Majeure 9. Philosophie politique des multitudes

Un pouvoir constituant pour libres professeurs ?

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A propos du livre de Jean Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderneLe livre de Jean Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, nous montre que, loin de l’image un peu fade associée à son nom, Locke est un grand innovateur politique, peut-être le premier adversaire moderne conséquent de l’idée de Souveraineté. Par-delà tous les pouvoirs constitués, il existerait quelque chose comme un peuple constituant qui, parce que virtuel, ne saurait être souverain. Comme tant d’autres cependant, cette affirmation d’un pouvoir constituant est immédiatement assortie de telles restrictions qu’elle semble n’être affirmée que pour être rendue inopérante.Le livre de Jean-Fabien Spitz : John Locke et les fondements de la liberté moderne[[Paris, PUF, 2001. présente pour les multitudes un immense intérêt : il a, en partie, les mêmes adversaires qu’elles. Sous l’étendard a priori paradoxal de Locke, une véritable bataille y est en effet menée contre les philosophies de la souveraineté, y compris et d’abord celle de la souveraineté du peuple. Toute théorie de la souveraineté est une théorie de l’obligation inconditionnelle d’obéir, et il est tout simplement incohérent dans ce cadre d’envisager la moindre possibilité d’un véritable droit de résistance : Hobbes, sur ce point, a définitivement raison. Car dès que le droit de résistance est celui d’un peuple constitué en corps, c’est en définitive ce peuple qui est souverain : si ses décisions me déplaisent, je n’en ai pas moins le devoir de lui obéir – à quoi Rousseau ajoutera, à travers sa théorie de la volonté générale, que c’est seulement ainsi que je serai libre. Si le droit de résistance a un sens, nous dit au contraire Jean-Fabien Spitz, attribuant avec raison cette idée à Locke, il ne peut être que « l’acte du peuple en tant qu’il est – du point de vue juridique – une simple multitude, c’est-à-dire une collection de raisons individuelles juxtaposées qui, chacune pour son propre compte, juge que la résistance est légitime » (p. 297). Ce qui revient à mettre en avant l’idée d’une « société “anarchique” prépolitique » disposant d’un « pouvoir non politique de constituer du pouvoir politique : en d’autres termes, un pouvoir constituant et déconstituant qui n’implique pas qu’elle existe comme un corps parfait doté d’un pouvoir absolu et arbitraire sur chacun de ses membres » (p. 13). Mais si l’horizon de l’ouvrage est celui de la liberté constituante de la multitude, si son affect dominant est celui de la liberté des individus et des minorités dans une perspective autre que sa protection, purement défensive, sous l’égide d’un pouvoir souverain de facture libérale, notre lecture ne s’en achève pas moins par une perplexité certaine : ce pouvoir constituant, en fin de compte, ne constitue pas grand chose. Ou plutôt : il faut un concours de circonstances tout à fait exceptionnel pour qu’il cesse d’être autre chose qu’un pouvoir virtuel.

John Locke, innovateur politique

Disons le sans réserve : par ce qu’il affirme de Locke, le livre de Jean Fabien Spitz, fruit d’une réflexion commencée il y a plus de vingt ans, jalonnée notamment par une remarquable édition critique du Second traité du gouvernement (PUF, 1994), est un livre exemplaire. Son propos est essentiellement d’en finir avec un certain nombre de lectures qui ont toutes en commun de faire de Locke un penseur un peu fade : historiquement important, mais conceptuellement assez faible. Théoricien inconséquent de la souveraineté du peuple, disciple honteux de Hobbes auquel il donnerait quelque chose comme un visage humain, individualiste possessif reculant devant les conséquences radicales de ses présupposés, penseur d’une aliénation de droits qu’il voudrait pourtant conserver : tel serait (entre autres) l’improbable philosophe d’une souveraineté limitée dans le cadre pourtant indépassable d’un régime de souveraineté où la source du droit ne peut être que l’État. Pour Jean-Fabien Spitz au contraire, John Locke est un grand innovateur politique. « Locke se singularise donc de manière radicale, en refusant de poser la question de l’oppression et de la résistance dans le cadre institué des rapports entre le Parlement (ou de toute assemblée représentative du peuple dans son ensemble) et les détenteurs du pouvoir exécutif… L’innovation de Locke ne consiste donc pas à récuser toute souveraineté du roi, mais à récuser la souveraineté elle-même en tant que concept politique qui permettrait de définir la nature du pouvoir du peuple sur lui-même » (p. 290). Et son grand projet politique est ainsi d’élaborer, tout à fait consciemment, « une théorie de la suprématie du peuple » récusant « toute évolution vers l’idée d’une souveraineté du peuple incorporé » (p.289). Projet qui peut paraître, au choix, régressif, orienté vers des conceptions « prémodernes » de la politique, ou, inversement, illogiques par rapport au dispositif mis en place par Locke lui-même, – et éventuellement les deux à la fois.

