumentales, stratégiques ou cognitives ne sont pas de purs vecteurs de significations, ils doivent être également des vecteurs de validité ou de validation. Quand on parle, on doit convaincre, c’est à dire faire accepter ce que l’on dit. Pour cela, il faut que l’interlocuteur soit persuadé qu’on ne lui ment pas ou qu’on ne veut pas lui faire faire quelque chose sous la contrainte. L’interaction performative ne peut donc se mettre en branle que si les locuteurs présupposent que l’autre (ou les autres) ne cherche ni à tromper, ni à contraindre. Cette présupposition est contre-factuelle dans la mesure où elle ne cherche pas sa propre vérification, elle a essentiellement une valeur régulatrice pour rendre possibles des interactions et des relations. Habermas toutefois y voit plus que cela, en fait ni plus ni moins qu’une modulation de la rationalité communicationnelle, de cette normativité qui, selon lui, vivifie le langage et l’agir humains. Mais cette extrapolation est plus que douteuse, car elle repose sur un appauvrissement artificiel des échanges langagiers. Pour retrouver la pureté normative qu’il postule, Habermas doit en effet dé-contextualiser la relation langagière, c’est à dire l’épurer de toutes les relations de l’intersubjectivité avec l’objectivité, en l’occurrence avec l’objectivité sociale et technique (la seconde nature) ainsi qu’avec les activités poïétiques (dans leurs liaisons avec l’imaginaire social). Une part très importante de la socialité est ainsi éliminée, et plus précisément celle qui constitue le terreau nourricier des communications et explique les contraintes qui pèsent sur elles. Les locuteurs ne sont plus replacés dans des situations spécifiées par des flux matériels, des données spatio-temporelles et des significations sociales, ils s’agitent en dessus du trop plein et du trop vide des relations systémiques.

Habermas essaye de se tirer d’affaire en déplaçant le social objectivé vers le monde social vécu qui n’est alors plus seulement le croisement de vécus subjectifs-intersubjectifs, mais bien l’essentiel des référents de la communication. Il est l’ensemble des normes établies et des procédures normatives en cours, en même temps que la cristallisation de pratiques sanctionnées par la tradition et de savoirs servant de points d’appui aux activités quotidiennes. Il devient par conséquent une sorte de monde transcendant à la communication, puisqu’il domine à la fois ses procédures et ses contenus, son passé, son présent et son avenir. Selon Habermas, il ne s’agit que d’une quasi transcendance, c’est à dire d’une pragmatique du langage qui n’est pas institution intemporelle et anthropologique des pratiques, mais bien le point de fixation, le noeud des relations et des interactions entre agir communicationnel et procédures qui permettent cet agir. Force est toutefois de constater qu’il ne peut rendre compte de l’historicité de ces relations et interactions, si ce n’est en renvoyant à des logiques d’évolution (et d’apprentissage) dont il ne peut véritablement donner raison. La quasi transcendance se révèle, en ce sens, équivoque, elle assume les fonctions d’une transcendance vraie tout en le niant, elle avoue ainsi qu’elle est incapable d’imposer sa loi au monde systémique et qu’il ne lui reste qu’à déplorer la colonisation rampante du monde social vécu. A proprement parler elle n’est qu’une transcendance sans vigueur, c’est à dire une fausse transcendante qui doit prendre le monde tel qu’il est ou tel qu’il se donne dans l’empirie. La raison communicationnelle s’abandonne à ce qu’elle prétend régenter idéalement, c’est à dire donne son aval aux relations de pouvoir et de domination présentes dans les rapports de communication. Elle ne questionne ni la relation unilatérale de la « poiesis » au monde (qui vise à en faire une matière première de la valorisation), ni non plus la captation de l’imaginaire par l’esthétique de la marchandise. Elle ignore superbement que la relation mimétique au monde (la façon de s’y adapter et de l’habiter) devient de plus en plus une relation aux artefacts de la seconde nature, au travail mort et à ses objets.

