Ce papier très bref[[Cette brève contribution m’a été demandée par Yann Moulier Boutang, à la suite de notre participation à un débat contradictoire organisé par le PCF, au sujet du revenu social garanti. Dans ce débat, il apparaissait que les opposants à cette mesure (par méconnaissance, je l’espère) ne prenaient en compte que les propositions d’inspiration libérale, telles celles de Yoland Bresson ; en négligeant complètement les conceptions des partisans progressistes de cette mesure, en particulier celles d’Alexandre Marc, de René Passet et d’André Gorz. constitue une mise au point concernant le Revenu Social Garanti (RSG) . Il faut préciser que je propose cette mesure depuis plus de trente ans, ayant eu l’occasion de suivre l’enseignement d’Alexandre Marc, qui, lui, défendait cette idée depuis les années 30. Il animait en effet, à cette époque une revue d’inspiration proudhonienne, L’Ordre Nouveau[[Ce titre fait souvent bondir en France. Mais les dates (1931-1938) suffisent à lever tout malentendu, ainsi que le nom des principaux participants : Denis de Rougemont, Robert Aron, Claude Chevalley…. Comme c’était le seul projet de ce genre, il n’y avait aucune ambiguïté : le RSG se situait dans une perspective plus vaste de transformations profondes, tant dans le domaine politique qu’économique. Mais tout ce projet restait largement confidentiel, partagé par un groupe restreint.
La montée inexorable du chômage, l’extension régulière de la pauvreté et de l’exclusion modifiera la situation, et provoquera de nombreuses propositions concernant aussi bien le partage du travail que le partage des revenus. Ce qu’Alain Lebaube résumait de la manière suivante :
“En quelques semaines de nombreuses hypothèses plus d’une fois formulées dans le désert ont resurgi : l’allocation universelle de revenu et d’autres propositions innovantes sont soumises au débat” [[Alain Lebaube, “Le bienfaisant conflit des chômeurs”, Le Monde, 4 février 1998..
Revenu social garanti, allocation universelle, revenu de citoyenneté, revenu d’existence [[Pour ma part, j’évite l’expression « allocation universelle », car le terme d’allocation renvoie à tout le système de prestations sociales conditionnelles, que cette mesure tend justement à supprimer. « Revenu de citoyenneté » sonne assez bien, mais peut impliquer une attribution aux seuls citoyens nationaux. Quant à « revenu d’existence », il n’est utilisé que par Yoland Bresson, dans le cadre de l’Association pour l’Instauration du Revenu d’Existence et critiquable pour des raisons de fond, sur lesquelles je reviendrai plus loin. : autant d’expressions et de conceptions qui semblent recouvrir la même chose.
Il est vrai qu’il y a un socle commun à toutes ces propositions : ce revenu doit être inconditionnel, accordé de la naissance à la mort et entièrement cumulable avec toutes les autres rémunérations, en particulier évidemment, celles du travail. Cela représente donc une rupture avec toutes les formes d’allocations conditionnelles que nous connaissons actuellement, ainsi qu’avec la conception de l’impôt négatif sur le revenu.
Mais au-delà de ces points communs, il existe aujourd’hui de profonds clivages entre les différents points de vue.
Dans un premier temps, nous allons brièvement montrer les différences entre le revenu social garanti et l’impôt négatif sur le revenu, car de nombreux malentendus subsistent encore entre ces deux mesures.
Et dans un second temps, nous ferons une analyse critique des différentes conceptions en fonction d’un clivage qui les regroupera en deux grands courants : celles qui se situent dans le cadre du système actuel et qui sont d’inspiration libérale, et celles qui prévoient un dépassement de la condition salariale et des transformations importantes du système actuel.
