La marche du temps

Travail industriel, socialisations et liberté

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Le débat sur le concept de travail n’a pas fini d’exister. Peut-être ne fait-il que commencer.

1. Le travail n’est pas réductible à l’exercice d’une activité

Parmi les très nombreuses tentatives de naturaliser le travail, la plus permanente et la plus durable est celle qui l’identifie à une activité productive. Sans craindre un certain niveau de tautologie, pour un certain nombre de sociologues, d’ergonomes et d’anthropologues, le travail serait ce que fait l’homme au travail. Ce que fait l’homme, c’est-à-dire une activité: un corps qui agit, une intelligence qui gouverne cette action opératoire, un réel qui résiste à cette opération et que cet homme va transformer, etc. Ainsi y aurait-il un « travail en général », descriptible en termes d’activité de l’homme (de l’homme en général). Toutefois, comme par ailleurs nous vivons dans une certaine société, les mêmes chercheurs n’oublieront pas d mentionner le fait que ce travail « réel » ne saurait coïncider avec le travail prescrit, celui que l’organisation capitaliste prévoit. Ainsi, pour une raison assez étrange, le travail ne commencerait que là où s’arrête la possibilité de la prescription. Mais comme personne ne saurait contester sérieusement que l’ingénieur travaille lui aussi, et que ce travail est largement destiné à prédéfinir, concevoir et préparer les activités productives, il faudrait admettre que cet ingénieur fait un travail… qui empêche les autres de travailler, et que le travail des autres (le vrai travail, celui du monde vécu) commence là où s’arrête le travail de l’ingénieur. Une des solutions les plus radicales pour développer le travail (des autres) serait alors logiquement de supprimer le travail des ingénieurs…

Le fondement philosophique implicite ou explicite qui sous-tend ces analyses est qu’il n’y a véritable travail (le travail-œuvre au sens d’Arendt) et véritable coopération dans le travail que lorsque s’exerce la fibre volonté des agents.

Sans vouloir polémiquer avec les conceptions implicites de la liberté-volonté qui sous-tendent ces analyses du travail, sans reprendre la critique radicale que Spinoza a faite de cette conception de la liberté, il me semble utile simplement de signaler, empiriquement parlant, que le travail ne commence réellement à se déployer de manière créatrice que lorsqu’il s’appuie sur des procédures un tant soit peu standardisées, des connaissances déjà acquises et codifiées, des schémas partagés de représentation du réel et de résolution de problèmes, procédures et schémas qui sont des ressorts du monde vécu et des possibilités de communication, et non simplement des instruments de prescription contrainte. On peut tout aussi bien montrer que le travail réel des ouvriers professionnels, par exemple, est un travail très ordonné, codifié, soigneusement préparé, et partiellement routinisé et que ce « réglage » du travail ne concerne pas seulement les enchaînements d’actes vis-à-vis de la machine, mais aussi les règles sociales qui touchent aux relations au sein du groupe ouvrier. Il ne serait pas illégitime de parler d’une autoprescription du travail par le groupe. Si le « vrai » travail ne devait commencer que là où cesse toute prescription, il n’est pas sûr qu’il en resterait grand chose de pertinent et de capitalisable dans la durée. Beaucoup trop de chercheurs confondent la critique du contrôle social capitaliste qui s’appuie sur certains types de procédures (certains types précisément qu’il convient de définir) avec la critique du travail organisé « en général », et ils font cette confusion parce qu’ils restent dans une conception naturaliste tant du travail que de l'” opérateur humain » et du rôle de sa fibre volonté.

