A propos de “La deuxième génération du travail autonome. Scénari du post-fordisme”, sous la direction de Sergio Bologna et Andrea Fumagalli (Feltrinelli, Milan, 1997)
La deuxième génération du travail autonome. Scénari du post-fordisme, sous la direction de Sergio Bologna et Andrea Fumagalli (Feltrinelli, Milan, 1997), constitue une contribution fondamentale à l’analyse de certaines des formes les plus importantes de la transformation du travail, au cours des vingt dernières années, en Italie (mieux, dans certaines régions de l’Italie) et, par extension du concept, dans un certain nombre de régions du monde. La transformation décrite ici est considérée comme irréversible, déjà hégémonique et tendanciellement globale. L’approche qui a été choisie pour explorer l’ensemble du problème, est celle de la ” deuxième génération ” du travail autonome ou indépendant, c’est à dire du travail intégré au contexte du marché post-fordiste mondial en pleine mutation productive. Quatre essais, dans la première partie de l’ouvrage, analysent la spécificité de la transformation du point de vue de la généalogie conceptuelle de la ” nouvelle figure du travailleur ” (S. Bologna), des catégories socio-politiques qu’exige l’étude de cet objet (encore Bologna), du point de vue des catégories macro-économiques du post-fordisme (Ch. Marazzi) ainsi que de celui des dynamiques conflictuelles et/ou de recomposition que présente ce nouveau sujet (A. Fumagalli). Dans la seconde partie de l’ouvrage (huit essais de F. Rapiti, L. Ricci, F. Belussi, B. Anastasia et P. Guerra, P. Perulli et Ch. F. Sabel, C. Morini, I. Cicconi, Giuseppe Bronzini) c’est la réalité statistique, industrielle et juridique du travail autonome en Italie qui est examinée. Je chercherai ici à refaire une partie du développement de l’analyse, en m’appuyant essentiellement sur les arguments de Bologna, Marazzi et Fumagalli : pour les discuter.
Travail autonome et travail immatériel
La phénoménologie de la deuxième génération du travail autonome, présentée par Bologna dans le premier de ses essais, qui présente à la fois une généalogie et des définitions, est on ne peut plus exhaustive. Bologna identifie dix variables fondamentales pour l’élaboration d’une économie politique du travail autonome : 1) contenu ; 2) perception de l’espace ; 3) perception du temps ; 4) identité professionnelle ; 5) forme de la rétribution ; 6) ressources nécessaires pour y accéder ; 7) ressources nécessaires pour s’y maintenir ; 8) marché ; 9) organisation et représentation des intérêts ; 10) citoyenneté.
Ma seule observation, à ce propos, consistera à faire remarquer que ces dix paramètres (qui dans l’ensemble représentent bien le phénomène étudié) sont cependant établis à partir de dispositifs d’intensité et d’extension différentes. Les paramètres 1, 2, 3, 5 et 6 et 7 en partie décrivent en fait les conditions subjectives nécessaires à la formation du travail autonome ; les paramètres 8 et 4, ainsi qu’en partie 6 et 7, étudient les conditions du marché, c’est à dire la forme de l’organisation capitaliste où se produit la nouvelle subjectivité du travail et à laquelle elle est assujettie ; dans les paramètres 9 et 10, enfin, le débat s’ouvre sur les thèmes politiques que fait naître la transformation du travail. Il sera donc possible de discuter dans ce paragraphe des caractères subjectifs du travail autonome, en renvoyant aux paragraphes suivants la discussion sur les conditions du marché et d’exploitation (en s’aidant en cela de l’intervention de C. Marazzi) et en dernier lieu sur les thèmes proprement politiques (en s’appuyant sur les propositions de Fumagalli).
