En 1929, date évocatrice de la première grande crise du capitalisme industriel, Virginia Woolf publiait «Une chambre à soi ». Sollicitée sur le thème « les femmes et le roman », elle apportait une réponse fort matérialiste à une question sous jacente : pourquoi si peu de femmes écrivains ? En rejetant un point de vue essentialiste, qui voudrait voir une différence naturelle dans l’écriture féminine, elle consacrait ses pages à démontrer que la condition préalable à l’écriture par les femmes est « d’avoir cinq cents livres de rente et une chambre dont la porte est pourvue d’une serrure ».
Pourquoi évoquer une « chambre à soi » en ce début du vingt-et-unième siècle ? La question ne se pose certainement plus dans les termes de Virginia Woolf : « Quels sont les grands noms de la poésie depuis un siècle environ ? ». Question à laquelle elle répondait en faisant remarquer qu’il ne s’agissait que d’hommes, et d’hommes possédant une certaine aisance. Aujourd’hui, des signatures féminines sont présentes dans presque tous les rayons des librairies. Les femmes, du moins certaines, pour la plupart blanches, occidentales et aisées, ont conquis les conditions pour pouvoir écrire dans tous les domaines, sans se confiner au roman, enrichissant ainsi « l’art de la fiction » comme le souhaitait Virginia Woolf.
Mais combien de signatures féminines dans les revues politiques et de mouvement non-spécialistes des questions féministes ? Je laisse au lecteur le plaisir de ce calcul très simple et rapide pour constater leur presque totale absence. S’agit-il d’un dehors de la politique ? S’agit-il d’un particularisme qui n’aurait pas la puissance de s’élever à un degré suffisant de généralité pour gagner son droit d’accès aux questions politiques qui comptent ? (Marres)
Pourquoi ces revues s’abstiennent-elles de toute référence bibliographique à la riche littérature qui, depuis les années 1980 a été produite par les féministes et les post-féministes queer ? Pourquoi si peu d’espace dans les rayons des librairies en France ? Une vaste littérature féministe anglo-américaine est tout simplement ignorée. Il a fallu plusieurs années pour découvrir Manifeste Cyborg de Donna Haraway, pour ne citer que l’une des nombreuses féministes d’outre atlantique qui ont contribué à l’émergence d’une nouvelle épistémologie féministe. Mais on pourrait aussi souligner les dix ans qui se sont écoulés entre la publication aux États Unis de The Straight Mind and Other Essays, de Monique Wittig, féministe française, et sa publication en France. Ou bien rappeler un livre jamais traduit, comme Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity » de Judith Butler, qui peut être considéré comme le texte fondateur d’une pensée et d’une pratique queer.
Si nous avons créé une revue qui s’appelle Multitudes, si le concept spinozien de multitude nous interroge aujourd’hui, si nous pouvons parler de politique des multitudes c’est parce que, justement, les mouvements féministes, post-coloniaux, homosexuels et plus généralement les minorités sexuelles, sont devenus sujets d’énonciation, et ont fait de la différence une production résistante. Cette production remet en cause l’unité originelle et l’ « unique », et avec lui le sujet homme, blanc, occidental, tout comme « La » femme, sujet du féminisme historique. Si dans la présentation de la revue nous pouvons affirmer « La domination absolue n’a jamais existé, et n’existe toujours pas. Partout s’inventent les idées, les gestes, les paroles, les groupes et les minorités, qui échappent à sa mythologie mortifère », cette « chambre à soi » est le lieu où restituer quelques traces de ces idées, de ces gestes et de ces paroles créées dans la multiplicité des mouvements féministes et post-féministes queer. Une « chambre à soi » qui n’est plus que métaphore. Ce n’est pas le repli dans un espace privé qui s’opposerait à l’espace public, car c’est l’opposition même du public et du privé qui n’a plus aucun caractère constitutif. Cette chambre à soi est donc plus proche du cyborg, « cité technologique en partie basée sur une révolution des relations sociales au sein de l’oïkos, du foyer » (Donna Haraway) et ne peut pas se concevoir ontologiquement comme un espace domestique. En lançant ce projet, j’ai voulu construire une « chambre à soi », mais dans Multitudes, pour un devenir visible des féminismes dans la revue.
