Une lutte salariale, imprévue, d’une ampleur étonnante, nouvelle dans son point d’attaque, pacifique mais d’une grande radicalité, a parcouru la France, toute la France et pas seulement Paris, de Novembre à la fin de Décembre.
Cette lutte n’est pas terminée. Elle a été – pour ainsi dire – suspendue pour cause de vacances de Noël. Tous s’attendent à ce qu’elle reprenne; sporadiquement, de façon endémique, massivement : personne ne sait. Mais tous savent que quelque chose a changé, dans les consciences individuelles et dans l’imaginaire collectif. Pour le dire simplement, à travers la lutte les gens se sont convaincus que l’on pouvait résister à ce “nouvel ordre mondial”, dicté par le libéralisme, les ordres et les règles monétaires, la réduction de la dette, les privatisations, la réorganisation mobile et flexible du travail, la nouvelle discipline de vie. Au-delà, un nouveau possible surgissait.
La lutte a commencé autour de quelques revendications catégorielles des employés des entreprises publiques (transport, énergie, communication, enseignement). Mais le mouvement, avec une accélération imprévue, s’est vite donné l’objectif de faire retirer le plan gouvernemental (de redressement répressif de la Sécurité Sociale, de réduction drastique de la dette publique); de réviser les politiques néolibérales imposées (aux dires du gouvernement) par la globalisation du marché et la subordination aux règles de la construction européenne. Le mouvement de grève a obtenu l’appui actif d’une grande part de la population. La lutte a été très vite reconnu d’intérêt général. Les médias n’ont pas réussi à motiver un mouvement anti-grévistes. Chaque tentative pour organiser des usagers contre les grévistes a lamentablement échoué. Ainsi, pendant plus d’un mois, aux importants cortèges de manifestants, correspondait dans la journée et dans la nuit un énorme mouvement, non moins menaçant, de travailleurs non grévistes qui occupaient la ville – à pied, à bicyclette, en faisant de l’auto-stop – et coproduisaient ainsi la lutte. Une nouvelle forme de grève en était inventée : une conviviale grève métropolitaine.
Au moment où nous écrivons, (début février 96), le résultat de la lutte est incertain: si les employés du public ont gagné, obtenant le retrait des mesures qui les concernaient et le paiement des journées de grève, le gouvernement a cependant maintenu son projet. Jusqu’à quand pourra t-il le faire?
Les gouvernants retroussent leurs manches, demandent un nouveau consensus, déclarent qu’il n’y a pas d’alternative à une politique de réduction de la dette publique. De fait, non seulement chez ceux qui ont participé ou appuyé les luttes, mais aussi dans de vastes secteurs intellectuels, émerge la conscience que – si ce n’est sur le terrain national, en tout cas sur le terrain européen – une alternative aux logiques monétaristes et libérales peut-être construite. En somme, qu’un nouveau dispositif, égalitaire et solidaire, d’augmentation de la productivité, de redistribution de la richesse et de prise en compte de l’utilité sociale, pourra être proposé sur une échelle continentale. Par conséquent, il est plus qu’improbable que dans les jours à venir le gouvernement français réussisse à stabiliser un accord autour de son projet et de celui du libéralisme mondialisé.
Pouvons-nous désormais soutenir que cet extraordinaire événement français – et l’expression, encore balbutiante et diffuse mais non moins efficace, d’autres hypothèses de développement – a retourné et temporairement bloqué la tendance qui, de Thatcher à Reagan, en passant par la chute du Mur, semblait s’être consolidée au niveau mondial pour une période séculaire ? La réponse est incertaine. De cette fascinante manière que seuls les français savent donner aux insurrections dans leur histoire, les événements de décembre rompent avec la tendance jusqu’ici hégémonique de la domination libérale. Mais rien ne permet de penser que ce mouvement puisse être aussi contagieux que bien d’autres exemples français l’ont été. Pourtant, malgré l’absence de communication immédiate et internationale, la nouveauté du mouvement semble difficilement neutralisable. Il exprime en effet de façon massive, dans un pays de haute culture politique, au moment d’un passage délicat de la construction européenne, la perception de ce que le régime néolibéral a d’insupportable. La conviction que le commandement capitaliste devient aujourd’hui plus insoutenable encore que sous sa forme antique (qui a été travaillée et conditionnée par le mouvement socialiste) et que son dépassement constitue désormais une hypothèse qui s’appuie sur le désir de la multitude, est-elle une illusion? Peut-être, comme il est arrivé tant de fois aux mouvements contestant à la base radicalement l’exercice du pouvoir. Mais c’est une illusion réelle.
Reprenons l’analyse de la lutte de décembre. Rien d’ancien n’y est présent. Le sujet qui lutte, dans les services, dans les rues, ne représente plus simplement une classe ouvrière: les bleus de travail de Putilov, de Détroit ou de Mirafiori appartiennent au passé. C’est au contraire une classe moyenne prolétarisée, une classe ouvrière en col blanc, une masse hautement scolarisée. Tous lisent Zola, personne ne le vit. Un conducteur de train a 20 ans d’études derrière lui, un technicien télécom 23. Quand à l’objet du conflit, ce n’est plus le salaire nominal, mais la dimension “bio-politique” du revenu, c’est-à-dire la quantité de travail qui doit être employée pour garantir la reproduction de la vie, pour soi ou pour ses enfants, dans l’arc de l’existence des générations et de leurs besoins croissants. Le lieu de la lutte sont les services publics : là où la coopération sociale, la coopération interactive des travailleurs et des citadins (les transports, l’école, les télécommunications) est nécessaire pour définir la productivité. La forme de la lutte est elle-même définitivement nouvelle : ce sont les assemblées de base qui décident des objectifs, de la durée, des formes de lutte. Et les syndicats – s’ils veulent survivre – ne sont que des “courroies de transmission” de la volonté de la base.
C’est un corps neuf qui se révèle ici puissamment, que nous appelons encore « prolétariat » par défaut de terminologie. Est-ce un produit du développement capitaliste? Certainement. Une figure post-industrielle ? Certainement. Mais avec la même haine de l’exploitation que celle qui caractérisait les ouvriers de Putilov, de Détroit et de Mirafiori. Et avec une énorme capacité – que montrent ces femmes et ces hommes dans les luttes – bien supérieure à celle de leurs ancêtres, de prendre en main leur destin.
L’absence de toute nostalgie vétéro-communiste, de toute traduction possible de la lutte en langage bureaucratique, de toute iconographie classique, est peut-être justement ce qui rend cette révolte, aussi férocement anticapitaliste, pareille à une heureuse promesse. Et qui rend la résistance et les mouvements aptes à devenir pouvoir constituant.
Face à cette nouvelle puissance, l’alternative libéralisme ou barbarie constitue désormais un outrage à l’intelligence commune. Quant à l’intimation terroriste “technocratie ou canaille”, elle a déjà chuté d’elle-même dans le ridicule.
En effet, devant la police de la dette, est née dans la lutte de décembre la politique du désir.
Futur Antérieur dédie à ces luttes un numéro double (n°31-32) qui sera disponible en mars. Dans ce numéro figureront les témoignages des principaux acteurs de la lutte afin d’analyser les conditions politiques, les prémisses et les conséquences de la lutte de décembre.