Penchons-nous donc, maintenant, sur les dispositifs subjectifs qui définissent la nouvelle force de travail. Le travail autonome se présente du point de vue de ses contenus, comme un travail ne comportant aucun caractère prescriptif et bien au contraire intensément relationnel et communicationnel dans son mode opératoire. Contre ceux qui ne voient dans ce nouveau mode opératoire qu’un transfert externe vers des opérations par ailleurs réalisables dans l’unité de l’entreprise, Bologna objecte qu’au contraire, se définit ici un nouveau skill, une nouvelle qualité du travail irréductible à toute autre. La rupture de l’espace et du temps de l’entreprise fordiste ne pourrait, par conséquent, être plus évidente. Il ne s’agit pas d’externalisation, mais bien, à propos du travail autonome, d’une subjectivité nouvelle, où l’espace du travail est perçu comme une dimension de plus en plus ” domestiquée “, ramenée à la vie quotidienne, diffuse le long des réseaux de communication sociale ; où le temps de travail est perçu sans règles ni limites, tant et si bien que le sens de l’initiative s’intensifie pendant que le temps de travail augmente. La mobilité spatiale de la force de travail et sa flexibilité temporelle construisent, pour ainsi dire, un nouvel espace et un nouveau temps de vie – dans lesquels vie et productivité se confondent. Il s’ensuit une identité professionnelle différente de celle de l’individu travailleur de l’usine fordiste : le travailleur autonome, lui, acquiert une professionalité qui est un attribut de la personne, une compétence qui fait partie de son existence. Du travail générique du fordisme nous arrivons ainsi, dans la nouvelle phase, à un travail singularisé. La force de travail ne se définit plus comme capital variable mais comme autonomie et indépendance, incarnées, singularisées dans le travailleur. D’où le fait que le travailleur se réapproprie maintenant une série de ressources, dont auparavant l’entreprise faisait bénéficier le travailleur. Ressources nécessaires à l’entrée dans ce monde du travail : professionalité, skill singularisé, donc, mais en même temps réseau de relations ; inventivité mais en même temps capacité d’instituer et de gérer des réseaux de coopération. Ressources nécessaires au maintien dans ce monde du travail c’est à dire réactualisation, formation continue, création et utilisation d’une infrastructure d’information qui nourrit et rénove dans la continuité le skill et la coopération. Les contenus du travail autonome ne pourraient être décrits de manière plus exhaustive.
Dans le langage utilisé par les autres chercheurs, ce contenu de la force de travail ” autonome ” est appelé ” immatériel “. Avons-nous quelque intérêt à l’appeler ” immatériel ” plutôt qu’autonome ? Un gros avantage réside dans le fait, qu’en soulignant l’immatérialité, la définition met l’accent sur les caractéristiques socio-économiques intrinsèques de cette nouvelle figure de la force de travail, en évitant la confusion avec la définition juridique que le terme ” autonome ” introduit inévitablement. Y-a-t-il des inconvénients ? Certes – avant tout parce que le terme ” immatériel ” (quand il est attribué au travail et à la force de travail) est bâtard. Toutes ces choses ne sont jamais immatérielles, elles sont bien ” matérielles “, et pourtant le terme ” immatériel ” est préférable parce qu’il permet de mieux saisir la nouvelle nature du travail en en cernant plus précisément la qualité, le skill spécifique. Et ceci de manière extensive aussi bien qu’intensive. Extensivement : le travail juridiquement autonome, indépendant, ne doit pas être le seul à relever de cette immatérialité du nouveau travail il faut y inclure aussi celui qui se développe de plus en plus dans la nouvelle usine. De vastes enquêtes ont montré comment les mêmes contenus (absence de caractère prescriptif, flexibilité et mobilité, compétence personnalisée, inventivité et coopération, etc.) se retrouvent de plus en plus dans le travail de l’usine automatisée, où l’autonomie juridique du travailleur est nulle. Intensivement : cette immatérialité du nouveau travail, est marquée par des contenus relationnels et communicationnels nouveaux caractérisés par l’extension des déterminations affectives, de plus en plus présentes. Le ” devenir femme ” du travail n’est pas une vue de l’esprit : il caractérise au contraire une dimension fondamentale de la nouvelle qualité du travail. Et le fait que cette observation conduise à une revalorisation du travail des femmes – en particulier de la ” femme au foyer ” – comme travail productif au sens propre, la rend encore plus importante. En conclusion, en utilisant l’appellation ” travail immatériel “, nous avons la possibilité de recentrer l’analyse des transformations du travail autour de la tendance qui amène toute marchandise à se transformer en service, tout service à se révéler relation productive et toute relation à s’organiser dans le langage et dans les affects.