Le summum du travail du monde vécu, le bon travail en quelque sorte, le travail non contraint, serait ainsi le travail non prescrit, non préparé, découlant d’on ne sait quelle source créatrice, ce travail que rien ne contient et que rien ne détermine… Bref, le travail de cet état de nature dont Locke avait déjà su dire l’essentiel…

Il me semble nécessaire, si l’on veut avancer, d’abandonner l’idée selon laquelle le travail pourrait se définir principalement par l’activité exercée, que celle-ci relève d’une définition ergonomique ou sociologique. Car l’activité n’est jamais que l’indice, la forme objectivable du travail à un moment donné, saisie dans une situation productive particulière, et qu’il est toujours tentant de transformer en généralité. Cela ne dit strictement rien sur ce qui fait que cette situation a été amenée à exister, et sous cette forme précisément. On dit ce qu’il y a dans le travail concret, mais on ne dit pas ce que le travail est, ce qui le détermine à être d’une certaine façon (et le travail n’existe pas « en général », il n’existe toujours que d’une certaine façon). En se bloquant sur l’activité, on risque, non seulement d’opposer artificiellement le réel au prescrit, d’objectiver les actes « réels » de travail, mais pire: d’objectiver la subjectivité, de supposer qu’une certaine subjectivité en oeuvre dans l’activité peut être objectivée, traitée comme un objet dont on décrirait, en quelque sorte, les principes généraux de fonctionnement. Et c’est au nom de cette subjectivité-objet, de cette subjectivité générale, atemporelle, sans déterminations sociales explicites, que l’on pourrait affirmer, par exemple, que le travail prédéfini n’est pas du vrai travail car il trahit une disposition générique et générale du sujet humain qui réside dans le libre désir de disposer de soi (ce que Locke disait précisément).

Si l’on pense, comme je le pense, que Locke a tort, que l’homme « en général » n’existe pas, que la subjectivité « en général » n’existe pas davantage, que s’il y a « nature humaine », elle n’existe que dans des spécifications toujours concrètes et dynamiques, donc différenciées dans le temps et l’espace, qu’il est urgent de sortir des conceptions naturalistes, deux solutions restent à notre disposition:

– soit ne pas parler du « travail » en général, mais uniquement de tel ou tel type d’activité que l’on aura la modestie d’analyser dans sa singularité, démarche modeste, mais toujours fertile ;

– soit, de manière plus ambitieuse, sortir d’une problématique de l’activité.

C’est cette seconde voie que je voudrais explorer.

2. Travail industriel et modes de socialisation

Le travail industriel de nos sociétés modernes est ce en quoi se rencontrent trois grands processus, trois grands modes de socialisation qui ont produit, au sens fort de ce terme, les systèmes industriels. Il n’est pas plus ni moins qu’un lieu de rencontre, un point de rendez-vous. Le chômeur sait à quel point cette rencontre peut ne pas avoir lieu, qu’avant de parler d’activité, à faut que le travail soit et que cela n’a rien d’évident. Par mode de socialisation, j’entends non seulement le mode de constitution des individus dans et par la société, mais surtout et d’abord le mode de production de la société par les individus en tant qu’ils sont partie d’un tout en formation permanente, et ceci sur la base de l’hypothèse selon laquelle une société ne se définit pas principalement par son état ou par sa structure, mais par son processus ininterrompu de production.

a) La socialisation salariale

Le premier grand processus de socialisation, sur lequel Pierre Naville et Pierre Rolle ont à juste titre attiré fortement notre attention, est le processus de salarisation. Ou plus exactement : le mode de formation de la relation salariale et de l’individu-travailleur salarié. Ce dont nous parlons, ce n’est pas du travail en général, mais du travail salarié. Cette évidence ne saurait, un seul instant, être oubliée. Or la socialisation salariale est un mouvement qui se spécifie en permanence, qui n’existe qu’en se spécifiant, et c’est dans sa spécification que se constitue le travail des salariés. Je citerai deux dimensions essentielles de cette spécification :