Revenu social garanti et impôt négatif sur le revenu
La confusion entre ces deux mesures a encore été fait récemment par Daniel Cohen, dans Le Monde. Celui-ci se pose la question de savoir si l’impôt négatif sur le revenu est de droite ou de gauche. Il commence par définir une mesure qui ressemble fort au revenu social garanti, sauf qu’il le limite aux personnes âgées de plus de 18 ans :
« Imaginons le mesure suivante : à partir du 1er janvier 2002, toute personne résidant en France reçoit de l’Etat une allocation de 2500 francs par mois, qu’elle soit travailleur, étudiant ou inactif. Pour ceux qui reçoivent déjà des transferts de l’Etat, à l’instar du RMI, l’Etat ne verse que la différence (si elle est positive) entre 2500 francs et ce qui est déjà reçu [[Si je comprends bien, il s’agit du maintien des droits acquis. Mais l’exemple du RMI ne me semble pas vraiment pertinent, car il est rarement supérieur à 2500 francs. En revanche, l’on pourrait citer l’allocation pour un handicapé adulte, qui dépasse les 4000 francs.. Pour les autres, le transfert s’ajoute intégralement aux revenus perçus par ailleurs, lesquels deviennent imposables au premier franc [[Daniel Cohen, « Impôt négatif : le mot et la chose », Le Monde, 6 février 2001.
Si j’interprète bien ce paragraphe, la mesure décrite par Daniel Cohen est inconditionnelle à partir de 18 ans et elle est cumulable avec toutes les autres rémunérations ; ce qui est bien la définition d’un revenu social garanti. En précisant cependant que les partisans de cette mesure la font démarrer avec la naissance.
Mais où le bât blesse, c’est que dans la phrase suivante, l’auteur de l’article accorde la paternité d’une telle mesure à Milton Friedman :
« Une telle mesure serait-elle de droite ? Il faut le croire puisque tel est en réalité le mécanisme préconisé par Milton Friedman (dans Capitalism and Freedom, publié en 1962), connu un peu partout comme l’impôt négatif ».
Or, l’impôt négatif sur le revenu n’a absolument rien de commun avec un revenu social garanti.
Quels sont donc les différences entre les deux ? Elles sont de taille. L’impôt négatif sur le revenu reste de nature conditionnelle. Il suppose la détermination d’un seuil de revenu. Si un individu gagne moins que ce seuil, il touchera un montant versé par l’Etat lui permettant de l’obtenir. Si ses revenus dépassent ce seuil, il ne le touchera plus et paiera des impôts positifs sur ses gains. Il est clair que cette mesure est non cumulable avec les revenus du travail dès que ceux-ci dépasse le seuil fixé. L’on voit donc bien les inconvénients d’un tel système (qui rejoignent celles du RMI).
Si le seuil est fixé à un niveau très bas, il agit comme une subvention indirecte aux entreprises, puisqu’il ne permettra pas de satisfaire les besoins fondamentaux : les personnes défavorisées devront accepter n’importe quel travail. De plus, quelque soit le niveau, il constitue une incitation au travail au noir, puisque les revenus se situant au-dessus du seuil seront imposés.
A quoi s’ajoute un autre problème, à savoir : comment attribuer ce revenu aux personnes qui sont en dessous du seuil retenu. Deux solutions peuvent être envisagées. La première repose sur une connaissance parfaite des revenus de l’ensemble de la population, et permettant donc une attribution automatique dès qu’une personne quelconque touche un revenu inférieur au seuil. Mais cette solution est complètement irréaliste, car une connaissance instantanée et permanente de tous les revenus est impossible.
La seconde solution, la seule réaliste, consiste à prévoir des modalités où les « ayants droits » se manifestent quand ils ont des revenus inférieurs au seuil prescrit : mais on retombe alors dans tous les travers des systèmes d’allocations conditionnelles : manque d’information, difficultés des démarches, caractère infamant de la procédure… et sentiment frustrant d’être un « assisté »[[Pour une critique plus développée de l’impôt négatif sur le revenu, voir ma thèse, qui dès 1974 affirmait que la croissance économique ne favorisait pas l’intégration sociale, mais était un facteur d’exclusion et de dualisation de la société : Marc Heim, Croissance économique et exclusion sociale, Université de Paris I, 1974..
L’on voit donc bien la différence avec le revenu social garanti, qui est distribué à toute la population, indépendamment du revenu, et cumulable avec toutes les autres rémunérations.
Et il faut bien reconnaître que l’impôt négatif est d’inspiration libérale, voire ultra-libérale, comme dans sa première version défendue aux Etats-Unis par Milton Friedman, qui proposait d’instaurer cette mesure, avec un seuil fixé très bas, en prévoyant en même temps la suppression de toutes les autres formes d’aide et d’allocation. Et quand Daniel Cohen invoque des auteurs comme André Gorz, René Passet en prétendant qu’ils défendent l’impôt négatif, il se trompe complètement, car ils sont radicalement opposés à l’impôt négatif et défendent le revenu social garanti.