Dans ce cadre (comme l’a bien vu Bologna dans ce précieux chapitre qu’il dédie aux méthodologies des écoles allemandes, de Ledrer à Geiger jusqu’aux chercheurs de Bielefeld) nous nous trouvons contraints, par l’objet même de la recherche, de requalifier les approches et les outils épistémologiques. Ceux-ci ne peuvent, évidemment, dépendre de polarités génériques (comme le voulait la vulgate marxiste) ni, nous pouvons ajouter, à des visualisations purement descriptives comme le voudraient aujourd’hui de plus en plus les différentes moutures de la microsociologie comportementaliste : approches et outils épistémologiques d’analyse de cette nouvelle configuration du travail doivent s’adapter à la ” production de subjectivité ” qui est déterminée dans le travail immatériel (et par le travail immatériel). Il n’est pas inutile de rappeler ici comment, des expériences d’origines différentes, mais profondément liées dans le sens de leur finalité s’entrecroisent dans ces sites épistémologiques. Et comment donc aux courants définis par la pensée allemande, correspond en France l’œuvre méthodologique de Michel Foucault – quand elle réussit non seulement à définir le concept de ” biopolitique ” dans l’analyse institutionnelle mais aussi à faire fonctionner le ” biopolitique ” comme qualification du contexte de la ” production de subjectivité “.
Ce qui revient à dire ici : dans la mesure où la nouvelle figure productive de la force de travail se révèle comme synthèse d’immatérialité et de coopération, de singularité et de ” ce qui est commun “, et est traversée par la production (de marchandises, de services et de subjectivité), elle traverse la vie, elle est qualifiée par la vie, et se constitue comme ” biopolitique “. Comme contexte commun de la production de subjectivité, comme contexte global de la production.
Le commandement dans le contexte biopolitique
On dira : la généralisation du concept de travail immatériel étendue au point de l’imaginer comme contexte commun à toute la production de subjectivité, est purement utopique. En outre, c’est une mise en scène totalement aporétique, parce qu’incapable d’expliquer la phénoménologie contradictoire du travail telle qu’elle est concrètement perçue. Bologna a raison, au contraire, de ne pas généraliser, et même de définir toujours, à côté des éléments d’innovation productive et de liberté qui se fixent dans le travail autonome, les éléments négatifs, ou encore ceux qui, consubstanciellement, au moment même où le nouveau se révèle, lui imposent la fatigue, le stress de l’insécurité, la misère de la privatisation de l’espace, etc. En défendant la généralisation, je voudrais faire remarquer, face à ces objections, que je ne nie pas les caractères négatifs décrits par Bologna dans sa phénoménologie du travail autonome ; je cherche seulement à les reconduire aux autres paradigmes, qui ne sont pas consubstantiels à la nouvelle définition de la nature du travail post-fordiste. Je ne considère pas le travail immatériel comme la base d’une utopie du ” travail libre ” (en général) : je le considère pourtant de manière indépendante, avant de le définir comme partie d’un tout. Si on ne procède pas comme çà, en effet, on court un autre danger (que Bologna ne court pas, mais d’autres oui et ce sont la majorité des nouveaux analystes) qui est d’aplatir le nouveau sur le négatif, d’alourdir la description du nouveau de tant et tant de moments négatifs qu’à la fin le nouveau n’apparaît plus ; et on enlève ainsi à la nature nouvelle du travail la possibilité d’indiquer la ligne de fuite – ou mieux, de nouvelles virtualités de libération.
