Entretien réalisé par Maurizio LazzaratoAvec le Pare (Plan d’aide au retour à l’emploi) il s’agit de
régler le marché du travail par le biais de restrictions dans l’accès au
salaire socialisé, de prévenir et de circonvenir ainsi une mobilité qui
est toujours un objet de conflit. Un dispositif qui s’inscrit
parfaitement dans la volonté du Medef de définir pour toute la classe
dirigeante une nouvelle discipline du travail.Maurizio Lazzarato – Comment en est-on est arrivé au Pare ?
Laurent Guilloteau – Le projet du Pare (Plan d’aide au retour à
l’emploi) découle directement du consensus politique autour de ce qui
est communément appelé « l’activation des dépenses passives ». En ce
sens, la réponse de Lionel Jospin au mouvement des chômeurs et précaires
en 1997-1998 était très claire : quelques aides financières et un fonds
d’urgence (le « milliard » Jospin) accompagnaient la réaffirmation d’une
orientation de principe, à savoir, le choix d’« une société fondée sur
le travail et non sur l’assistance. » Cette réponse était une fin de non
recevoir à la revendication d’un revenu garanti pour tous que portait le
mouvement. Depuis, des changements au sein du patronat organisé ont
permis à celui-ci de redevenir un acteur politique. Une fraction du
patronat issue des « services » (assurance, banque) construit
actuellement son hégémonie sur la faillite politique du patronat
industriel fordien de la métallurgie. Le Medef succède ainsi au CNPF et
propose un projet qui synthétise et approfondit la restructuration de
l’organisation du travail et de ses marchés à l’oeuvre depuis 25 ans.
Avec pour toile de fond la décomposition d’une droite en mal de projet,
le Medef initie une « refondation sociale » qui a, logiquement, pour
premier volet la réforme de l’assurance chômage. C’est bien la question
centrale de l’assiette du salaire socialisé, de son rapport au salaire
direct et à l’ensemble de la richesse sociale, qui se trouve reformulée
à l’initiative du capital. Qu’une telle offensive puisse avoir lieu
indique brutalement les limites de l’autonomie politique d’un mouvement
social qui ne parvient pas plus à transformer la gauche syndicale et
gouvernante en boucliers défensifs du « précariat » qu’à constituer
celui-ci en force organisée dans la durée…
Jeanne Revel – Avec le Pare, il s’agit à nouveau de régler le marché
du travail par le biais de restrictions dans l’accès au salaire
socialisé, aux formes de revenus qui, pour être fondées sur la
production sociale d’ensemble, ne dépendent pas directement de l’emploi
individuel. Il s’agit de prévenir et de circonvenir une mobilité qui est
toujours un objet de conflit : au-delà de l’idée reçue d’une précarité
toujours subie, la précarité de l’emploi est aussi un terrain
d’initiative pour des salariés. Par le biais de ces nombreux dispositifs
du salaire socialisé, c’est la régulation des flux de main d’oeuvre, le
contrôle de la mobilité sur les marchés du travail, qui est visé.
L’ambition du Medef est de contribuer à définir pour toute la classe
dirigeante une nouvelle discipline du travail, une discipline qui – hors
les murs de l’entreprise – règle la mobilité non seulement par des
contraintes renouvelées comme avec le Pare, mais également par des
incitations, ce dont témoignent tant le débat récurrent sur les «
trappes à pauvreté » que les projets de création d’un impôt négatif. Il
s’agit au fond d’une nouvelle mise en forme et d’une
institutionnalisation de tendances existantes de l’organisation générale
du travail. Le Medef a largement puisé dans l’idéologie social-libérale
de la gauche au pouvoir. Il s’est aussi très directement et très
concrètement inspiré de dispositifs mis en oeuvre par l’État, comme le
RMI ou les « emplois jeunes ».
M. L. – En quoi le Pare s’inspire-t-il du RMI ?
J. R. – Le Pare s’inspire largement, aux dires mêmes de Kessler, du
contrat d’insertion que tout rmiste est légalement supposé signer dans
les trois mois qui suivent l’ouverture de ses droits. La loi de 1992 qui
définit l’insertion en donne une acception assez large, et pour tout
dire un peu vague : il s’agit de tout ce qui contribue à la
participation de l’individu à la vie de la cité. Mais, de fait, quand un
rmiste est convoqué par un travailleur social pour signer un contrat
d’insertion il est très fréquemment contraint à la recherche d’emploi ou
à l’acceptation d’une formation. Il y a donc, comme dans le Pare (et son
corollaire le PAP, « Plan d’Action Personnalisé »), le « suivi
individuel » de l’allocataire en vue de l’adapter à l’offre d’emploi, et
ce, sous peine de se voir radié du dispositif.