– les conditions et formes de mise au travail salarié : nous pouvons faire l’hypothèse que, sur moyenne période, nous vivons un fort bouleversement de ce point de vue. Le basculement d’une mise au travail fondée sur la structure et la logique du poste de travail vers une salarisation fondée sur la logique compétence modifie profondément à terme les conditions d’accès au travail. Elle renvoie à une modification de la structure même du travail salarié qui fait basculer ce qu’on appelle encore le travail vers une mise en œuvre en tant que telle du savoir, de l’intelligence sociale et individualisée. La compétence n’est pas principalement un ensemble de savoir-faire ou une autre façon de parler de qualification professionnelle. Même si elle est référée à un corpus de savoirs, elle est un mode d’évaluation sociale, tout à la fois de la possibilité d’accéder ou non au travail industriel, et de la manière dont le salarié pourra s’inscrire au sein de la relation salariale, en termes de mode de détermination du salaire, de parcours professionnel, de relation à la hiérarchie et à un collectif de travail, et même: de rapport au système technique. Cette compétence d’accès au salariat et le « parcours de compétence » qui l’accompagne tout au long de la vie du salarié se structurent autant dans le système éducatif que dans l’entreprise proprement dite. Elle est à double face: face d’inclusion, face d’exclusion. La production de compétence est production d’incompétence. On aurait tort d’ailleurs de penser que seul le patronat est en cause dans l’émergence de ce modèle. Celui-ci est en partie développé par les salariés eux-mêmes, dans ce qu’ils perçoivent comme action possible dans un univers de plus en plus sélectif, comme il est impulsé de manière à la fois positive et pathétique par les familles qui poussent leurs enfants a prolonger leurs études le plus qu’ils peuvent. Et l’on sait que les syndicats comme la C.G.T., qui défendent de longue date l’idée d’une « qualification de l’individu », validée par le diplôme, ont été, à leur manière, parmi les premiers promoteurs de ce modèle. Cela veut dire que la relation salariale, pour les inclus, se nouera autour du jugement de compétence, jugement tourné vers chaque individu, et périodiquement réévalué, même si les règles en sont collectivement négociées.
Nous ne pouvons pas encore en mesurer toutes les conséquences à terme sur la manière de travailler. Porter une appréciation qui découperait mécaniquement entre le « positif » et le « négatif » n’aurait à mon avis aucun sens. Si la logique compétence inscrit une nouvelle logique de contrôle social et de contrainte fine exercée par la hiérarchie, non sur l’activité directe du salarié, mais sur son comportement de « responsabilité » et l’usage de son savoir au travers de cette activité (l’activité n’étant plus qu’un support de référence et non l’enjeu direct du contrôle), la logique compétence peut être aussi l’occasion pour les salariés d’élargir et de développer leur puissance d’action au sein de la relation salariale. Il peut y avoir, certains indices en existent déjà, une appropriation collective de cette logique pour viser à en neutraliser les risques d’arbitraire dans les jugements de compétence que réalise la hiérarchie et pour faire valoir, au sens salarial de ce terme, l’importance du savoir social ainsi mobilisé.

Mais la possibilité existe aussi d’une évolution tout à fait négative de cette logique qui atomiserait les salariés et réduirait leur puissance effective d’action au sein de la relation salariale. On peut interpréter sur ces bases la signification de certains conflits récents, assumés en particulier par les coordinations.

La structuration du temps : le temps de travail est au centre de la relation salariale et il constitue très largement le pivot de 1, organisation des actes de travail et de leur appréhension subjective. Or là aussi, la socialisation salariale n’existe qu’en se spécifiant. Une mutation profonde que l’on voit poindre fois dans une division temporelle du savoir-travail réside à la qui replié une partie des salaries sur le flux du très court terme (quelle que soit l’autonomie reconnue dans cet espace temporel) et dans une mise en rythme du travail exercé par les commandes venant du marché (ou, dans le tertiaire, dans la relation au client ou à l’usager). Ainsi la mise en oeuvre, le contrôle et la captation du temps se déplacent de modalité: d’un côté elle doit intégrer les temps de constitution des compétences: temps de formation continue, temps d’apprentissage, temps d’échange dont le statut économique est incertain (ces temps sont ils productifs ou ne sont ils que des coûts ?) et elle s’horizontalise en quelque sorte au sein du flux créé par les attentes des clients. Mais on aurait tort d’y voir une régulation marchande. Le temps dont il s’agit est bien le temps de la relation salariale qui va s’imposer, non seulement dans le rythme de travail, mais dans le rythme de vie, si l’on fait l’hypothèse que la variabilisation des horaires (et du salaire) deviendra la règle. Et là encore, il ne s’agit pas d’une imposition unilatéralement décidée par le patronat, mais de la manière qu’ont les salariés de s’inscrire eux-mêmes dans une relation fondamentalement inégalitaire, en basculant d’un mode vers un autre. C’est un choix sans choix qui médiatise le rapport du salarié à ce qu’il a à faire. Le temps de travail, c’est le délai de réponse au client, et c’est ainsi que se reconstruit la relation à la direction de l’entreprise qui emploie le salarié. Et ce temps, parce que sa prise en charge est plus autonome et plus intégrée par la régulation intersubjective que le groupe de salariés doit réaliser pour répondre aux objectifs (de qualité, de délai, de variété …) attachés aux commandes des clients, est un temps plus intimement intégré dans l’action. Il n’est pas une mesure externe de l’action, son chronométrage. Il est le contenu même d’une action qui consiste à produire du délai.