Habermas qui ne manque pas de sensibilité théorique n’a pas voulu en rester là. Il s’est efforcé, au contraire, de montrer qu’il pouvait y avoir une médiation entre le monde social vécu et le monde systémique. Et l’on voit bien l’enjeu stratégique de cet effort théorique : il s’agit de faire la démonstration que les modalités de la médiation ouvrent la possibilité d’une emprise du monde social vécu sur le monde systémique et ses « abstractions réelles » (les media de communication). Dans le livre qu’il dédie à la théorie du droit et de l’État Faktizität, und Geltung (Facticité et validité) (1992) il se propose de donner l’amorce d’une théorie discursive du droit et de l’État démocratique qui prenne comme point de départ la tension permanente qui se fait jour entre la facticité et la validité normative. Mais il insiste très fortement sur un point qui lui paraît essentiel, il ne s’agit pas d’opposer la raison pratique (au sens kantien) à la facticité. La raison pratique, en effet, relève d’une philosophie de la conscience (et du sujet) qui ne peut que constater l’opposition irréductible entre l’intelligible et le phénoménal, entre le devoir être et le factuel et c’est cela qu’il s’agit d’éviter. La tension qu’il faut prendre en compte, c’est celle qui se manifeste entre la facticité et les rationalisations communicationnelles du monde social vécu et dont le point d’aboutissement se traduit dans des combinaisons variables changeantes de facticité et de validité. Ce ne sont pas en effet des contenus normatifs qui peuvent s’imposer, ce sont des procédures communicationnelles, des échanges discursifs qui se confrontent à la réalité sociale (en particulier aux ordres juridiques) pour l’aménager et la modifier. La mise au point de règles ne se produit pas à partir d’une normativité abstraite, mais à partir d’idéalisations auxquelles procèdent ceux qui agissent dans et à travers des processus discursifs. Le terme d’idéalisation ne doit pas d’ailleurs conduire à des méprises : on n’a pas affaire à des orientations normatives totalement décontextualisées, puisque selon Habermas, les orientations retenues pour transformer l’agir et le contexte de l’agir, le sont à partir de la réflexivité des processus de socialisation. Les participants aux processus communicationnels n’échangent pas des arguments sans essayer de faire valoir en même temps des motifs empiriques et des considérations d’opportunité.

Il n’est donc plus nécessaire, si cela l’a jamais été, de sacrifier au transcendantalisme de type kantien : le normatif descend sur terre en faisant alliance avec le procédural dont il tire l’essentiel de sa force. C’est en effet en fonction de la participation en grand nombre de ceux qui sont concernés à des processus discursifs récurrents (impliquant la possibilité de dissentiments) que le normatif devient opposable à tous. Il joue moins sur des procès d’intériorisation et d’inculcation que sur des procès collectifs de production des normes qui modifient superficiellement ou en profondeur les convictions, les croyances et les règles à l’arrière-plan et en arrière-fond des prises de position discursives (sous les codes et dispositifs communicationnels constitués dans le monde social vécu). Quand les modifications correspondent à la fois à des procès de différenciation-rationalisation et d’universalisation de la participation, le normatif a toutes les chances de s’affirmer contre les codes par trop cristallisés et figés du monde systémique. Au contraire, lorsque les modifications sont incapables de rénover la tradition et de mettre fin aux particularismes les plus tenaces, il ne peut se former de pouvoir communicationnel susceptible de subjuguer les actions stratégiques (celles qui obéissent à une logique instrumentale) et susceptible par contre coup de limiter ou de faire reculer les empiétements des fonctionnements systémiques. Replacé dans ce contexte, le droit a un double visage : il est aussi bien un ensemble de dispositifs empiriques de coordination des actions qu’un ensemble de règles pour organiser la vie en commun. En son sein, s’affrontent en conséquence le pouvoir administratif et le pouvoir communicationnel, c’est à dire le pouvoir comme médium de communication et le pouvoir comme jonction des efforts et comme agir communicationnel. Si c’est la primauté du premier qui s’instaure, le droit se dégrade en droit purement positif qui règle techniquement des relations fonctionnelles entre les entités juridiques. Si, c’est la primauté du second qui s’affirme, le droit positif se met au service d’une pratique juridique dynamique qui cherche à dépasser ses propres limites (les conditions de participation aux processus discursifs).