L. G. – Dans les deux cas, le droit social n’est plus un droit
général, collectif, applicable à tel ou tel individu, mais un droit
subordonné à la signature d’un contrat individuel. Un contrat où prévaut
évidemment une asymétrie totale entre les deux parties : d’un côté,
l’institution de l’Etat ou l’institution paritaire et, de l’autre,
l’individu isolé qui joue son maintien dans l’allocation. Si le contrat
d’insertion du RMI constitue manifestement une matrice du Pare, c’est
que l’État, le capitaliste collectif, a joué un rôle pionnier dans ce
gouvernement du social par l’individualisation. On a souvent tendance à
l’oublier pour ne se souvenir que des tendances à l’individualisation au
sein des entreprises, au niveau des salaires, des horaires, etc., mais
les politiques sociales axées sur l’insertion ont fait plus que de
définir des « groupes cibles », elles ont permis de définir toujours
davantage l’existence « individuelle » comme terrain des politiques
publiques. À travers ces dispositifs triomphe un modèle de régulation
des rapports sociaux fondé sur la croyance à l’insertion individuelle.
Ce modèle a commencé à être mis en place dès la fin des années
soixante-dix, avec la création des stages Barre en 1976, suivie
rapidement d’autres mesures d’insertion, comme les TUC, les CES, et bien
d’autres. Ces dispositifs charrient avec eux une vision biologisante de
la société, vue comme un corps auquel il faudrait greffer (insérer) le
maximum d’individus. Cela passe par le contrat comme mode
d’individualisation, mais cela a aussi pu passer par la définition, par
les patrons de l’assurance, de « groupes à risques » non ou
difficilement assurables. D’un mécanisme d’assurance universalisant qui
permettait de massifier des droits, on passe à des définitions beaucoup
plus ciblées, prenant en compte des agrégats plus réduits, balkanisés
par leurs spécifications particulières et, idéalement, strictement
individuelles. Derrière le débat sur la soi-disant alternative entre «
assurance » (l’Unedic, assise sur les cotisations sociales) et «
solidarité » (les minima sociaux financés par l’impôt), émerge une
transformation complète de l’assurance sociale et du droit social. La
nouvelle « logique assurantielle » n’agrège plus la population, mais
tend à la diviser jusqu’à l’individu isolé. C’est l’invention de la
statistique au XIXe qui autorisa la création de l’assurance moderne. Les
risques sont alors conçus comme aléatoires, les mécanismes de
cotisations et de prestations d’assurance prolifèrent, jusqu’à la
sécurité sociale. Aujourd’hui, c’est ce processus de prolifération des
droits qui est clairement remis en cause au nom d’une logique comptable
qui connaît des raffinements incessants jusqu’à se présenter aujourd’hui
comme une théorie sociale du risque. La logique exemplaire à l’oeuvre
avec le RMI a été d’emblée une logique de traçabilité tout entière
imprégnée de l’idéologie atomisante et assitancielle du « travail social
» : les travailleurs sociaux ne doivent pas s’intéresser à des
catégories d’ayants droit mais à des individus porteurs de droits
sociaux, de handicaps etc. Le suivi individualisé devient l’alpha et
l’oméga des politiques publiques.
J. R. – Revenons par exemple à ce qui, dans le Pare, a suscité
nombre de réactions hostiles : la suppression de la référence à la
notion de qualification. Cette notion pouvait jusque là constituer un
garde-fou, limité, mais bien réel, contre les mesures d’insertion qu’on
tente d’imposer aux chômeurs : elle permet en effet de refuser un emploi
offrant des conditions moindres (en termes de salaire, de
responsabilités) qu’un emploi occupé précédemment. Evidemment, sur un
marché de l’emploi dominé par le travail précaire, l’efficacité de cette
référence est affaiblie ; néanmoins, en supprimant la notion de
qualification, qui renvoyait à des rapports collectifs, négociés, et en
la remplaçant par celle de compétence, on la fait passer à la moulinette
de l’institution et on en ressort la capacité à occuper tel ou tel
emploi, à assumer telle ou telle tache. Car les capacités d’un
allocataire vont évidemment s’ouvrant au fur et à mesure qu’il reste
chômeur. Là encore, c’est très clair dans le dispositif RMI : dans un
premier contrat l’allocataire est souvent tenu de chercher un emploi,
mais dans le secteur où il a été formé, où il a déjà exercé. S’il ne le
trouve pas, le prochain contrat consistera en une recherche étendue à
tout secteur d’activité. Si au bout d’un moment il ne trouve pas
d’emploi, il risque d’être radié. On passe donc d’une définition sociale
et collective, la notion de qualification, à une définition «
existentielle » de l’aptitude au travail.