Déclinaisons et dédoublement du projet
Ce projet se veut un lieu de rencontre entre stratégies de résistance, invention de nouvelles lignes de fuite et épistémologie féministe. En ce sens, il se veut un apport à un travail cartographique et de figuration faisant de « la politique du positionnement » son point de départ. Politique du positionnement (Sandra Harding), au cœur de la contribution de Maria Puig, comme outil cognitif et politique puissant pour un savoir non – essentialiste, pour des savoirs situés (Donna Haraway), seuls standards d’une objectivité forte.
Espace d’expérimentation d’un style s’efforçant de se détacher du langage académique, résistant au langage dominant, produisant un lieu de résistance. Il ne s’agit pas de refuser la théorie en la faveur d’une pratique plus narrative, mais, en suivant Braidotti, de la recherche d’un style qui transmute les théories en narrations et les narrations en théorie : l’essai en première personne, l’enquête comme essai. C’est dans cette deuxième perspective que s’inscrivent les auto-enquêtes réalisées en Italie par des groupes de femmes engagées dans les mouvements des centres sociaux, et dont des extraits sont publiés dans la mineure de ce numéro.
Lorsque j’ai lancé ce projet, en avril 2002, l’idée a été très chaleureusement accueillie en Italie aussi par Judith Revel, du comité de rédaction de la revue Posse, et par Cristina Morini, journaliste et militante au sein du « mouvement des mouvements ». Mais l’enthousiasme de notre rencontre n’a pu faire l’économie de quelques divergences. Reposant sur les interprétations possibles de la philosophie de la différence, elles ont un impact important sur le concept de multitude, mais aussi sur la manière d’appréhender l’apport de l’épistémologie féministe et le rôle du féminisme.
Nous avons alors décliné le projet suivant deux axes : « Féminismes, post-féminisme queer et multitudes », « Devenir femme du travail, devenir femme de la politique ». Le premier axe, développé dans la Majeure, vise à repérer les nouvelles figurations des subjectivités féministes et à questionner les féminismes dans ce qui est leur contribution à une philosophie et à une politique des multitudes. Le deuxième axe (la Mineure) a comme objet d’analyse la féminisation du travail, la confusion entre production et reproduction qui brouille les catégories de l’économie politique, qui confond les temps et les espaces de la vie (Sara Ongaro). Dans quelle mesure peut-on parler d’un devenir femme du travail, d’un devenir femme de la politique ? Deux réponses fort divergentes, celle d’Anne Querrien et celle de Judith Revel, ouvrent dans leur contradiction un espace de débat lié à une acception différente du « devenir femme » de Deleuze et Guattari, un devenir-mineur posé comme le chemin vers tous les devenirs possibles.
Féminismes, post-féminismes queer et multitudes
Ceci n’est pas un dossier de théorie féministe, et cela pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’il se veut immédiatement politique et « si la tâche politique est bien de montrer que la théorie n’est jamais simplement “theoria”, au sens de contemplation désengagée, qu’elle est pleinement politique (phonesis et praxis), alors pourquoi ne pas simplement donner à cette opération le nom de politique ou préciser qu’elle doit nécessairement se transformer en action politique ? » (Judith Butler). Mais aussi parce que cette urgence du politique refuse tout enfermement du féminisme dans la théorie et dans un discours académique autoréférenciel. (Bracke et Andrijasevic).
Pourquoi féminismes ? Pourquoi féminismes au pluriel : parce qu’il n’y a pas un point de vue féministe unique : c’est la multiplicité des dimensions et des cartographies qui fait que nous nous sommes aussi bien éloignées du sujet « la femme » que d’une vision réductrice des différences entre féminismes. À l’unité, nous substituons joyeusement la force des affinités, en assumant aussi les ruptures.
Quel lien avec le concept de multitudes ?
