L'affaire Sloterdijk

Un démon allemand

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Un philosophe allemand déclenche un scandale en réveillant le spectre nazi de la sélection humaineArticle paru dans Libération, 28.9.1999« Election », « anthropotechnique », « élevage », « domestication de l’homme »… pas besoin d’être grand penseur pour se douter que ces quelques mots, lancés par l’intellectuel Peter Sloterdijk cet été, ont enflammé en Allemagne une nouvelle grande « querelle des philosophes », qui s’annonce aussi virulente que celle des historiens (pour ou contre la relativisation du nazisme) dans les années 1980. La controverse déclenchée par le philosophe, surtout connu jusqu’alors pour sa « Critique de la raison cynique », a pris tant d’ampleur que l’hebdomadaire Der Spiegel de cette semaine en fait sa une, fondant Hitler, Dolly la brebis clonée et Nietzsche en un seul titre: « Le projet génétique de surhomme. »

Tout est parti d’un discours de Peter Sloterdijk en juillet, au château d’Elmau en Bavière, lors d’un séminaire consacré à Heidegger. Devant un éminent public de philosophes et théologiens, il propose une réponse à la « Lettre sur l’humanisme » écrite par Heidegger en 1946. L’humanisme, observe Sloterdijk, part du principe que les êtres humains sont des « animaux sous influence », en eux se joue une lutte incessante entre « pulsions animales » et « pulsions apprivoisantes ». Dans son discours, intitulé « Des règles pour le parc humain. Une lettre-réponse à l’humanisme », Sloterdijk pousse l’idée à l’extrême, jusqu’à décrire l’humanité comme un vaste « parc humain »: la seule différence avec le zoo est que l’homme s’y garde lui-même.

Ce que l’humanisme a tenté (et maintes fois échoué) : apprivoiser l’homme par la lecture, la génétique et les techniques modernes peuvent aujourd’hui le faire par la « sélection », affirme Sloterdijk. En allemand, il joue là sur les mots « lesen » (lire) et « auslesen » (sélectionner). « Leçons et sélections ont plus de rapport l’un avec l’autre », qu’on le croit généralement, poursuit-il. « La caractéristique de l’époque technique et anthropotechnique est que les hommes se retrouvent de plus en plus du côté de la sélection active ou subjective, même sans avoir voulu s’imposer dans le rôle du sélectionneur », observe le philosophe. Arrivé là, il invite à « se saisir du jeu de façon active et formuler un codex des anthropotechniques (son nouveau mot fétiche, ndlr) ».
Dans son exposé, publié le 16 septembre par Die Zeit, Sloterdijk n’a fait pour l’essentiel que poser une série de questions: « «Est-ce qu’une future anthropotechnologie mènera jusqu’à une planification explicite des caractères; est-ce que toute l’espèce humaine pourra accomplir le passage du fatalisme de la naissance à la naissance optionnelle et la sélection prénatale (…). »
Hardi, non accompagné de la moindre mise en garde sur les dangers de cette « sélection », le questionnement de Sloterdijk a toutefois pour grave défaut en Allemagne de rappeler par trop les expériences et projets nazis de création d’une race aryenne « supérieure ». Après plus d’un mois sans réaction, il a déclenché une levée de boucliers générale. Pour Reinhard Mohr, du magazine Der Spiegel, Sloterdijk propage une « vision d’horreur fasciste »: il suppose « le naufrage de l’Occident » et « appelle à la renaissance de l’humanité par l’esprit de l’éprouvette ». Sloterdijk a trouvé sa place, aux côtés de l’écrivain proserbe Peter Handke ou de Horst Mahler (ancien membre de la Fraction armée rouge passé à l’extrême droite), parmi le « groupe d’anciens intellectuels de gauche qui ne supportent plus leur désillusion et s’enfuient dans le délire » s’indigne Reinhard Mohr. Un « discours scandaleux » a dénoncé aussi Thomas Assheuer dans Die Zeit, accusant Sloterdijk de vouloir « enterrer l’époque moderne » et de développer des « fantaisies de sélection » avec un « réalisme terrifiant ».
Sonné par la virulence des critiques, Sloterdijk y a vu un complot, ourdi par la grande figure tutélaire de la philosophie allemande, Jürgen Habermas. Le vieux philosophe retiré à Starnberg, en Bavière, aurait prononcé une «fatwa» contre lui et téléguidé l’indignation publique par le biais de ses élèves, Reinhard Mohr ou Thomas Assheuer, accuse Sloterdijk. Dans une lettre publiée par Die Zeit, le 9 septembre, Sloterdijk accuse Habermas d’avoir utilisé les médias contre lui et joué avec une opinion publique qui « même sous le régime nazi était moins synchronisée qu’aujourd’hui ». Ces méthodes sonnent le glas de la théorie critique, l’école philosophique phare de la gauche allemande, incarnée par Habermas, conclut pathétiquement Sloterdijk.
Piqué au vif, Habermas a fini par descendre en personne dans l’arène, sous forme d’une brève réponse, publiée dans le courrier des lecteurs du Zeit. Le vieux philosophe se défend d’être le grand manipulateur de l’affaire, assurant avoir lui-même « appris par la presse » la teneur du discours tenu en juillet à Elmau. Sloterdijk « surestime mon intérêt pour ses travaux et la dépense de temps et d’effort que j’ai investi dans la lecture de son exposé », répond Habermas. Sur le fond, il confirme en revanche son aversion pour le texte et l’autodéfense de Sloterdijk : « Il jette du sable dans les yeux du public lorsqu’il se présente comme un simple biomoraliste inoffensif ». Du haut de ses 70 ans, Habermas s’inquiète surtout que Sloterdijk puisse incarner une « nouvelle génération » de penseurs allemands : « Peut-être la mentalité d’un homme, né en 1947, et qui prétend en 1999 pouvoir se choisir librement son passé, satisfait-elle une vraie demande de modèles de la part d’une nouvelle génération. Dans notre cas, tranche Habermas, la demi-génération qui nous sépare, fait toute la différence. »
Partie de l’éprouvette, la querelle a comme d’habitude en Allemagne vite retrouvé le terrain du rapport au passé nazi. Sans doute est-ce ce contexte qui donne au débat Sloterdijk une autre ampleur que le débat Houellebecq en France l’an dernier. Ou bien le renfort de Sloterdijk va-t-il redonner du mordant à l’humanité clonée imaginée par Houellebecq dans les Particules élémentaires?.