Jean-Fabien Spitz ne nie pas les ambiguïtés de Locke, les fortes tensions internes à son œuvre, il ne prétend pas que sa théorie politique constitue un système entièrement cohérent, il reconnaît volontiers que certains textes vont dans le sens de ce que Leo Strauss a appelé le « droit naturel moderne », et que l’image d’un « Locke disciple secret et honteux de Hobbes » n’est pas une simple aberration. Mais c’est aussitôt pour ajouter qu’une telle interprétation est «au fond irrecevable, parce qu’elle ne fait pas justice des préoccupations principales de Locke, en particulier de son souci de défendre la thèse d’une loi naturelle en un sens non hobbésien, et de sa volonté de défendre le concept de pouvoir limité contre les séductions de l’idée de souveraineté » (p. 294). Hobbes admet lui aussi une loi naturelle de justice ; mais son contenu est relativement indéterminé (respect des conventions), elle est subordonnée au principe de conservation, et sa mise en œuvre est impossible avant l’institution d’un pouvoir souverain : la norme commune n’existe comme norme qu’une fois posée par l’artifice politique. John Locke au contraire, part de Dieu, et pour lui « les hommes ont des droits parce qu’ils ont des devoirs, ce qui implique que le cadre théologique et jusnaturaliste de [sa pensée… est indispensable à la cohérence de son projet philosophique » (p. 309). Tout repose sur un ordre autonome de valeurs antérieur à toute convention, connaissable par la raison, et dont le respect fait de chacun d’entre nous « un homme au sens propre ». Et « cette loi, qui oblige universellement tous les hommes, tire son obligation à la fois de la volonté du créateur et de la qualité convenable des actions qu’elle ordonne à une créature raisonnable et sociale telle que l’homme » (p. 307). Bien plus, c’est pour rendre possible l’actualisation de cette loi naturelle que les hommes seraient sortis de l’état de nature, et « la fonction du magistrat civil et les limites de son pouvoir sont donc déterminées par des normes qui précèdent l’expression de sa volonté, et auxquelles cette volonté est liée : elle ne peut obliger que si elle est y est conforme » (p. 312) . Contrairement à ce qu’affirme par exemple Quentin Skinner, la modernité de Locke ne viendrait nullement d’une radicalisation de l’ «hédonisme moral » , ou encore d’une « élévation de l’utilitarisme au niveau de la collectivité », mais d’une orientation inverse : « Locke s’est au contraire employé à maîtriser les conséquences de ces innovations philosophiques, et à préserver l’idée d’une connaissance morale possible qui permettrait de produire les idées régulatrices nécessaires à la limitation principielle du pouvoir politique en tant que tel » (p. 314). Mais un tel projet n’est il pas régressif, n’est il pas condamné aux « poubelles de l’histoire » ?

Peuple constituant contre peuple souverain

S’il existe une norme autonome de justice opposable au souverain, qui est donc autorisé à dire que la loi est injuste ? La question ne se poserait pas si cette norme était non seulement connaissable, mais indiscutablement connue par la raison humaine. Comme elle ne l’est pas, on connaît alors la réponse des théoriciens de la souveraineté : si chacun peut invoquer les droits de sa propre raison, c’en est fini à jamais de tout ordre politique ; si ce droit appartient à un corps prédéfini, nul n’a le droit de lui résister. A travers une passionnante généalogie du concept de pouvoir constituant qu’il est impossible de retracer ici (avec une insistance bien venue sur des auteurs aussi peu lus en France que Lawson, Rutherford et Hunton), Jean Fabien Spitz nous définit la singularité lockienne : sous l’apparence, parfois, d’un retour à des positions dépassées par les prémisses individualistes et contractualistes de la modernité, Locke se sert de ces prémisses pour construire un véritable droit de résistance des individus : « lorsqu’un individu juge que le gouvernement trahit sa mission, il peut en appeler à la raison de ses concitoyens » (p. 301). Il est vrai que Locke n’emploie pas le mot « peuple » dans un sens univoque, il est vrai que son schème contractualiste l’entraîne de temps à autres vers les eaux dangereuses de la souveraineté du peuple, il est vrai qu’il semble parfois revenir à des positions scolastiques ; mais l’ essentiel n’est pas là, comme suffit à le montrer une confrontation de ses thèses avec celles des monarchomaques (p. 305). Dans sa version initiale, le peuple des monarchomaques est un corps collectif doté d’une sagesse spécifique lui permettant de saisir mieux que le roi le bien de la communauté prise comme un tout, et distinct de l’intérêt de chacune de ses parties : en tant qu’universitas médiévale, c’est un sujet de droit dont les besoins propres sont saisis par sa partie la plus saine, par l’association des plus sages – d’où son droit de résistance, héritage d’un passé révolu . Locke refuse explicitement une telle analyse : le peuple, justement, n’est pas un sujet de droit doté d’un intérêt propre distinct de celui de ses membres, et il n’y a aucune raison de privilégier la raison des uns plutôt que celle des autres. Mais il n’accepte pas non plus la forme dérivée prise par les idées monarchomaques : car la thèse de la souveraineté populaire revient finalement à faire de la décision majoritaire une norme incontestable, et à sacrifier les droits des individus ; et elle conduit tout droit à l’idée que le peuple n’existe pas en dehors de la personne de ses représentants. Qu’en est-il alors de ce peuple non souverain mais pourtant non assujetti ? La réponse tient à la distinction entre « pouvoir suprême » et « pouvoir souverain ».