L’impôt négatif sur le revenu reste donc foncièrement marqué par ses sources libérales.
Les différentes conceptions d’un revenu social garanti
Comme je l’ai indiqué au début, ces propositions peuvent être rangées en deux catégories : celles qui acceptent le système du capitalisme libéral actuel et celles qui le remettent en cause [[Comme toute tentative de classification, celle-ci pourra être critiquée. Pourtant elle est mûrement réfléchie, et recouvre des clivages réels..
Deux critères de démarcation doivent être retenus pour établir cette distinction :
a. Le montant du revenu social garanti ;
b. L’existence ou non de mesures complémentaires ; ou autrement dit : le revenu social garanti est-il considéré comme une mesure suffisante pour éliminer le chômage, l’exclusion et la pauvreté ou ne constitue-t-il qu’une mesure parmi d’autres.
J’anticipe quelque peu pour dire que ces deux critères sont d’ailleurs liés entre eux : les partisans du revenu social garanti dans une perspective libérale situe le montant à un niveau très faible. Cela leur permet de ne pas remettre en cause le système actuel, en particulier en ce qui concerne la répartition des revenus.
Ceux, qui au contraire, défendent l’idée d’un revenu suffisant pour satisfaire les besoins fondamentaux sont nécessairement conduits à remettre en cause l’actuelle répartition des revenus.
De plus, si l’on y regarde de plus près – c’est-à-dire en analysant les positions de cette tendance – l’on découvre qu’elles s’opposent au capitalisme libéral actuel (et son processus de mondialisation non régulée) et préconisent une redistribution des richesses non seulement à l’échelle des états développés mais aussi à celle de la planète. De plus, la plupart de ses défenseurs sont favorables à un « développement soutenable (ou durable) ; position qui est incompatible avec une conception libérale de la régulation économique par le seul marché.
1. La question du montant
Pendant longtemps je ne me suis pas posé cette question. En effet, formé par Alexandre Marc, je défendais une conception du revenu social garanti dont le montant devait permettre la satisfaction des besoins fondamentaux sans une obligation de travailler. Et très longtemps, je n’ai rencontré que des partisans d’une mesure du même type (je pense aux défenseurs des idées des distributionnistes inspirés par Jacques Duboin).
La première fois où j’ai été confronté à la question du montant remonte aux premières réunions de l’Association pour l’instauration du revenu d’existence (A.I.R.E.), fondée par Henri Guitton et aujourd’hui animée par Yoland Bresson. En effet, le montant proposé par ce mouvement se situait à 1600 francs par mois et par personne. Aujourd’hui, les savants calculs de Yoland Bresson le conduisent à réévaluer ce montant… à 1800 francs.
Comme il était évident qu’un tel montant ne permettait même pas de survivre, je me suis rapidement opposé à cette formule. Je savais qu’elle ne permettait pas de définir un dépassement du salariat sauf par le bas et que seul un revenu suffisant rendait possible une transformation profonde du capitalisme et des rapports salariaux.
A ce stade, je vais m’appuyer sur les arguments développés par André Gorz qui a fort justement opposé les deux conceptions, en insistant sur l’importance décisive du montant du revenu social garanti [[André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Galilée, Paris 1997..
Il oppose des revenus que l’on pourrait qualifier «d’appoint », qui continuent d’obliger le travailleur à accepter n’importe quel emploi et ce qu’il appelle un revenu suffisant. C’est ainsi qu’il est amené à critiquer le « revenu d’existence » de Yoland Bresson de la manière suivante :
«Un “revenu d’existence” très bas est, en fait, une subvention aux employeurs. Elle leur permet de se procurer du travail en dessous du salaire de subsistance [… Le “revenu d’existence” permet dès lors de donner un formidable coup d’accélérateur à la déréglementation, à la précarisation, à la “flexibilisation” du rapport salarial [… »[[André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Galilée, Paris, 1997, p. 136-137.
