Sur David Rieff : “A Bed for the Night. Humanitarianism in Crisis” , New York, Simon & Schuster, 2002
S’il y a un profane digne du nom de « compagnon de route » du mouvement humanitaire c’est bien David Rieff, avec son esprit critique et son éthique de l’action, et il l’est devenu pour beaucoup d’entre nous. Rieff est un journaliste américain qui s’est fait connaître en couvrant la guerre en Bosnie au milieu des années 90, en particulier avec la publication de son livre unanimement salué, La Maison des massacres : la Bosnie et la faillite de l’Occident » (1996). Pour son nouveau livre, Rieff a passé de nombreuses années tant à rencontrer les principaux acteurs de l’action humanitaire, qu’à se rendre dans nombre de lieux où les humanitaires ont longtemps œuvré : Angola, Afghanistan et Burundi, pour n’en citer que quelques-uns, et à faire le récit de ce qu’il a vu.
Le mouvement humanitaire a de la chance de compter Rieff parmi ceux qui ont écrit sur lui, et ce pour de nombreuses raisons. Son éloquence exceptionnelle et son analyse pénétrante des problèmes de l’action humanitaire resteront certainement le standard retenu pour les cinq prochaines années. Même si bien d’autres ont formulé des critiques incontestables des limites de l’action humanitaire (surtout le fait qu’elle soit palliative et non curative, que l’on reste impuissant face au génocide, etc.…), peu ont réussi à montrer de manière aussi convaincante combien nos insuffisances sont étroitement liées à l’histoire occidentale. Cet ouvrage complète donc parfaitement celui d’un autre critique tout aussi original de l’action humanitaire, Alex de Waal, dans la mesure où ce dernier condamne les mécanismes internes de la machine humanitaire contemporaine, tandis que Rieff les lie à la politique tentée par les Occidentaux pour répondre à la souffrance des sociétés au cours des quelque cent dernières années.
Pour résumer l’essentiel, Rieff développe l’argument selon lequel l’action humanitaire pose plus de problèmes qu’elle n’en peut réellement résoudre. Sur ce point, il rejoint le chœur des critiques qui, outre de Waal, comprend également Michael Maren, Bernard Hours, et Peter Uvin. Le fait qu’il se réfère aussi bien à la littérature humanitaire francophone qu’anglophone rend son approche critique des problèmes plus incisive et illustre les points de convergence et de différence entre les deux traditions. Cependant il y a quelque chose de sans précédent dans l’approche de Rieff qui le distingue de la position de ce chœur. Après tout, faire observer que l’assistance humanitaire est une entreprise futile dont les déficiences peuvent se révéler tragiques et fatales pour ceux qu’elle prétend sauver, c’est facile et certainement pas nouveau.
Ce qu’il y a de réellement nouveau dans ce travail c’est l’attaque systématique et minutieusement documentée contre le mariage entre les programmes d’urgence et les initiatives pour des causes humanitaires plus vastes, mariage de plus en plus fréquent dans les agences les plus importantes. De telles campagnes de sensibilisation à des causes humanitaires vont de l’exigence de pression des acteurs internationaux sur les locaux, à des campagnes plus générales de « prise de conscience ». On entend couramment des équipes médicales en première ligne réclamer de se « porter témoin » des violations des droits humains, et de collecter les faits sur les violations des IHL (lois humanitaires internationales) et les témoignages des victimes. Bien que Rieff fasse un réquisitoire convaincant contre les grandes causes humanitaires – sur le thème que ses idéaux utopiques veulent l’impossible – il aboutit à cette thèse à partir de présupposés moraux jamais explicités, mais qui exigent pourtant une réponse de la communauté humanitaire. Beaucoup d’entre nous seront vraiment d’accord avec sa lecture des évènements du Rwanda ou du Kosovo, par exemple, et sur nos insuffisances en tant qu’humanitaires. Pourtant je me demande si les humanitaires peuvent être d’accord avec les présupposés moraux qui sous-tendent cette critique.
Il y a des humanitaires de tout poil : certains d’entre nous travaillent en ayant pleinement conscience des limites de l’action humanitaire, d’autres croient toujours qu’une transformation à grande échelle est possible à travers ce que nous faisons (nos campagnes pour telle ou telle mobilisation, telle que Accès aux Médicaments Essentiels de MSF). Mais Rieff est un anti-utopiste, et estime que l’humanitaire contemporain avec sa composante supplémentaire d’engagement dans ces campagnes est littéralement imprégné d’aspirations utopiques. En montrant nos échecs, il défend une version de l’aide humanitaire débarrassée de son bagage idéaliste, et ne s’encombrant donc plus de causes improbables et d’idéaux impossibles. Plus d’efficacité sur le terrain et moins d’idéalisme signifie davantage de vies sauvées – nous devons abandonner le projet de s’attaquer aux « racines du mal », et de transformer la condition humaine, aux politiciens, aux conseillers militaires, ou autres acteurs civils plus aptes à remplir cette tâche.