Dans toute société civile, il y aurait selon Locke « un pouvoir législatif qui est à la fois suprême et limité ». Suprême parce qu’il n’est soumis à aucun pouvoir institué susceptible d’annuler ses décisions (c’est la définition la plus courante de la souveraineté). Mais limité tout de même parce que la mission qui est la sienne ne lui a été confiée que pour décider des règles nécessaires à la mise en œuvre de principes qui lui préexistent et qui sont indépendants de sa volonté. Aucun peuple constitué ne peut s’opposer à un tel pouvoir, mais le peuple constituant, lui, le peut, et même le doit : « Grâce à ce dispositif conceptuel, l’instance qui limite le législatif n’est pas elle même dans la position d’un souverain législateur et arbitraire, car elle n’est formée que du peuple constituant et non pas du peuple constitué ou agissant par la médiation d’une forme de gouvernement qui serait la démocratie parfaite » (p. 212). Ce qui revient à dire qu’un tel peuple existe sans exister, ou encore qu’ « il existe une réalité politique “virtuelle”, définie horizontalement et sans “pouvoir de contrainte” » (p.332). Tant que l’État respecte les fins pour lesquelles il est institué, chacun a le devoir d’obéir ; dans le cas contraire, la résistance active est un droit. Le tribunal compétent n’est autre que la raison humaine – mais celle ci n’existant que chez des individus, et la question de savoir ce que montre la raison étant rarement tranchée de façon indiscutable, chacun a l’entière liberté de s’opposer, à ses risques et périls et en prenant ses responsabilités, à ce qui lui paraît s’opposer aux exigences de la raison. Le peuple constituant, le peuple virtuel, est donc une collection d’individus ; mais pour qu’il soit autre chose qu’une collection hétéroclite sans dimension politique, il faut bien entendu qu’il ait une consistance ontologique : celle qui est garantie par l’horizon des valeurs partagées potentiellement découvertes par la raison commune.

Liberté moderne ?

« Si, en dehors de ceux qui le représentent et légifèrent sur lui, un peuple n’est qu’une multitude d’individus dont les volontés divergent sur tout (et principalement sur ce qui est juste et injuste), comment pourrait-il s’opposer d’une seule voix aux entreprises tyranniques de ses gouvernants, ou lui opposer une barrière efficace ? » (p.333) : telle est, selon Jean Fabien Spitz, la question centrale de la philosophie politique moderne – la pensée de Locke étant l’un des fondements de ce qu’il appelle la « liberté moderne », identifiée à un « constitutionnalisme » dont les représentants ne sont d’ailleurs pas précisément identifiés. Incontestablement, un tel schéma permet de classer une grande partie des théories politiques de notre modernité. Mais si l’on voit assez bien comment y ranger, par exemple, Kant, Hegel ou Tocqueville, on ne voit absolument pas où situer Spinoza, qui développe une toute autre conception de la liberté. Spinoza rejette en effet l’alternative qui nous est ici proposée : soit une multitude d’individus dont les volontés divergent sur tout (autrement dit le chaos), soit un peuple (fût il virtuel) capable de s’opposer d’une seule voix au pouvoir injuste. Il refuse radicalement l’idée que seule la raison aurait le droit de s’opposer à la tyrannie, il est parfaitement étranger à la problématique du « devoir d’obéissance ». Il s’intéresse plutôt à la composition réelle des multitudes et se pose la question des conditions de production d’une raison commune : telle est peut être, justement, la vraie « liberté moderne », dont la place est si visiblement absente. Pour le dire autrement, la liberté chez Spinoza est d’abord pensée comme un processus, et c’est bien pourquoi on peut dire que pour lui la puissance des multitudes est réellement constituante : elle constitue bien quelque chose. Si ce qu’écrit Jean Fabien Spitz est exact, le pouvoir constituant de Locke n’est pas un processus : fondement ultime de l’ordre politique, il n’intervient en acte qu’en de très rares occasions pour retourner aussitôt à l’état de virtualité. Dans la marche ordinaire des affaires du monde, il n’est que la menace éloignée d’un dernier recours. Si la croyance en un tel pouvoir peut, dans certaines circonstances, contribuer à produire une libération effective, il n’en reste pas moins que, comme tant d’autres théories du pouvoir constituant, il semble n’être avancé que pour mieux être neutralisé.