Le travail immatériel, donc, constitue ” une partie ” du cadre général de la production post-fordiste ; s’opposent à lui les dispositifs du commandement. C’est à dire les conditions et les structures du marché qui n’est pas le lieu dans lequel s’entrecroisent librement immatérialité et coopération du travail, mais celui dans lequel ils sont surdéterminés et exploités par le commandement capitaliste. Le commandement investit de sa puissance les relations des sujets et la production même de subjectivité. Le commandement, le marché constituent l'” autre partie ” du cadre global.
Certaines des caractéristiques décrites par Bologna dans sa construction d’une économie politique du travail autonome s’adaptent parfaitement à la description de cette ” seconde partie “. C’est le marché, le marché mondialisé, le marché des politiques néolibérales. Le marché de l’ordre post-fordiste se présente comme un lieu de concurrence effrénée, où l’élasticité de l’offre est illimitée et les valeurs en déflation élastique. Quand s’ajoute à ceci, comme conséquence nécessaire, la mutation de la forme de la rétribution, parce qu’au salaire garanti du travailleur fordiste se substituent la facture commerciale et les déclarations fiscales, on voit se dessiner le nouvel ordre du capitalisme de marché. À regarder les choses du point de vue biopolitique, il est dominé, par l’inquiétude et l’insécurité, généralisées et permanentes. Même les ressources nécessaires tant à l’entrée qu’au maintien sur le marché sont directement soumises à l’injonction capitaliste de gratuité des biens dépendants de l’infrastructure biopolitique : si bien que de nouvelles servitudes accablent le travail autonome. Du point de vue économico-politique le marché est purement et simplement une machine de privatisation de ” ce qui est commun “, un dispositif d’exclusion toujours en action. La conséquence en est le malaise social ; plus que tout autre travailleur, le travailleur autonome en est la victime. À bien regarder cette situation est éminemment paradoxale : tous les éléments qui font la puissance du travail autonome semblent en effet se renverser en leur contraire, fragiliser la consistance sociale du travail en l’isolant et en le vouant aux ” passions tristes ” de la vie privée. Bologne fait la description de ces processus dans une véritable ” sociographie “, texte essentiel qui épuise le sujet.
En contre point, Christian Marazzi trace les lignes du cadre macro-économique dans lequel s’inscrit le travail autonome, et considère sans ambages le marché en tant que dispositif de commandement dans le contexte biopolitique. Marazzi est inévitablement conduit, par les dimensions mêmes de son approche, à se placer au niveau de la généralisation du concept de ” travail immatériel ” et donc à se poser immédiatement le problème d’objectiver la nature des difficultés, des limites, des contradictions qui vont à l’encontre de la construction et de la généralisation de la nouvelle coopération communicationnelle. Nous voici au cœur de la contradiction entre ” travail immatériel “, production de subjectivité (donc linguistique) des travailleurs et, à l’opposé, politiques capitalistes de récupération de la productivité et de hiérarchisation du marché. Marazzi note justement que le problème que l’on rencontre ici, c’est le problème marxien de l’exploitation de la ” force productive du travail social “. Seulement, celle-ci est devenue gigantesque et n’existe plus comme partie du capital (capital variable) mais s’est posée comme sujet linguistique et communicationnel. Indépendant. La crise du salaire, comme mesure du travail (c’est à dire de l’exploitation), est inévitable quand le travail immatériel (et/ou autonome) affronte le capital à ce niveau de la production (production de marchandise à travers le langage). ” Le vrai problème du postfordisme consiste à redéfinir la coopération sociale sur la base de la crise de la forme salaire du travail, une crise nécessaire pour dépasser les limites posées historiquement par le fordisme “. On pourra toujours, poursuit Marazzi, reprendre les différentes formules inventées pour assurer la sécurité des revenus, pour empêcher que le caractère aléatoire de leur formation ne se perde dans l’insécurité du futur ; on pourra déterminer, de temps en temps, des cours inflationnistes ou déflationnistes de la monnaie pour affaiblir ou restructurer stratégiquement le revenu social, et donc, à partir de là, la composition sociale des classes ; on pourra décentraliser les lieux de décision vers celles qui sont en crise et tenter des reconstructions d’équilibres précaires – dans tous les cas, et c’est le moins que l’on puisse dire, la situation est plus que jamais critique. Et la nouvelle forme du salaire, c’est à dire de la médiation entre la valeur de la force de travail immatérielle coopérative et les exigences de reproduction ordonnée du capital sur le marché mondial, est loin d’avoir été retrouvée. L’argumentation de Marazzi (soit ici, soit surtout dans ce qui ressort implicitement de son intervention, c’est à dire les analyses développées dans son excellente contribution aux mêmes thèmes de discussion : La place des chaussettes, Locarno, 1996) élargit aux autres éléments constitutifs du travail postfordiste les raisons de la crise et en particulier renvoie à l’analyse des affects comme forces productives du travail social. Langage et affects, en tant que composantes essentielles du travail immatériel, expliquent la nature du travail et expliquent aussi l’impossibilité de le contenir dans le marché organisé (hiérarchie et commandement) par le capital. Dans ce sens l’article de Marazzi intègre les analyses de Bologna, dans la mesure où il reprend directement la définition du contexte biopolitique dans son intégralité.