A l’opposé se situe une perspective qui définit un revenu social minimum garanti suffisant :
« L’allocation d’un revenu social suffisant relève d’une logique inverse : elle ne vise plus à contraindre les allocataires à accepter n’importe quel travail à n’importe quelle condition, mais à les affranchir du marché du travail. Le revenu social de base doit leur permettre de refuser le travail et les conditions de travail “indigne” ; et il doit se situer dans un environnement social qui permette à chacun d’arbitrer en permanence entre la valeur d’usage de son temps et sa valeur d’échange : c’est à dire entre les “utilités” qu’il peut acheter en vendant du temps de travail et celle qu’il peut produire par l’autovalorisation de ce temps »[[Ibid., p. 137.
Et il précise que cette mesure permet un libre choix entre activités rémunérées et non rémunérées :
« [… allocation universelle et inconditionnelle d’un revenu de base cumulable avec le revenu du travail est donc [… le meilleur levier pour redistribuer à la fois le travail rémunéré et les activités non rémunérées » [[Ibid., p. 140-141.
Il fait même un pas de plus en soulignant que ces propositions d’un revenu social suffisant se sont toutes situées dans une perspective révolutionnaire :
“[… l’allocation d’un revenu social suffisant a été préconisé par des socialistes et communistes libertaires pour lesquels il ne s’agissait pas de redistribuer ou de “partager” le travail emploi, mais d’abolir le salariat[[Personnellement je préfère l’expression dépassement du salariat, car il correspond mieux à la situation actuelle. Mais l’abolition du salariat était l’expression usuelle au XIXe siècle. Et je regrette que tous nos marxistes (ou marxiens) oublient ou censurent cette allocution de Marx à deux réunions de l’Association internationale des travailleurs, les 20 et 27 juin 1865. Il ne s’agit donc pas d’un texte uniquement théorique, mais essentiellement militant, dans lequel il affirme : “Ils [les travailleurs doivent comprendre que le système présent engendre dans le même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires pour reconstruire l’économie et la société. Sur leur bannière, il leur faut effacer cette devise conservatrice : “un salaire équitable pour une journée de travail équitable”, et inscrire le mot d’ordre révolutionnaire : “Abolition du salariat !”,” Karl Marx, Salaire, prix et plus-value, p. 532-533, La Pléïade, 1965, Paris., la contrainte au travail et du travail, l’Etat et l’entreprise capitalistes : Bellamy et Popper-Lynkeus au tournant du XIXe et XXe siècles ; les distributionnistes français partisans des théories de Jacques Duboin ; le mouvement intellectuel L’Ordre Nouveau (Robert Aron, Arnaud Dandieu, Alexandre Marc) d’inspiration proudhonienne, dans les années 1930 [… puis une partie au moins des “Verts” allemands [… ont renoué avec cette tradition en l’actualisant” [[André Gorz, op. cit., p. 138-139.
L’on voit donc bien que toutes ces propositions se situent dans une perspective de changement radical, et n’ont rien à voir avec celles d’inspiration libérale, destinées essentiellement à abaisser le coût du travail.
2. Les mesures complémentaires indispensables
Quatre perspectives se dessinent immédiatement à partir de l’argumentation développée ci-dessus :
a. Une politique volontariste de lutte contre les inégalités croissantes ;
b. Des mesures spécifiques destinées à relancer l’emploi et diminuer le chômage ;
c. Un soutien actif à des formes d’organisation du travail qui fassent rupture avec la division capitaliste du travail, en promouvant des modalités coopératives, mutuellistes et associatives ;
d. la mise en place de nouveaux processus de régulation macro-économique (aussi bien au niveau national, européen, que mondial, selon la nature du problème concerné). Au fond, il s’agit de redéfinir un mécanisme de planification souple, à la française, permettant de rendre cohérent les choix des agents individuels et les interventions publiques, en tenant compte des objectifs d’introduction du revenu social garanti, et celles d’un développement durable.
2.1. La lutte contre les inégalités
L’attribution d’un revenu social garanti suffisant représente un coût qui s’élève à un montant situé entre 1700 et 2000 milliards de francs. L’on peut en effet partir de deux hypothèses différentes. La première, qui est la nôtre, consiste à partir des besoins tels qu’ils se manifestent dans les dépenses de consommation des ménages, pour les trois besoins vitaux : l’alimentation, l’habillement et le logement. Les postes santé et éducation restent satisfaits selon les modalités actuelles [[Nous avons réalisé une telle étude en 1994 et nous obtenions un montant de 2700 francs par mois et par unité de consommation selon l’échelle d’Oxford (pour la CSP des ouvriers et employés). Il faudrait évidemment réactualiser ces chiffres (mais c’est une un travail de bénédictin, qui nécessiterait une petite équipe). Mais, « à la louche », l’on peut estimer que le montant actuel se situerait un peu au dessus de 3000 francs..