Cela dit, ce serait une erreur de croire que les choses peuvent se décider au seul niveau juridique. Selon Habermas le niveau décisif est en fait le niveau politique, non seulement parce qu’il élabore les législations pour les mettre ensuite en application, mais aussi parce qu’il est le lieu où se forme le pouvoir communicationnel et où se décide le poids que ce dernier aura dans les relations sociales. A ce propos, Habermas dans un livre récent Die Einbezichung des Anderen. Studien zur politischen Theorie (L’inclusion de l’autre)[[- Suhrkamp Verlag, Frankfurt/Main, 1996 souligne tout ce qui le différencie des théories politiques qui donnent à la politique comme objectif de rechercher une bonne société concrétisant certaines valeurs ou une société réconciliée. Contre elles il accorde la priorité au procédural, c’est à dire en l’occurrence aux procédures démocratiques qui conditionnent la mise en oeuvre des droits fondamentaux. Car, pour que les contenus ou les valeurs ne soient pas facteurs de déchirements, il faut se donner les moyens de les tester, de les peser dans des débats qui, certes, ne mènent pas toujours, et de très loin, à des accords unanimes, mais très souvent à des accords partiels et à des compromis. Si l’on s’en tient à cette conception de la politique, on peut même éviter les élaborations compliquées d’un Rawls qui présuppose que l’hétérogénéité (voire l’opposition) des idéologies et des valeurs doit être compatible avec un consensus de recouvrement (overlapping consensus), c’est à dire avec une relative homogénéité des conclusions pratiques, pour que des procédures démocratiques ne se défassent pas – ou ne se décomposent pas. Le seul consensus préalable aux échanges politiques démocratiques, rétorque Habermas, est celui qui porte sur les procédures démocratiques, le droit d’y participer, sans qu’on essaye de réglementer a priori les contenus. Il peut, bien sûr, se faire que certains contenus, à l’expérience, se révèlent inassimilables à la confrontation démocratique, mais cela ne peut être décrété a priori et surtout cela ne doit pas conduire à exclure des couches entières de la participation politique. Il s’ensuit que l’État de droit ne peut être qu’un État de droit démocratique, c’est à dire un État qui garantisse la régularité et la pérennisation des processus discursifs démocratiques et par là même les libertés communicationnelles. L’État démocratique, dit Habermas, obéit à un « républicanisme kantien » qui exprime la supériorité normative ou encore la quasi-transcendance de cette institution des institutions qu’est le politique discursif dans son espace public.

Cette construction d’un Habermas qui ne manque pas d’esprit de suite dans son éclectisme tient aussi longtemps que l’on accepte de voir dans le procédural une normativité plus forte que ses contenus. Mais c’est précisément ce qu’il faut contester dans la mesure où le procédural est immergé dans les rapports sociaux et ne peut avoir plus d’autonomie que celle accordée par ces derniers. Or, le procédural dépend de la discursivité qui n’est pas seulement intersubjectivité interactive, mais aussi intersubjectivité relationnelle, c’est à dire insertion dans des réseaux de relations dissymétriques et dans des dispositifs disciplinaires et de surveillance (Foucault). Comme on l’a déjà vu, on ne peut donc parler de l’intersubjectivité sans faire référence aux différentes formes d’assujettissement auxquelles sont soumis les individus, notamment aux contraintes systématisées qui s’exercent sur eux pour en faire des agents de valorisation. De ce point de vue, l’intersubjectivité doit être replacée dans des relations de pouvoir conflictuelles qui ne peuvent en aucun cas être assimilées à des relations de pouvoir communicationnelles (ou coopératives). Il y a, sans doute, dans la société actuelle, des formes de pouvoir qui reposent sur la mobilisation collective pour des objectifs communs, mais elles sont recouvertes ou coiffées par des pouvoirs de sélection et d’imposition des orientations cristallisées en formes permanentes de domination. Le pouvoir administratif dont parle Habermas est beaucoup plus qu’un médium véhiculant et communiquant des contraintes instrumentales (ou objectives), il est pouvoir de verrouillage et de sanction des pouvoirs coercitifs présents dans toutes les relations sociales (de l’économie aux relations de sexe et de générations en passant par la culture). Il codifie et régularise une violence omniprésente, qu’elle se manifeste comme coercition matérielle ou violence symbolique, pour la rendre ordinaire, naturelle et par là même invisible. Cette invisibilité ne peut évidemment empêcher la violence socialisée de produire des effets sur l’intersubjectivité. C’est pourquoi l’on doit se dire que la présupposition contre-factuelle d’une communication sans contrainte, ni déformations, si chère à Habermas, ne renvoie pas à une normativité potentielle qui ne demande qu’à s’actualiser, mais seulement à une valeur régulatrice qui permet de supporter ce qui est difficile à supporter, voire insupportable.