Mais que signifie ” crise ” au point de l’analyse où nous en sommes ? On peut, à mon avis, s’orienter au moins dans deux directions quand on cherche à définir la crise dans le bio-politique postmoderne. Bologna et Marazzi ont bien vu l’une et l’autre. La première s’oriente vers une définition à partir des coordonnées spatio-temporelles de la production post-fordiste, l’autre vers une définition s’appuyant sur les figures ontologiques (socio-économiques, mais réellement vécues) du privé et du public.
Que les coordonnées spatio-temporelles de la production post-fordistes créent des situations de crise, qu’est ce que cela veut dire ? Cela signifie que l’unité spatio-temporelle de la production dans le fordisme, une fois brisée et dépassée, laisse un vide. Dans le mode de production post-fordiste, pour parler comme Marazzzi, c’est la dimension temporelle qui organise spatialement la journée de travail social. Mais l’écart entre les différentes temporalités du travail, constitue le nœud d’un problème non résolu pour la coopération communicationnelle. Certes, au niveau de l'” engeneering “, on tente maintenant des expériences d’internationalisation dans la mesure où il a été détaché de l’usine fordiste ; certes, les théories de l’espace urbain tentent de recomposer des contextes unitaires de production communicationnelle sur des espaces déterminés. Mais ces tentatives n’arrivent pas à fournir une réponse, et encore moins à indiquer une tendance, dans la résolution du problème qui nous intéresse. Bologna confirme cette situation de crise quand, en étudiant le thème de la citoyenneté dans la définition de la figure du travailleur autonome, (nous reviendrons sur ce thème plus loin), insiste sur la polarisation du sens d’appartenance d’un côté à la communauté locale, de l’autre à la communauté globale comme espace de marché virtuel : dans cette polarisation réside la crise de la figure du mode de production post-fordiste.
La seconde direction pour définir la crise dans le contexte post-fordiste consiste, comme on le disait, à la relier à la rupture de toute homologie, comme de toute convertibilité, entre privé et public. En identifiant et en développant ce second moment de la crise nous nous trouvons désormais au cœur du dispositif biopolitique de la production. En quel sens parle-t-on ici de crise ? Sa définition ne pourra s’ensuivre que d’une nouvelle appréciation du contexte biopolitique et de la forme sous laquelle s’effectuent production et exploitation. Pour l’instant, en ce qui concerne la production nous avons déjà amplement insisté sur les dimensions communes que la coopération immatérielle (linguistique et affective) impose au mode de production. En identifiant (comme le fait Marazzi) dans la séparation du temps et de l’espace de la production un premier élément de crise, on introduit un raisonnement qui peut nous conduire à la définition spécifique de l’exploitation dans le contexte post-fordiste. Il ne suffit pas en effet d’identifier l’exploitation comme extraction de plus-value de la force de travail collective, ou mieux du travail commun. Il importe aussi de repérer les lignes de fracture qui font, du travail commun, un ensemble exploitable. Bologna, en suivant cette piste, insiste sur la production capitaliste privée, ou encore sur le paradoxe qui considère le dépassement du travail salarié comme une augmentation de l’exploitation. Mais il s’agit, dans ce cas, essentiellement de plus value absolue (prolongement de la journée de travail, de la vie de travail, etc.). À ceci Bologna adjoint les éléments biopolitiques (malaise, incertitude du futur, etc.) qui font la singularité de l’exploitation à travers la forme de la production de la subjectivité du marché. Marazzi réinterprète, sous une forme plus générale, la lecture de l’extraction de la plus-value, en en voyant la condition dans la rupture qu’opère le capital, du corps social d’avec la production. En en considérant donc l’effectivité dans l’appropriation capitaliste de la production biopolitique, ” corporelle ” (dit Marazzi), quand le corps et l’espace ont été séparés de la communauté linguistique et affective, immatérielle et biopolitique.