Ainsi Rieff soutient que les agences humanitaires doivent abandonner les campagnes de sensibilisation, de prise de conscience, les préoccupations pour le droit humanitaire international, etc., parce que tout cela donne aux bénéficiaires et aux donateurs le faux espoir que la souffrance humaine puisse être vaincue par l’action collective. C’est un espoir contre le désespoir, mais cet espoir est sans fondements. Comme il nous le martèle avec la régularité d’une horloge, la Realpolitique des parties armées ou des multinationales économiques ne sera jamais vaincue par les campagnes humanitaires, ou la « moralpolitik ». En réalité, il n’y a aucun exemple d’atrocité humaine de notre histoire récente dans lequel nos bien-aimés droits humains, nos Conventions de Genève, ou nos appels à la communauté internationale « aient empêché un seul coup de botte sur un seul visage humain. »
Vous pouvez être anti-utopiste comme Rieff et continuer à être heureux de travailler comme humanitaire. Là où vos chemins vont se séparer, cependant, ce sera sur l’engagement sur l’impératif éthique qui est au cœur de l’humanitaire. La vocation humanitaire est hautement œcuménique, et cependant il y a au moins à la base quelque chose qui est partagé par tous les acteurs de l’humanitaire non gouvernemental. Il s’agit de ce qui est au cœur même de la « raison humanitaire » : quand face aux souffrances des autres, proches ou lointains, le silence et l’inaction deviennent insupportables. On ne peut alors distinguer la passivité de la complicité, ce qui explique la nature activiste et interventionniste de la logique humanitaire. Bien sûr, l’injonction humanitaire à l’encontre du silence et de la passivité n’est pas une solution en elle-même à la souffrance des autres, mais elle exprime l’essence de la logique morale qui sous-tend l’action humanitaire.
Charmante histoire, mais elle ne peut changer le fait que la souffrance des autres quand ils sont loin n’est pas l’impératif qu’il devrait être, et là-dessus Rieff a raison. Pour l’individu moyen des démocraties d’économie de marché, la faim et la misère des pays lointains sont des réalités banales, quotidiennes qui saturent les informations du soir et paralysent nos capacités de sympathie. Le mal et la souffrance sont réellement devenus entièrement banals, et beaucoup de gens, comme Rieff, trouvent que la perspective d’une action immédiate est absurde aussi longtemps qu’il n’y a pas de possibilité d’action à long terme. Dans le contexte d’un statu quo d’inaction, d’indifférence et de cynisme devant la souffrance, les conflits, et la faillite politique, on ne peut s’empêcher de rappeler le célèbre jugement d’Eichmann sur les crimes de guerre nazis, et la notion d’Hannh Arendt de la « banalité du mal ». Être complice des forces d’oppression ou de l’anéantissement de la vie humaine ne nécessite pas d’être assoiffé de sang, despotique, ou barbare. On peut l’être en étant assis derrière son bureau, derrière son ordinateur, ou « tout en faisant de bonnes œuvres », dans la mesure où on ne conteste pas ces forces-là et qu’on se contente de réparer. On peut l’être dans une action en apparence moralement autorisée, en tant que réponse à des souffrances. Le mal peut-il résider dans ce consensus autour de l’humanitaire en tant que dernier espoir pour les déshérités de ce monde ?
Et nous arrivons ainsi aux présupposés moraux implicites de l’ouvrage de Rieff : l’humanitaire est la dernière incarnation de la « banalité du mal ». Pour l’auteur, nous sommes les Eichmann d’aujourd’hui parce que nous trompons les populations lointaines et le public occidental en leur faisant croire que l’aide humanitaire est sur la bonne voie, qu’il y a une solution aux souffrances humaines à portée de la main, alors que rien de tel n’arrivera jamais. Nous faisons cela avec nos images usées d’Africains en train de mourir de faim (en cachant les causes réelles de la souffrance), notre charité déguisée en « intervention d’urgence », et avec notre présomption naïve de transformer la condition humaine. Dans ce panorama de héros déchus et d’illusions brisées, Rieff se présente lui-même comme le super héros arendtien, l’anti-Eichmann, qui sonne l’alarme sur les fausses promesses de l’action humanitaire.
Le seul problème c’est que tout ceci est faux. L’action humanitaire n’est pas un jeu intellectuel, et pour ceux dont les vies ont été sauvées grâce à nos efforts, ce n’est pas une illusion. Par contre, ce qui est réel, face à la misère humaine, c’est bien la règle de l’indifférence et de l’apathie, du nihilisme moral, si fréquente dans nos sociétés occidentales. La ferveur morale qui entoure la « guerre à la terreur » est une marchandise commode et bon marché, mais qu’en est-il des Burundais et des Somaliens de ce monde ? L’inaction et l’indifférence consensuelles à la souffrance humaine innocente – si visible dans nos gouvernements et dans nos sociétés constituent la banalité du mal d’aujourd’hui. C’est cette indifférence et cette inaction à laquelle s’oppose diamétralement la logique morale de l’action humanitaire.
Moi qui propose et réalise des campagnes de mobilisation humanitaire pour MSF, je suis conscient de leurs limites et de leur discutables nature donquichottesque. Et je peux attester que la critique de Rieff touche juste, là où il faut. Nos appels au secours pour qu’on prête plus d’attention aux conflits oubliés restent vains quand nous nous adressons aux entités nébuleuses telles que « la communauté internationale ». S’il existe un avenir pour ce mariage douteux entre les campagnes humanitaires et les interventions d’urgence, cela nécessitera d’inventer de nouvelles stratégies et de nouveaux outils critiques. Sinon cette alliance ne sera plus qu’une feuille de vigne – un moyen bon marché de satisfaire nos frustrations militantes/activistes face à la souffrance humaine impossible à éradiquer, comme Rieff le démontre dans cet important travail.
Traduit de l’anglais par Giselle Donnard