Si ces considérations sont exactes, la médiation voulue par Habermas entre factuel et normatif sous l’égide du normatif n’est pas vraiment effective. On pourrait même dire que les développement habermassiens sur le droit et la politique font involontairement la démonstration que le normatif n’a pas la force de généralisation qu’il lui attribue si généreusement. Il ne peut vraiment justifier cette prétention universalisante dans la mesure où il laisse dans l’ombre les conditions de possibilité et de réalisation du normatif. En réalité il ne cherche pas à cerner les obstacles que ce derner rencontre, il ne fait que les excommunier ou les exorciser. Il reste en conséquence tautologique : il pose que le normatif est universalisant parce qu’il l’a déjà présupposé. Ainsi conçu le normatif peut passer à côté d’un problème essentiel, celui de la relation entre le général et le particulier. Ce qu’Adorno dans un cours de 1963.
Probleme der Moralphilosophie[[- Suhrkamp, Frankfurt, 1996 précisait en ces termes : le particulier peut-il trouver sa place dans le général sans être soumis à des effets de domination ? Depuis l’apparition et l’extension de la sécularisation qui rend précaire ou illusoire la référence à une morale divine, ce problème n’a du reste jamais cessé d’être à l’ordre du jour comme problème qui ne trouve pas de solution satisfaisante. Habermas croit pouvoir l’esquiver en rejetant toute morale générale et en préconisant une éthique discursive et procédurale. L’impératif catégorique kantien, inscrit et enfermé dans la conscience, doit tout simplement être remplacé par l’assentiment sur ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, c’est à dire par le travail discursif à perspectives universalisantes sur les règles de conduite à mettre en oeuvre. Mais pour affirmer la supériorité de l’éthique discursive il lui faut admettre implicitement que les généralisations auxquelles elle procède sont transparentes, c’est à dire ne véhiculent, que ce qu’elles disent explicitement. Il lui faut postuler aussi que les énonciations de l’éthique discursive ne sont pas négatrices de différences et de la diversité des situations sociales. Or, tout cela repose sur des fondations bien fragiles, ce que l’on peut mettre en évidence par quelques rappels. En premier lieu on peut faire observer que la relation à autrui qu’entraîne tout processus discursif est profondément marquée par ce que la psychanalyse appelle la projection, c’est à dire par des fantasmes inconscients qui font que les actes de langage ne sont jamais pleinement dialogiques. Il faut d’autant plus tenir compte de ce phénomène que les pulsions inconscientes sont très souvent porteuses de tendances ou appréciations sociales (appréciation ou dépréciation de conduites et de comportements). En second lieu, on peut faire remarquer que l’éthique discursive ne se produit pas dans une « société ouverte » où il n’existerait pas de relations de domination-subordination entre les locuteurs. Elle se passe au contraire dans une société dénivelée, aux aspérités nombreuses et qui reproduit sans cesse des relations inégales entre les individus et les groupes.