Dans les dernières pages de son livre, Jean Fabien Spitz s’interroge sur les « modalités pratiques de la résistance ». La question n’est pas celle du scrupule de conscience : dans ce cas « Locke reconnaît à l’individu le droit (et même le devoir) de désobéir, mais il souligne fermement que ceci ne le délivre en aucune manière de l’obligation envers les lois civiles, ni par conséquent de l’obligation de subir le châtiment que lui attirera sa désobéissance » (p.321). Lorsqu’il estime, en revanche, que sa raison lui montre que la loi est en contradiction avec l’objet même de la législation, le devoir d’obéissance disparaît. Mais comment savoir s’il s’agit bien, justement, de la raison ? Que doit donc faire celui qui « envisage de résister » (p.325), formule qui implique déjà une longue distance temporelle avant le passage à l’acte ? Locke n’ayant pas donné de réponse extrêmement développée, le lecteur se trouve directement propulsé… dans Rawls ! Il existe tout d’abord quelques critères permettant de disqualifier un appel à la résistance : il est illégitime si celui qui le lance prône des actions qu’il a lui même condamnées quand il était au pouvoir, ou s’il est manifestement en contradiction ouverte avec des principes qu’il énonce par ailleurs. Règles saines en effet, auxquelles on peut toutefois adhérer sans être lockien ou rawlsien. Plus explicitement : « la cohérence et le caractère unifié de l’interprétation des principes de coopération constituent donc un impératif qui s’impose à celui qui veut appeler à la résistance : il ne doit énoncer que des propositions qu’il est en mesure de justifier à l’intérieur de la théorie politique et de l’interprétation des principes par lesquels il justifie les autres propositions qu’il énonce dans d’autres cas ou d’autres moments. Il doit s’interdire de recourir à l’intuition, c’est-à-dire qu’il ne peut justifier son appel en soutenant que, pris isolément, il paraît fondé. Il est tenu d’intégrer les postulats interprétatifs qui le sous-tendent à une théorie d’ensemble dont peuvent aussi se déduire à la fois les jugements qu’il porte dans d’autres cas et les jugements bien acceptés et solidement fondés qui ont cours dans la société ». Ce qui, énoncé en termes positifs, donne ainsi la formule du droit de résistance, dont on ne sait pas très bien qui en est l’auteur : « Lorsque des citoyens sont ainsi en possession d’une théorie éthique cohérente, publiquement argumentée et exposée, dépourvue de tout argument ad hoc, compatible et harmonisée avec les positions éthiques qu’ils défendent par ailleurs, s’appuyant sur une mise en valeur rationnelle (bien que pas nécessairement partagée par leurs adversaires politiques) de l’antagonisme qui existe, d’après eux, entre la fin de la société civile (ou les principes de la coexistence entre personnes rationnelles libres et égales) et les actions des gouvernants, ils sont effectivement déliés de toute obligation » (p. 325-326). Singulière application d’un droit universel : la presque totalité de ses utilisateurs potentiels se trouve disqualifiée d’avance. Qui donc, aujourd’hui, en réchappera ? Qui sera en mesure de déduire rationnellement chacune de ses positions d’une théorie d’ensemble publiquement exposée devant une communauté rationnelle. Le lecteur aura reconnu sans peine le personnage du Professeur s’adressant à ses pairs. Non du corps constitué des Professeurs d’Université, pour lequel Jean Fabien Spitz n’éprouve certes pas de sympathie particulière – de toute façon, aucune corporation ne jouit en tant que telle d’un privilège particulier. Il s’agit bien plutôt d’une agrégation virtuelle et non statutaire d’élus. Ce qui pourrait être subsumé sous un étrange concept : le pouvoir constituant des libres Professeurs.