René Passet [[René Passet, L’illusion néo-libérale, Fayard, Paris 2000, p. 274 et ss. retient comme critère le seuil de pauvreté et prévoit un montant annuel de 40000 francs pour toute personne âgée de plus de 20 ans et la moitié pour celles qui ont moins de 20 ans. Une telle mesure équivaut à un coût de 2000 milliards.
Il prévoit ensuite les modalités de financement de ce montant. La part principale provient de la suppression de toutes les allocations qui sont égales ou inférieures au montant du revenu social garanti. Ce qui représente 1500 milliards de francs. Il reste donc à financer 500 milliards de francs.
René Passet envisage alors une introduction progressive de cette mesure. Démarche raisonnable pour deux raisons : les coûts seront moindres au départ et pourraient s’élever en fonction de l’accroissement du PIB ;
à quoi s’ajoute une question de prudence, car selon ce schéma un ménage avec deux enfants toucherait 12 000 francs par mois, ce qui pourrait provoquer des modifications assez radicales des comportements face au travail.
Mais ce qui m’étonne toujours dans les calculs concernant le financement d’un revenu social garanti, c’est l’oubli d’une évolution fantastique dans la répartition du revenu national.
En effet, comme le signale Jean-Paul Fitoussi : « La France là aussi paraît détenir un record, celui de la baisse la plus forte de la part des salaires : de 68,8 % du revenu national dans les années 1960, elle n’est plus que de 60,6 % en 1994 » [[Jean-Paul Fitoussi, Le débat interdit, Paris, Arléa,1995, p. 117..
Et même à 59 % en 1999, comme le signale Jean-Marie Messier[[Jean-Marie Messier, J6m.com, Paris, Hachette, 2000, p. 146.. Ce qui donc représente plus de 800 milliards de francs, qui ont été soustraits aux salariés, pour être transférés au capital. Cette évolution ne repose sur aucune justification économique.
Nous nous trouvons vraiment dans une phase d’aggravation des inégalités, qui atteignent des proportions injustifiables ; pendant les Trente Glorieuses, l’écart entre le salaire le plus faible et la rémunération la plus élevée dans une entreprise était dans un rapport de 1 à 30. Aujourd’hui, ce même rapport est de l’ordre de 1 à 1000, voire 2000.
Une autre manière d’aborder le problème nous est donnée par Michel Rocard, dans sa préface à l’ouvrage de Jeremy Rifkin[[Jeremy Rifkin, La fin du travail, (tr. fr. par Pierre Rouve), Paris, La Découverte, 1996., en se référant à des chiffres très officiels présentés par le Ministre du Travail de l’époque, Robert Reich :
« Le salaire moyen aux Etats-Unis a diminué de plus de 20% en termes réels entre 1975 et 1995. Pendant ces mêmes vingt années, la richesse produite (le PIB) a augmenté [… de plus de 2000 milliards de dollars . [… mais le secrétariat d’Etat au Commerce publie tranquillement que 60% de ces sommes himalayennes ont été accaparées par 1% (vous avez bien lu : un pour cent) des Américains » [[Ibid., p. VII.
Nous assistons donc à un formidable processus de dualisation de la société. Et ce ne sont pas les propositions de J.-M. Messier de généraliser l’actionnariat ouvrier (pour rétrocéder aux salariés sous forme de dividende une partie de ce qu’ils ont perdu par la modification de la répartition) qui changeront quelque chose pour les exclus et les chômeurs. Par définition cette mesure ne touche que les salariés à temps plein et très certainement ceux qui bénéficient d’un CDI. Or les pauvres et les exclus n’appartiennent justement pas à cette catégorie. Quand on sait que 6 millions de personnes vivent des minimas sociaux en France (selon les chiffres de l’INSEE), on mesure le chemin qui reste à parcourir.
De plus, faute d’une politique économique radicalement différente de répartition du revenu, le système capitaliste s’enfonce dans une situation de sur-accumulation et de sous-consommation :
« Le système social du capitalisme libéral est incapable de distribuer à une majorité de la population devenue sans travail des revenus suffisants pour lui permettre d’acheter la profusion d’objets ou de services que la production automatique fournit et fournira de plus en plus » [[Ibid., p. II
Ce qui montre bien que la « production automatique », c’est-à-dire l’irruption de la robotisation (qui n’en est qu’à ses débuts), ne permet plus de lier le salaire à la seule contribution du travail direct ou immédiat.