En ce sens, les processus de généralisation sont simultanément des procès de subsomption sous un universel abstrait, c’est à dire sous des morales collectives qui formulent des règles de vie en commun et des devoirs-être qui ne peuvent être actualisés que rarement dans des formes de vie marquées, elles, par le combat concurrentiel et la généralisation des phénomènes d’évaluation. L’universel abstrait de la morale n’est pas vraiment en mesure de contrecarrer les effets de dissociation produits par les abstractions réelles du Capital. Et le décalage entre les normes proclamées et les comportements effectifs montre que les morales collectives s’accommodent assez bien d’être mal suivies (Cf., les phénomènes de double morale). Plus grave encore, les morales collectives ont tendance à prendre à leur compte un certain nombre des impératifs de fonctionnement de la société capitaliste. Que l’on songe par exemple aux éthiques du travail et de l’effort qui se conjuguent facilement avec des vues dominatrices et poussent beaucoup à s’imposer des disciplines oppressives. Comme le dit très bien Adorno l’identité éthique des individus est problématique parce que leur insertion dans les relations morales est elle-même problématique. Qu’ils essayent de s’y conformer ou au contraire de s’y soustraire, ils ne trouveront pas de relations satisfaisantes aux autres. Il ne peut y avoir de juste dans la relation à autrui à l’intérieur des formes présentes de vie et de socialité. La morale collective et l’éthique individuelle témoignent chacune à sa façon de l’échec de l’autre. En même temps il est impossible de se dire que tout est permis et qu’il ne faut pas résister à l’ordre-désordre dominant. La morale est impossible, mais l’amoralisme est tout aussi impossible.

Pour sortir de l’impasse Adorno dit avec insistance qu’il faut mettre en question les formes de la vie fausse, de cette vie qui ne se vit pas pour reprendre la thématique de Minima Moralia. Il ne s’agit plus de partir de l’humanité comme généralité parce que l’humanité loin d’être une réalité n’est encore qu’une utopie ou un horizon à découvrir. Il faut repenser les choses précisément à partir de ce qui empêche l’humanité d’exister, c’est à dire la domination et la souffrance au niveau du quotidien et des relations les plus banales. Quand la tyrannie de l’universel abstrait et du tout dans sa fausseté écrase la dynamique sociale, la transforme en seconde nature, il faut essayer de trouver ce qui, à la base de la société, agrège les hommes et les noue à ce qui les opprime, en jetant un regard critique sur un quotidien qui se vit dans le malaise ou l’illusion. Ce regard micrologique comme le nomme Adorno, ne s’arrête pas à la souffrance pour la déplorer ou la définir comme une sorte de fatum,mais pour y déceler par une sorte de lecture symptomale les effets des rapports sociaux, de l’intersubjectivité piégée et de la subjectivité cloîtrée. La souffrance ne dit pas par elle-même ce qu’il convient de faire, et la transformer en vérité ou en révélateur du monde reviendrait à la sublimer et à l’éterniser. C’est pourquoi la souffrance, pour la pensée critique, n’a d’intérêt que, si on l’aborde pour la combattre et pour la faire régresser dans les relations sociales. Dans ses aspects solipsistes elle n’ouvre aucune voie vers une autre société, mais dans ce qu’elle a de scandaleux et de choquant, elle peut inciter à la révolte contre la résignation et les habitudes conformistes. Surtout, lorsque l’on reconnaît le scandale de la souffrance et du malheur, on devient capable de briser le cercle vicieux de l’angoisse et de l’agression, de l’angoisse que l’on ressent dans la concurrence généralisée, de l’agression qui est la tentation de chacun pour répondre aux agressions que l’on subit constamment[[ – angoisse et agression doivent être saisis ici comme des produits nécessaires des relations sociales. bis) . L’ensemble culpabilisant qu’elles constituent (puisqu’on est coupable d’avoir peur aussi bien que d’être agresseur) prend en effet une toute autre figure dès lors qu’on braque sur lui les lueurs et les illuminations qui naissent de la souffrance. La culpabilité apparaît pour ce qu’elle est vraiment, le poids énorme que les rapports sociaux font peser sur les épaules des individus et sur leurs relations entre eux.