Dans les années 70, le féminisme américain est traversé par deux grandes ruptures : si le mouvement post-colonial et les positions des « black feminisms » mettent en cause le sujet du féminisme, « La femme », encore et toujours un sujet prétendant à son universalisme, les théories du « gender » et leurs développements par la pensée lesbienne s’attaquent, avec une force redoublée, à un des aspects que le féminisme historique a eu du mal à ébranler : la différence sexuelle et ses fondements biologiques. Il ne s’agit plus alors d’une théorie de l’ « un monolithique » qui s’oppose à l’ « autre » de manière dialectique et antagoniste. Les théories féministes post structuralistes ont été avant tout critique radicale à la fois des approches essentialistes /naturalisantes et du modèle de l’ « un ». À l’ « un » universel est opposé la différence comme projet, comme production, pratique vivante d’une résistance au système sexe /genre dominant, et la différence entre femmes comme point de départ pour une théorie féministe. Les femmes comme multiplicité, comme lieu de croisement et d’interconnexions toujours singulières de variables ethniques, de variables de classe, de mode de vie, de formes de vie, d’âge, mais aussi de genres ! Le féminisme devient cette pratique et philosophie des différences et de la multiplicité qui, rejetant tout dualisme et en même temps toute séparation du personnel et du politique, impose une manière autre de penser la subjectivité et produit de nouvelles figurations de la subjectivité féministe : le cyborg de Donna Haraway, les sujets excentriques de Teresa de Lauretis, les nouveaux sujets nomades de Rosi Braidotti…
Différences, subjectivités multiples, identités mutantes fuyant la logique binaire et duale : comment penser les multitudes à partir des féminismes ? Le féminisme n’est-il pas d’emblée pensée et pratique politique des multitudes ? Il se nourrit du matérialisme corporel et de la philosophie de la différence (Braidotti). Il en appelle aux « devenirs minoritaires » de Deleuze et Guattari (Preciado, Bourcier). Il utilise les catégories foucaldiennes de biopouvoir et de biopolique pour dire la production d’un féminisme d’État (Vega), pour décrire la dérive sécuritaire en France (Marange), pour dénoncer l’ « hétérosexualité » comme technologie bio-politique pour la production des corps straight , mais aussi pour affirmer la puissance de la vie dans la multiplication des genres et des sexes (Bourcier, Preciado), dans la multitude queer.
Le genre d’auteurs que nous sommes
Ce dossier a été réalisé par une multiplicité de figures qui ont en commun le fait d’être déclarées à l’état civil sous la lettre F ou bien à la sécurité sociale sous le chiffre 2, des femmes notamment, mais aussi des lesbiennes, des gouines, des transgenres. Nous sommes toutes des personnes transfrontalières, transculturelles, des sujets nomades, pour reprendre la figuration des sujets féministes de Rosi Braidotti. Nous traversons les langues, et c’est dans la multiplicité linguistique que ce projet a été réalisé. L’outil ? Cet appendice technologique de mon corps qui garde maintenant la mémoire des quelques 1200 mails témoins de l’intensité de nos échanges généralement affectés de joie.
Différentes par nos âges et par nos trajectoires de vie, nous avons maintenant en commun la « chambre à soi » qu’est ce numéro de Multitudes. Nous avons eu des conditions privilégiées pour le faire : nous bénéficions toutes des droits civils « universels », nous avons la jouissance d’une chambre avec serrure et d’un revenu, provenant souvent d’un emploi intellectuel, pour la plupart dans des universités. Mais avons-nous atteint notre liberté intellectuelle ? Car s’il est vrai qu’il faut sortir le féminisme de son enfermement dans l’académie, dans une réalité, comme celle de la France, où les Women’s studies se voient reléguées aux marges des universités, nous pouvons revendiquer le désir de voir naître un département comme celui de «History of Consciousness » de l’université de Californie à Santa Cruz, où a été produite une grande partie de cette vaste littérature, de cette riche réflexion dont nous sommes les héritières. Le désir d’un lieu où, par le décloisonnement des disciplines, on puisse avoir la possibilité de produire des « savoirs qui comptent ».