Ce qu’il faut voir, dans ces deux caractéristiques du travail salarié, ce n’est pas principalement l’activité qui en résulte, mais le processus spécifié (le mode) qui commande cette activité. C’est pourquoi je conteste la pertinence des analyses d’activité et l’illusion de leur plein de « réel ». « Le réel » est dans les déterminations internes des actions et leur intelligence, beaucoup plus que dans les « faits » de l’activité.

b) La socialisation coopératrice

La socialisation coopératrice est à elle seule un immense sujet, difficile à résumer[[Voir Philippe Zarifian, « Vers une sociologie de l’organisation industrielle: un itinéraire de recherche », thèse d’habilitation, E.N.P.C., janvier 1992.
. Marx en a remarquablement posé les jalons dans l’étude qu’il a proposée du développement du mode coopératif de production (de la coopération. simple jusqu’à l’automatisation) dont on oublie trop souvent que la division technique/ sociale du travail n’est qu’un développement interne. Mais encore une fois, ce qui importe, c’est le processus de spécification de ce mode de socialisation qui modifie les formes d’individualité au travail.

Je formulerai là aussi deux hypothèses.

La première est que la socialisation coopératrice est en train de basculer d’une coopération réglée sur des bases fonctionnelles vers une communication intersubjective pour des raisons propres à l’efficience contemporaine du travail coopératif. Autant la partie basse des systèmes techniques et des réseaux d’information peut incorporer les dimensions objectivables des relations dites de coordination (pour employer la terminologie néo-classique à la mode!), autant la coopération qui se noue dans le domaine des savoirs professionnels en situations industrielles techniquement et économiquement complexes nécessite des processus forts d’intercompréhension dans le registre cognitif comme dans le registre des objectifs assignés au travail industriel. On ne saurait confondre ce besoin de communication, bien évidemment, avec la création d’un consensus au sens fort d’Habermas. Je reviendrai sur ce point. La socialisation coopératrice reste une socialisation forcée, mais elle se spécifie aujourd’hui en requérant des bases d’accord nécessaires à la maîtrise des situations industrielles que les individus doivent, ensemble, identifier et gérer. On aurait tout à fait tort, à mon avis, de dévaluer ou sous-estimer le sens même du mot « gestion » car il marque bien à la fois la portée et la limite de la coopération. S’il est vrai que le travail devient pour une partie croissante de la gestion, c’est qu’il organise les conditions d’une efficience (par exemple : gérer la qualité) d’une manière qui n’est pas purement instrumentale. Gérer, ce n’est pas seulement mettre en œuvre des moyens par rapport à une fin prédéterminée. C’est aussi, et d’abord, expliciter la fin: que veut dire « faire de la qualité » ? Comment la combiner avec le rendement ? Ce travail d’explication est essentiel pour l’atteinte même de l’efficience et c’est en lui que s’engrange la puissance collective d’action des « coopérateurs ». On pourra certes trouver bien des contre-exemples, mais ce processus existe, et sa simple existence suffit à dessiner une nouvelle configuration de la socialisation coopératrice et un nouveau positionnement de l’efficience productive, qui ne peut être confondue avec les seuls objectifs capitalistes.