L. G. – Maintenant il faut voir si et comment tout cela va
fonctionner et, au-delà du texte du Pare, comment joueront les rapports
sociaux réels. Ainsi, par exemple, la loi Aubry de 1992 sur le contrôle
des chômeurs connaît dans son application d’énormes variations locales
et conjoncturelles. Que faut-il entendre alors dans ce « suivi
individualisé » que le Pare prétend étendre à ceux, la moitié, des 2,4
millions de chômeurs officiellement recensés qui sont indemnisés ? La
posture workfariste d’imposition du travail obligatoire s’appuie sur
l’idéologie du travail, dominante dans nos sociétés, mais elle est
profondément irréaliste, même lorsqu’elle ne vise qu’une fraction
restreinte du précariat, comme c’est concrètement le cas avec le Pare.
Le workfarisme n’est que l’utopie négative du capital. En l’occurrence,
il faudrait créer 1,5 millions de postes de travail ou de places en
formation. Le Medef nous referait 1848 et les ateliers nationaux !? En
fait, il n’y pas plus d’atelier national que de grand ordinateur libéral
qui puisse aujourd’hui intégrer aux forceps le travail vivant dans le
carcan de l’emploi. Le contrôle caporalisé de la mobilité des chômeurs,
des précaires et des salariés, demanderait énormément de moyens. On le
voit y compris aux positions défendues par le gouvernement : ca coûtera
trop cher et rien n’est prévu pour financer le Pare, disaient-ils pour
justifier le refus d’agrément qu’ils ont initialement opposé au projet.
Le Medef de son coté entendait financer le Pare avec les économies
faites grâce aux radiations de chômeurs. Aubry est alors allée jusqu’à
mettre en doute la capacité des partenaires sociaux à radier de façon
aussi efficace qu’ils l’avaient fait eux mêmes avec le programme «
nouveaux départs » ! Le désaccord interne à la classe dirigeante, qui a
conduit le gouvernement à rejeter deux fois le projet du Medef et de la
CFDT, porte sur un problème d’efficacité, de légitimité institutionnelle
dans la répartition des domaines d’intervention (quelle est
l’institution qui mettra en oeuvre les sanctions et selon quelles
modalités ?), non sur l’idéologie du travail en tant que telle.
M. L. – le projet de la Refondation sociale vise à établir, de
manière politique, ce qui relève de l’assurance et ce qui relève de
l’assistance, ce qui relève de la cotisation et ce qui relève de
l’impôt, car il est de plus en plus difficile de distinguer ces deux
concepts. Ceux qui n’ont pas la capacité de financer leur fonds de
pensions, leur propre assurance maladie, ceux qui ne sont pas solvables,
ceux-là relèvent de la charité de l’Etat.
J. R. – Dans le système actuel de l’assurance chômage, la cotisation
est obligatoire pour le salarié mais l’ouverture de droits dépend du
montant acquitté. Le régime d’assurance chômage apparaît ainsi à
beaucoup de concernés comme un racket pur et simple, particulièrement
parmi les chômeurs non-indemnisés, majoritaires puisque seuls 4 chômeurs
inscrits sur 10 perçoivent une allocation chômage. Nombreux sont les
travailleurs précaires qui financent le régime sans parvenir à ouvrir
des droits. L’adoption du Pare va venir légitimer le fait que cette
assurance soit censitaire et discriminatoire.
L. G. – Il ne s’agit pas exactement de ne couvrir que des salariés
solvables mais plutôt de n’assurer des garanties qu’aux salariés
nouvellement définis comme « employables ». Les autres seraient
effectivement laissés à des mécanismes de solidarité gérés par l’État.
Là encore le Medef n’innove guère, cette pente de la division des
domaines entre paritarisme et État au sens strict est celle suivie
depuis le début des années quatre-vingt, moment où a été consacrée la
pieuse division entre assurance et solidarité. Depuis, la gauche joue à
se faire peur en agitant le spectre d’une révolte fiscale. Comme dans la
Californie reagannienne, les « classes moyennes », base électorale de la
gauche, risqueraient de faire défection par refus des prélèvements
fiscaux et sociaux. On se retrouve avec une gauche qui veut baisser les
prélèvements et des assureurs qui ne veulent plus assurer… Avec le
Pare, les trois patrons s’entendent, par delà des différends sur la
manière de faire fonctionner les dispositifs : le patron syndical,
malgré quelques tiraillements, voit maintenue la reconnaissance de sa
représentativité, le patron collectif (l’Etat) a apparemment joué son
rôle de défenseur de l’« intérêt général » et le patronat privé organisé
voit reconnue sa capacité à modeler le social au-delà de l’entreprise.