2.2. Les mesures spécifiques destinées à relancer l’emploi et diminuer le chômage
Contrairement à ce que pensent certains de nos détracteurs (en s’appuyant sur les positions des partisans libéraux du revenu social garanti), nous n’avons jamais dissocié les politiques de partage de l’emploi de celles portant sur le partage des revenus.
Mais il faut pourtant reconnaître que, malgré les montants très importants mobilisés dans ce but, les résultats ne sont guère probants sur la diminution du chômage. Nous pensons que les politiques actuelles doivent être évaluées quant à leurs résultats. Mais nous n’avons jamais préconisé leur suppression.
Nous estimons pourtant que ces politiques seront insuffisantes pour éradiquer le chômage si elles ne sont pas accompagnées de l’introduction du revenu social garanti. L’assurance d’une sécurité de base en matière de revenu doit, selon nous, conduire à libérer les initiatives personnelles. D’autant plus, que nous prévoyons l’attribution à chacun d’un crédit social, au moins une fois dans l’existence (par exemple au moment de l’entrée dans la vie active), à un taux d’intérêt très faible (un peu sur le mode de ce qui est pratiqué dans le monde agricole pour l’installation des jeunes agriculteurs), pour favoriser la création d’entreprises.
2.3. Un soutien actif à des formes d’organisation du travail qui fasse rupture avec la division capitaliste du travail et la propriété privée des moyens de production en promouvant des modalités coopératives, mutuellistes et associatives.
En résumé, il s’agit de développer et de soutenir toutes les activités que l’on range souvent – par commodité (je n’aime pas trop l’expression) – dans le « tiers secteur ». Je m’appuie à nouveau sur André Gorz, qui a parfaitement résumé la question. En fait, il s’agit de déterminer les mesures qui permettront de développer le travail autonome par rapport au travail hétéronome :
« L’allocation universelle d’un revenu suffisant doit donc être inséparable du développement et de l’accessibilité des moyens qui permettent l’autoactivité, c’est-à-dire des moyens par les lesquels les individus et les groupes peuvent satisfaire par leur libre travail une partie des besoins et des désirs qu’ils auront eux-mêmes définis. » [[André Gorz, op. cit., p. 138
La proposition évoquée ci-dessus d’un crédit social nous semble aller efficacement dans cette direction. Mais nous sommes conscients que ces mesures de nature économiques ne seront pas suffisantes pour développer ce processus d’autoactivité . elles devront être acoompagnées aussi d’une politique active d’éducation permanente et de préparation à la prise de responsabilité.
Notre pari va dans le même sens. La sécurité obtenue par chacun d’un revenu garanti suffisant incitera les personnes à préférer un statut d’associé (ou coopérateur) à celui de salarié.
La mise en place des mesures évoquées ne tendent pas à une abolition du salariat par décret, mais à la possibilité pour chacun de choisir librement le statut qui lui convient.
Cela dit, l’articulation des différentes mesures proposées nécessite une régulation macro-économique d’ensemble, à tous les niveaux de l’organisation de nos sociétés : communal, régional, national, européen et, dans certains cas, même mondial.
2.4. Pour de nouvelles modalités de régulations macro-économiques
Pour moi, la période d’ultra-libéralisme touche à sa fin. Les dégâts – pour ne pas dire les catastrophes quand on pense à l’Argentine – causés par la déréglementation, la dérégulation et les privatisations des services publics sont tels que l’on imagine mal la poursuite de politiques inspirées par ces idées. Sans compter la misère croissante des pays que l’on n’ose plus appeler en voie de développement.
Et contre la pensée unique, il faut réaffirmer la nécessité d’une planification. Pas celle, évidemment des pays ex-socialistes[[Que j’ai critiquée dès 1968, dans de articles publiés dans Politique Aujourd’hui., mais plutôt une planification inspirée du modèle français des quatre premiers plans.