La seconde hypothèse est que la coopération se redéploie dans le concept de « projet » au sens de « projection » du fait d’une incertitude croissante du contexte global de l’activité industrielle. Je veux dire par là que la chronicité temporelle devient un mode d’activation des liens sociaux, moins par souci de construire l’avenir que par nécessité de protéger le présent. Si l’on voit se multiplier les « groupes projet » en atelier, ou, de manière plus ambitieuse, se mettre en place des organisations par projet autour du lancement d’un nouveau produit ou d’une nouvelle technique, c’est parce que la coopération ne peut plus se valider dans la simple routine, la simple reproduction du déjà vécu. Elle doit se valider dans l’innovation, dans un certain règne de l’éphémère au sens où Naville en parlait déjà en 1963. C’est toute son ambivalence: elle solidarise un groupe, mais dans une détermination largement subie de l’environnement sociétal, disons, par jeu de mots, une détermination de l’indéterminé qui ne se ramène pas au simple jeu normal de la concurrence. La vie industrielle devient structurellement précaire, et c’est autour de cette précarité que, paradoxalement, des formes dynamiques de communication peuvent être activées dans les projets. Des formes de subjectivité « inquiète », en même temps qu’ouverte, en découlent. On aurait tort là encore de magnifier ipso facto la « créativité », car si cette dernière est activée, c’est souvent sur fond de déstabilisation des repères de la vie coopératrice. On peut avoir une vie coopératrice plus intense, sur fond d’un délitement des repères professionnels, des métiers qui organisaient l’ancienne fonctionnalité des « rôles ». On perd du fonctionnalisme, on gagne de l’intercompréhension, mais la déstabilisation devient le trait majeur de la socialisation coopératrice. Qu’en résultera-t-il ?

c) La socialisation civile

Que la socialisation civile soit un processus constitutif du travail industriel moderne, cela demande sans doute un minimum d’explication, bien que ce fait soit empiriquement facile à montrer. Par socialisation civile, j’entends le mouvement de développement de l’exigence démocratique attachée à l’individu-citoyen, construit sur les ruines des formes anciennes de rapports de dépendance interpersonnelle. Contrairement à certaines visions de l’entreprise-prison, visions parfaitement valables dans les régimes politiques dictatoriaux et/ ou paternalistes, l’entreprise, dans un pays comme la France, n’est pas isolable des rapports politiques globaux. La double exigence de justice et de liberté, générée dans ces rapports, se retrouve dans les lieux de travail et se confronte à la socialisation salariale. Je ne pense pas qu’il faille avoir recours à une quelconque nature humaine spontanément éprise de liberté pour comprendre que la liberté est un ressort politique (de la vie citoyenne) que les individualités ont développé dans les sociétés modernes et qui, immanquablement, se retrouve dans le travail industriel.

A mon avis, la vraie spécification actuelle de ce mode de socialisation est qu’il est impossible de faire agir les individus dans un sens totalement contraire à leur éthique personnelle de vie, donc contraire à ce qui les pousse à être des individus singuliers, des individus « non masse », et que cette dimension éthique est au coeur des rapports politiques. Cette spécification est probablement particulièrement vive dans les nouvelles générations, mais incontournable pour les directions d’entreprise désormais (sauf à en venir à de la pure contrainte).

Je pointerai quelques indices empiriques de ce mouvement :

– la question de l’autonomie s’impose à l’encadrement d’entreprise, non seulement pour des raisons d’efficience, mais aussi parce qu’elle devient une revendication politique incontournable exprimée par une partie de la population industrielle. Ceci se formalise à une échelle large dans les nouveaux systèmes de classification qui placent le critère d’autonomie au travail comme un critère fort, même s’il reste difficile à expliciter dès que l’on tente de rabattre le rapport politique sur un rapport strictement professionnel. Ce que l’on peut entendre par autonomie, dès lors que ce terme devient central dans la codification des relations dites professionnelles, est un enjeu décisif ;