Le plus ahurissant est que dans la gauche politique ou syndicale, il n’y
a pas eu l’ombre d’un discours réformiste cohérent. On aurait pu
s’attendre à quelques envolées libérales, au sens culturel cette fois,
qui auraient défendu la nécessité d’une prise en charge collective de
l’entretien des compétences, l’aménagement d’un droit à la formation
pour que les moyens de parvenir à l’employabilité soient offerts ; on
pouvait s’attendre a ce que soit promu par cette gauche travailliste un
modèle tendant vers un trainingfare, des obligations de formation
imposées aux allocataires, comme dans le modèle norvégien ou danois,
mais ils n’ont même pas été capables de formuler cela. L’offensive
moralisatrice, qui fait individuellement des chômeurs les responsables
de leur situation, fait si résolument écho au travaillisme de la gauche
que celle-ci n’a rien à lui opposer de substantiel.
J. R. – Reste que, aussi insuffisante qu’a pu être la mobilisation
contre le Pare, la seule alternative cohérente a été formulée par les
mouvements de chômeurs et précaires : il faut en finir avec le
paritarisme, cette « exception française » qui confie la gestion des
caisses d’allocation chômage, mais aussi de retraites, à quelques
milliers de bureaucrates syndicaux et de représentants patronaux, sans
que les premiers concernés aient jamais voix au chapitre ; il faut
casser cette distinction factice qui n’a déjà que trop servi entre «
assurance » et « solidarité » et créer un système unifié d’indemnisation
du chômage et de la précarité sous la forme d’un revenu garanti pour
tous. L’enjeu est que, par delà la nécessaire protection sociale des
risques de perte d’emploi, les formes d’emploi précaires et
intermittentes qui se généralisent fassent enfin, elles aussi, l’objet
de normes sociales attribuant aux salariés qui les vivent une garantie
de revenu. Cela revient à mettre en question le rôle supposé central des
entreprises capitalistes dans la production de richesses pour le
reconnaître enfin au travail vivant en tant que tel. Tel est sans doute
le pas qu’aucune fraction de la classe politique n’est prête à franchir.
M. L. – Comment aprécier la création par le gouvernement Jospin
d’une « prime à l’emploi », forme de crédit d’impôt à la française,
visant à remplacer la basse de la CSG retoquée par le Conseil
constitutionnel.
L. G. – Plusieurs mois après avoir exprimé personnellement son
accord sur la « philosophie » du Pare au baron Sellière, le Premier
ministre vient de décider de créer une « carotte fiscale » pour les
salariés pauvres, en poste et au chômage. L’accord sur les coups de
bâtons laissait en effet entière la question des carottes. À l’adhésion
sous contrainte à la « société fondée sur le travail » exigée d’une
partie des précaires, prochainement contraints à la signature d’un
contrat Pare individuel, vient ainsi s’ajouter un mode d’adhésion «
volontaire » : l’allocataire entrant en contrat de travail, réintégrant
l’emploi, voyant, grâce à cette prime fiscale, son dynamisme récompensé
par une hausse effective de revenu. Il s’agit, encore une fois, pour qui
veut bien le voir, d’une réponse à l’exigence centrale portée par les
mouvements de chômeurs et précaires, celle d’un revenu garanti pour
tous. Le « mécanisme d’intéressement » permettant le cumul partiel de
l’allocation RMI et d’un salaire direct avait été en son temps élargi
par la loi « contre » les exclusions d’Aubry, mais même étendu à
l’allocation spécifique de solidarité, ce dispositif restait peu
lisible, très partiel et limité dans le temps ; il apparaissait trop
timoré, comme le sont le plus souvent les « réformes » cosmétiques
opérées par la gauche de gouvernement.
Ce que le mouvement de l’hiver 97/98 avait obtenu, c’est de voir sa
demande de garantie de revenu retraduite dans les termes de la classe
dominante : pour les salariés pauvres, pour le précariat, le moyen
d’obtenir du revenu doit être le retour à l’emploi. Faute d’une nouvelle
phase de conflit ouvert, il aura fallu attendre une période prolongée de
croissance et la proximité d’échéances électorales pour voir cette
réponse (« garantissez votre revenu par l’emploi ») être approfondie.