Comme le soulignait très justement Robert Massé, cette planification représentait « un réducteur d’incertitude ». Elle doit permettre aussi d’assurer une cohérence des interventions publiques, alors qu’aujourd’hui elles semblent répondre à des initiatives prises au jour le jour. Elle doit aussi guider les agents économiques dans leur décision, en particulier les entreprises, de manière à éviter les coups d’accordéon dans la gestion de l’emploi.
Il est évident que cette planification doit commencer au niveau régional, puis faire l’objet d’arbitrages au niveau national, avant d’être rendue cohérente au niveau européen. Comme le souligne André Orléan dans le numéro de février de L’Expansion, faute d’une politique européenne dans tous les domaines, ce qui suppose des institutions politiques, l’euro sera un échec :
« Soit l’on formera les institutions politiques nécessaires à la survie de l’euro, soit on reviendra à des monnaies nationales ».
Mais de plus, l’on est vraiment en droit de se demander pourquoi la logique du profit maximum doit s’imposer à nos sociétés, au détriment du bien-être de la totalité de la population. Si, par hypothèse (aujourd’hui improbable, mais demain nécessaire), l’Europe décidait d’adopter un projet de société différent du modèle dominant actuellement, je concevrais volontiers qu’elle n’adopte pas une politique radicale de libre-échange.
La même réflexion peut être faite pour les pays du Tiers Monde. Il faut admettre des exceptions au libre-échange, à défaut de quoi ils ne sortiront jamais de la spirale infernale dans laquelle les institutions mondiales actuelles les maintiennent.
Et pour terminer ce bref papier (que je rédige pendant le rassemblement de Porto Allegre), j’ajoute qu’il me semble impossible de lutter contre la spéculation aussi bien boursière que sur les marchés des devises, aussi longtemps qu’il n’existera pas des modes de régulation de ces marchés. De même, je vois mal comment notre planète pourra éviter d’être soumise à une économie mafieuse, aussi longtemps que subsisteront les paradis fiscaux.
L’on comprendra aisément que je sois favorable à la taxe Tobin. Mais j’irais même plus loin ; car Tobin limite sa taxe aux mouvements sur le marché des devises, en excluant les transactions boursières. Pour ma part, je serais plus fidèle à Keynes (dont Tobin se réclame) en estimant que le coût des transactions boursières doit lui aussi être augmenté par des taxes, de manière à éviter ce qu’il appelait une « économie de casino ».
Le journal « Le Monde » a récemment publié (dans son numéro du 11 septembre 2001) la traduction d’un entretien que Tobin a consenti à l’hebdomadaire allemand « Der Spiegel ». Tobin tient à se démarquer du mouvement ATTAC avec un argument simple, voire simpliste. Le mouvement ATTAC aurait dénaturé son projet pour en faire un moyen de favoriser le développement du Tiers Monde, alors que pour lui, la seule justification de sa taxe consiste à freiner les mouvements spéculatifs sur le marché des changes.
Mais je regrette que « Le Monde » n’ait pas reproduit le diagramme qui accompagnait l’article et qui montre qu’une taxe Tobin de 0,5 % aurait permis de dégager 1500 milliards de $ en 1998. Je me fais un plaisir de le reproduire ci-dessous sous forme de tableau, d’autant plus que le titre qui accompagnait le diagramme était significatif : « Pêcher dans le grand flux d’argent : comment l’on pourrait taxer les mouvement mondiaux de devises » [[Il faut préciser à l’intention des lecteurs français qui ne connaîtraient pas cet hebdomadaire, qu’il ne passe pas pour être particulièrement révolutionnaire.
| | 1989 | 1992 | 1995 | 1998 |
| Montant QUOTIDIEN des échanges de biens et services | 10,3 | 12,8 | 17,2 | 18,5 |
| Montant QUOTIDIEN des mouvements sur le marché des devises | 1077 | 1497 | 2172 | 2738 |
| Ressources escomptées ANNUELLEMENT avec une taxe Tobin au taux de 0,5 % | 590 | 820 | 1190 | 1500 |
Les montants sont exprimés en milliards de $.
Ma conclusion sera un peu brutale : quand l’on sait que 1,5 milliards d’individus sur notre planète vivent avec moins de 1$ par jour et qu’environ 3 milliards vivent avec moins de 2$ par jour, l’introduction de la taxe Tobin permettrait d’améliorer notablement la situation des plus démunis de la planète. Ce serait une forme de revenu social garanti au niveau de la planète.