– la question de l’individualisation de la gestion des relations sociales devient elle aussi de plus en plus incontournable. On aurait grand tort de la réduire à une montée de l’individualisme. Ou plutôt, elle ne prend une forme individualiste que lorsqu’elle est pervertie, que lorsque la singularité de la relation politique de la personne avec la hiérarchie de l’entreprise devient prétexte à isolement et à pression ;
– la crise du syndicalisme est, depuis le début des années 70, patente, sur le double registre du manque de démocratie dans les modalités de participation et de prise de décision et de l’incapacité à concilier reconnaissance de la diversité des points de vue individuels avec la nécessité de l’action collective.

Il convient néanmoins que je précise ce que j’entends par spécification de la socialisation civile en rapport avec l’éthique personnelle de vie. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une atomisation des valeurs telle que chaque individu serait porteur d’une éthique qui ne lui appartiendrait qu’en propre. Les valeurs restent morales, au sens de sociales. Par contre le mode d’explicitation de ces valeurs s’individualise (disons: se personnalise si l’on renoue avec la phénoménologie de la personne humaine) au sens où:

– il tend à correspondre à la singularité de la complexion interne de chaque individu, et donc de son expérience propre de la vie et de l’intelligence de ses déterminations à agir;

– elles n’apparaissent comme valeurs assumables qu’à travers la libre adhésion l’adhésion non forcée) de l’individu;

– tout en se constituant dans des rapports sociaux politiques qui les autorisent, donc dans des échanges par lesquels ces valeurs se forment et s’expérimentent, ce qui est à l’évidence le cas, par exemple, pour les valeurs d’autonomie et de justice particulièrement fortes dans le monde du travail. En ce sens, s’il n’y a d’éthique qu’individuelle, sa production

est intersubjective et c’est la manière dont les valeurs s’individualisent, deviennent une éthique (et à ce titre se singularisent) qui permet que morale et éthique se recoupent.

Concrètement: pratiquement personne, dans une entreprise, ne définit strictement de la même manière ce qu’il faut entendre par justice, parce que le rapport à la justice est toujours différencié. Le jeune diplômé ne peut y voir la même chose qu’un ancien ouvrier qui a le sentiment d’être fortement exposé au risque de chômage. Néanmoins, la question de la justice est une question collective dans son règlement et qui prend source dans le social. Et il en existe une conscience, sinon adéquate, du moins suffisamment aiguë pour agir dans les rapports politiques que les ouvriers nouent entre eux. Ce qui est juste, ce qui ne l’est pas : voilà des sujets de débats incontournables et qui interagissent avec le développement de la logique compétence dont j’ai parlé ci-dessus.

Cette socialisation civile n’est pas une enveloppe externe. Elle structure le comportement au travail d’une manière très profonde.
3. Le travail comme tension entre modes de socialisation

On comprendra que l’intérêt véritable d’une compréhension du travail comme rencontre entre modes de socialisation réside dans la tension qui en résulte et qui peut donner leur intelligence tant aux conflits qu’aux compromis. Ce que j’appelle sociologie des modes de socialisation n’est pas autre chose, me semble-t-il, que ce que Danièle Kergoat appelle sociologie des rapports sociaux, mais en envisageant les rapports sociaux dans leur dynamique, dans leur historicité et leur constante spécification.

Je voudrais signaler un point de tension qui me semble devoir monter dans l’avenir: celui qui se constitue autour des pratiques de communication.