Aujourd’hui c’est un mécanisme beaucoup plus général (les socialistes
visaient 9 millions de « bénéficiaires » pour la ristourne de la CSG, il
est prévu de distribuer 25 milliards en trois ans) qui est instauré.
Faute de réforme fiscale, il faut certes produire une image « équilibrée
» de la politique gouvernementale : les ristournes consenties aux nantis
(43 milliards d’impôts sur le revenu en trois ans, 120 milliards de
baisse globale des impôts) doivent être accompagnées d’un minimum
philanthropique pour les démunis.
Avec des objectifs affichés (favoriser la reprise d’emploi), des
objectifs moins explicites (construire les bases de la « nouvelle
alliance », classes moyennes, classes populaires et exclus, théorisée
par les socialistes) la « prime à l’emploi » du gouvernement charrie
évidemment son lot de leurres idéologiques destinés à entretenir la
confusion. Ainsi, lorsqu’on lit que cette « prime » permet d’écarter une
hausse du SMIC qui ferait « passer du terrain fiscal au terrain salarial
»[[Dixit Martine Aubry selon Le Monde, du11/01/01, on retrouve la
fallacieuse distinction théologique du salarial et du fiscal défendue
par Bernard Friot. Cette distinction nominaliste qui séduit tant les
syndicalistes qui croient y trouver un moyen de résister
intellectuellement aux profondes restructurations du salariat opérées
depuis 25 ans, éblouit des syndicalistes qui continuent à refuser
d’admettre la portée politique de la revendication du revenu garanti,
bien que cette distinction ne soit opérée ici que pour mieux renforcer
cette articulation. Les intellectuels du pouvoir ont d’ailleurs préparé
le terrain en ce sens ces dernières semaines.
J. R. – Je vais citer l’un d’entre eux : « Une garantie de revenu
minimum est certainement l’une des obligations d’un État moderne. Le
secteur privé ne remplira pas cette fonction d’assurance. Mais la
théorie économique en indique les dangers. Une garantie trop proche du
salaire minimum, et le danger existe que certains profitent du système
et d’autres aient peu de motivation à prendre un travail au Smic. […
Les incitations à l’emploi sont de fait bien faibles […. Le travail
d’un économiste de gauche est de réfléchir à la meilleure façon de
combiner ces instruments : salaire minimum pour éviter les abus, revenu
minimum pour éviter les drames, impôt négatif pour éviter les effets sur
l’emploi. »[[Olivier Blanchard, professeur au MIT, « Être de gauche n’est pas
être ignorant », Rebonds, Libération, 8 janvier 2001.
Chacun peut observer que c’est justement sur le terrain des dépenses
publiques (les minima peuvent d’ailleurs être définis comme des crédits
d’impôt, des formes d’impôt négatif) que se joue en grande partie la
question du salaire : ce qui risque de bousculer le SMIC c’est, bien
davantage, pour l’instant du moins, que des grèves salariales de
smicards, l’inappétence des précaires pour un salaire aussi minimal que
le SMIC.
Comment comprendre autrement la « pénurie » de main d’oeuvre dans le
bâtiment, l’hôtellerie, la restauration (la récente grève chez MacDo ou
celle qui est en cours chez Pizza Hut s’appuient sur cette « pénurie »)
et autres secteurs à bas salaires ? Comment ne pas voir que le « crédit
d’impôt » est justement un élément de socialisation du salaire direct,
conçu pour favoriser l’acceptation des bas salaires, un élément
déterminant pour tenter de prolonger provisoirement une « modération
salariale » de plus en plus problématique.
Contrairement à l’opinion courante, lorsque les mouvements de chômeurs
et précaires disent qu’il faut un revenu garanti au SMIC, ils ne sont
pas si éloignés des pratiques mises en oeuvre par les précaires
eux-mêmes. Dire aujourd’hui « SMIC pour les chômeurs et précaires » cela
implique que l’acceptation d’un emploi soit subordonnée à l’obtention
d’un salaire nettement supérieur. Le SMIC mensuel a été détruit comme
minimum salarial, de nombreux salaires lui sont inférieurs, il s’agit
tout simplement rien de moins que d’essayer de le réinstaurer comme
minimum. Qu’une telle revendication soit tout simplement explosive pour
la société salariale ne devrait effrayer que ceux qui tirent avantage de
son pénible maintien.