Voici donc déterminée la figure de l’exploitation du mode de production post-fordiste. Le commandement, ou encore le marché, a une incidence sur la production de subjectivité qui constitue ” ce qui est commun ” ; en la séparant, en l’isolant, en l’assujettissant, l’inclut dans la nouvelle dynamique de l’exploitation.
La question politique
Sergio Bologna reconnaît dans la situation déterminée par l’affirmation progressive tendancielle du travail autonome la sortie de l’histoire des conflits de classes. Pas seulement, étant donné que la régulation fordiste des conflits de classes, qui l’assumait dans la structure même de l’État (à travers la juridicisation progressive de la situation ouvrière, du conflit sur le salaire direct comme de la gestion du salaire indirect), est ici définitivement dépassée, murissent maintenant de nouvelles formes d’organisation et de représentation des intérêts. Mais ces nouvelles formes d’organisation elles-mêmes , ajoute Bologna, risquent de connaître une trés grande précarité. Le concept de citoyenneté de la société fordiste, construit sur le Welfare moderne, est en crise : les identités qui se construisent à l’intérieur des nouvelles organisations et représentations d’intérêts ne réussissent pas à le dépasser. Même, en se cristallisant autour des polarités du local et du global, elles aggravent la crise. Il en résulte une démocratie mutilée, une démocratie disloquée sur des polarités et des espaces incontrolés. Bologna ne voit qu’une seule chose à faire, difficile tant sa définition est contradictoire : une ” démocratie sans pôles “.
Il me semble difficile de contester ces conclusions de Bologna. Conclusions politiques – parce qu’il est évident qu’ici l’analyse se situe désormais entièrement au niveau politique. Que le conflit de classe (et les organisations impliquées) soit dépassé, que la question fiscale pèse lourdement en s’ajoutant à celle du salaire, que le conflit des deux polarités (le marché mondial, d’un côté, et la corporéïté des relations sociales de l’autre) prive le projet de reconstruction de la démocratie, à partir du bas, d’un horizon de référence – tout ceci est incontestable. Mais s’il l’on veut permettre au raisonnement politique, si non (certes !) de dépasser la crise, tout du moins de réorienter l’action, il faut se pencher sur un autre thème (en intégrant les conclusions de Bologna).
Reprenons le concept de crise à son niveau de généralisation le plus haut. Elle présente deux caractéristiques fondamentales :
a) l’impossiblité d’enfermer désormais la valeur de la force de travail (immatérielle, affective, biopolitique) dans la forme classique de la mesure salariale. En s’autonomisant, le travail immatériel enlève au capital la possibilité d’effectuer la mesure salariale à l’intérieur de sa propre organisation. La valeur de la force de travail est dans ce cas ” démesurée “, c’est à dire ” hors mesure “.
b) d’autre part, du point de vue de sa consistance et de son intensité biopolitique, le travail immatériel n’est plus seulement ” démesuré ” parce qu'” hors ” de la mesure salariale du capital, mais démesuré parce que il est ” au delà de toute mesure “. En s’édifiant à partir des relations immatérielles et affectives, la force de travail produit de la valeur qui exprime le corps commun des relations biopolitiques. Mais dans ce second cas, alors, le ” nouveau ” travail (du paradigme immatériel, post-fordiste, communicationnel, ou tout autre terme qu’on veuille utiliser) exprime un second critère de valorisation, de toutes façons insaisissable en termes de mesure (et encore moins salarial) mais définissable, par contre, seulement en termes de corporeïté commune. Pour simplifier, nous dirons qu’à la ” mesure ” s’oppose ” ce qui est commun “.