Si l’on retient l’idée selon laquelle la communication prend une part prépondérante dans la socialisation coopératrice et devient la source centrale de l’efficience productive de ce point de vue, elle est un enjeu sur plusieurs terrains à la fois :

– un enjeu interne à la socialisation coopératrice elle-même, le basculement d’une problématique fonctionnaliste et identitaire à une problématique communicationnelle ne pouvant se faire que difficilement, tant dans les rapports internes aux «coopérateurs » que dans l’élucidation des moyens de validation de cette nouvelle efficience (dont la validation des temps et des ressources cognitives et affectives consacrés à la communication). La crise des identités professionnelles, identités qu’une certaine sociologie conservatrice continue de magnifier, me semble salutaire à condition que les processus d’intercompréhension puissent prendre de l’ampleur et de la consistance. Si les indices fourmillent d’une telle possibilité – que ce soit dans le travail ordinaire ou dans ces moments privilégiés que sont les conflits sociaux -, encore faudrait-il qu’une compréhension collective adéquate puisse s’y former. Le sociologue peut y apporter sa contribution;

– un enjeu entre socialisation coopératrice et socialisation .salariale: la communication ne peut être que chargée d’ambiguïté car objet nécessaire de récupération de la part des cadres dirigeants d’entreprise qui ont tendance à l’instrumenter dans les nouvelles spécifications de la relation salariale (au sens de Naville). Je veux dire par là que la mise au travail salarié va intégrer la communication comme élément de compétence, non pas directement pour sa valeur coopératrice, mais pour sa manière d’instituer une nouvelle forme d’intégration du salarié dans l’organisation préfinalisée de l’entreprise. Le salarié devra savoir communiquer, et ce comportement sera signe de son inclusion « réussie » dans la relation salariale. De la même façon, le temps consacré à la communication ne sera validé que s’il est du temps qui rapporte monétairement, du temps commandé: la communication tend alors à être spontanément réduite à un minimum nécessaire à une mise en ordre d’informations liées au flux de produits, et, en rabattant la communication sur l’information, on prétend l’économiser, en assurer le rendement direct, alors qu’on en sape la puissance. La position des cadres sur ce sujet n’est pas unilatérale: beaucoup d’ingénieurs par exemple sont partagés entre une vraie reconnaissance du rôle de la communication dans l’efficience coopératrice dont – il ne faut jamais l’oublier – ils sont partie prenante, et une vision réductrice qui réinstrumente cette communication dans la relation salariale ;

– un enjeu entre socialisation salariale, coopératrice et civile. Ce point est probablement le plus prometteur sur un plan théorique car là où Habermas a prétendu présenter une synthèse unifiée dans un modèle idéal de l’activité communicationnelle, mettant dans un même processus de socialisation: monde objectif, monde social et monde subjectif, la mise en perspective de la communication du point de vue de trois modes de socialisation différents, mais liés dans la pratique du travail industriel, permet d’admettre par exemple qu’une communication sur le registre du cognitif puisse se développer sans être en concordance nécessaire avec une adhésion à des normes communes, et bien que le registre normatif ne puisse pas être occulté. Il existe ainsi un « jeu » de tolérance qui s’explique par la non complète adéquation entre les différents registres et arrière-fonds de la communication. Par exemple: on n’a pas besoin d’adhérer totalement aux mêmes valeurs pour coopérer, mais on ne peut coopérer sans partager un minimum de valeurs communes. Faire d’un partage intégral des valeurs une condition de la coopération cognitive serait une absurdité, voire une vision totalitaire parce qu’abstraitement idéale du travail industriel. Mais c’est aussi vrai de la position inverse, d’une occultation de la dimension éthique. Ce « jeu », cette non-réduction d’un mode de socialisation à l’autre, tout en mettant en avant leur confrontation, me semble essentiel, dans la mesure où il est dynamique. Il pourrait être à la source d’une vraie théorie de la « générosité » au sens de Spinoza. Vraie théorie de la générosité dans la mesure où ce n’est pas en noyant les divergences, mais en les réétablissant dans une commune explicitation dynamique des liens d’interdépendance et de ce à quoi on peut et on ne peut pas adhérer autour de ces liens, que la générosité se forme. Et le travail industriel moderne pourrait-il un seul instant exister si, quelque part et même de manière embryonnaire, la générosité en acte ne s’exprimait pas ?

Conclusion

Le lecteur aura compris que cet article est tout entier un plaidoyer pour sortir d’une approche naturaliste de « l’homme au travail », pour contester la domination de la sociologie de l’activité ou de la sociologie des identités professionnelles. Un plaidoyer pour l’ouverture du débat.