Il devient ainsi possible de concevoir autrement les problèmes de la morale et de la normativité, et cela sans se cacher derrière des « idéalisations » communicationnelles ou derrière l’impératif catégorique. La morale est à la fois impuissante et oppressive ; elle est impuissante parce qu’elle ne permet pas aux individus de s’orienter librement sur le plan éthique, elle est oppressive, parce qu’elle s’oppose à eux comme une réalité étrangère. Elle doit en conséquence être soumise à la critique pour sa complicité avec les rapports sociaux et déconstruite dans ses processus de cristallisation, et dans tout ce qui la lie à des processus culturels de discrimination des autres. Cela signifie notamment qu’on ne peut faire confiance aux procédures argumentatives, si chères à Habermas. Certes les processus et procédures délibératifs jouent un rôle essentiel dans la société actuelle, mais ils sont le plus souvent porteurs de contraintes extra-morales ou extra-normatives qui réduisent ou biaisent très fortement la signification des assentiments ou dissentiments qui en résultent. La déconstruction, qu’il faut opérer, ne peut donc pas ne pas se préoccuper des stratégies argumentatives et de l’argumentation comme pratique sociale à replacer dans son contexte et comme institution possédant un mode de fonctionnement spécifique. Les arguments ne sont pas égaux entre eux, non seulement en fonction de leur valeur logique, mais aussi en fonction de ceux qui les énoncent et du contenu social de leurs énonciations. La discursivité prend par là une dimension politique, car on ne peut délivrer les pratiques discursives des entraves qui les alourdissent et les déforment qu’en se fixant l’objectif politique de leur libération. Il faut toutefois y prendre garde, il ne s’agit pas de la vie politique qui se laisse emprisonner dans des espaces publics institutionnalisés, il s’agit de pratiques politiques à inventer qui ne se laissent arrêter ni par l’autonomisation de l’économique, ni par l’apolitisme du quotidien dans leur lutte pour de nouvelles formes de vie. De telles pratiques ne font pas confiance et ne doivent pas faire confiance aux impulsions communicationnelles, elles ont à libérer la communication pour libérer la politique.

Il reste évidemment, comme on l’a déjà vu, que Horkheimer et Adorno n’ont jamais essayé de formuler une nouvelle problématique de la politique. En exagérant quelque peu on pourrait dire qu’ils se sont volontairement mis en état d’hibernation, non pas pour attendre des jours meilleurs, mais une nouvelle conjoncture pour relancer la théorie critique. Ce faisant, ils ont négligé de prendre à bras le corps, d’un point de vue critique, le mouvement ouvrier de leurs temps et des pays du « socialisme réel ». Ils l’ont, sans doute, fait par la bande, de façon allusive, mais ce n’était guère satisfaisant et ils ont prêté le flanc au reproche de résignation, voire de négativisme[[- Cf., L. Von Friedeburg, J. Habermas (sous la direction de) « Adorno-Konferenz », 1983, Suhrkemp Veralag Frankfurt/Main, 1983.. Si l’on veut bien lire leurs textes, sans oeillères, tout cela n’a pourtant rien de véritablement fondé : ils n’ont dans les faits jamais renoncé à l’idée que la théorie devait bouleverser la pratique (comme unité de la praxis et de la poïesis). Leur faiblesse réside plutôt dans certains aspects de la théorisation de la société contemporaine, réunis dans la notion de « monde administré » ou de « société administrée ». Elle fait référence à la bureaucratisation de nombre d’activités sociales et à l’enfermement croissant des sujets dans les rêts d’une accumulation de plus en plus centralisée du capital et des moyens de production et cela sans tenir suffisamment compte des contradictions de la dynamique économique et sociale. Paradoxalement, sur ce point, Horkheimer et Adorno se rapprochent involontairement du Habermas qui croit que ce capitalisme a définitivement maîtrisé son instabilité. Aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation et de la flexibilisation du travail, il est donc temps de faire sortir Horkheimer et Adorno de leur hibernation, en mêlant dans une nouvelle pensée critique la reprise de la critique de l’économie politique et la reprise de la théorie critique, d’une théorie qui ne succomberait pas aux sirènes communicationnelles de Jürgen Habermas.