Réinterprétée dans cette perspective, la crise montre donc sa pertinence par rapport au développement, – un développement capitaliste, qui, dans le moment même où il est poussé à dépasser l’époque historique du travail salarié et les formes institutionnelles de son contrôle, se trouve confronté à ” ce qui est commun “. Comment interpréter politiquement cette crise du point de vue de la lutte contre l’exploitation ? Comment en anticiper théoriquement les issues ? Comment construire, dans cette phase critique du développement capitaliste, le nouveau paradigme du travail dans ce moment d’antagonisme ? Ces questions peuvent ne pas sembler d’actualité. Elles présupposeraient un sujet politique capable de les porter. Mais ne sont-elles vraiment pas d’actualité ? Non, elles sont seulement intempestives : ce qui revient à dire qu’elles surgissent, chaque fois que la résistance et la révolte refont surface. Et le fait qu’il n’y ait plus un seul sujet organisé pour les formuler et les résoudre, mais de nombreux sujets, ne démontre pas l’inactualité de la question mais seulement le fait que la production de subjectivité commune prend des sens pluriels. Recomposer cette pluralité et l’orienter vers une finalité commune, constituante, c’est comme redécouvrir le politique, ou encore le caractère entreprenarial de l’agir commun. Ce qui, au delà de toute objection, constitue une chose évidente pour le travail théorique.
Dans le livre dont nous parlons, c’est Andrea Fumagalli qui aborde ces problèmes du point de vue des mouvements sociaux qui ont accompagné le passage au post-fordisme en Italie. C’est une vaste documentation qu’il nous offre sur le dépassement de la société salariale chez nous. Une phénoménologie des conflits, exhaustive. Dans son essai, la mise en évidence des difficultés de la recomposition politique est convaincante. Parmi tous les points de vue Fumagalli intègre les éléments de discours politique présents dans le travail de Bologna et Marazzi. Son insistance sur le ” salaire ou revenu de citoyenneté ” comme instrument de garantie des travailleurs contre les modalités nouvelles de la gestion capitaliste du marché, son élasticité et la mobilité du travail apparaît dans ce contexte comme particulièrement importante. Il faudrait probablement développer plus amplement ce point lié au ” revenu de citoyenneté ” (et il aurait pu l’être dans l’essai de Fumagalli et dans l’ensemble de l’ouvrage). Dans la revendication de plus en plus large du ” salaire de citoyenneté “, dans son ” universalité “, se révèle en effet avec une grande radicalité cette hégémonie de ” ce qui est commun ” qu’exprime la tendance. À la qualité nouvelle du travail, qu’il soit autonome et/ou immatériel – le nouveau skill sur lequel insistent tant les trois auteurs – doit correspondre une nouvelle qualité de la revendication de la force de travail. Mais attention : si non seulement le skill mais le contexte entier du travail a muté (langage, relation, service), il ne s’agira pas de revendication mais bien de proposition constituante – d’un questionnement (résistance, appropriation, rébellion) qui ne correspond pas à une ” panne ” du traitement du travail mais à une nouvelle puissance de la force de travail. Le fait est que c’est le contexte biopolitique qui se trouve là mis en action : dans la question du ” revenu de citoyenneté ” ce sont les tensions biopolitiques de la production de subjectivité qui sont posées en résonance avec ” ce qui est commun “. Ceci pour dire, entre autres, que les matériaux, les réflexions, les nouvelles conceptualisations rassemblées dans ce livre attendent d’être développés dans une nouvelle théorie de l'” espace public “, considéré comme ” commun ” et ” constituant “.
15 septembre 1997
traduit de l’italien par Giselle Donnard